"Je commence à manger en vitesse dans le brouhaha d'une cantine. La salade manque de sel et la salière n'est pas sur la table. Normalement, elle devrait être là. C'est comme ça que je l'ai remarquée, parce qu'elle n'était pas là, comme toujours. À l'écart, en attente. Disponible, sachant se faire oublier. Quand elle est là, personne ne la remarque jamais. Son rôle juste être là. Au cas où. Si par hasard. (..) La salière est une chose à éclipses. Une intermittente. Elle assure seule la permanence, la continuité. Sa stabilité lui incombe, ce n'est pas votre problème. Tout ce que vous lui demandez, c'est d'être toujours en mesure de tenir son rôle. N'importe quand, à l'improviste. Samu de la saveur. Perpétuellement à disposition.
(..) Ce qui fut rareté, bien très précieux, énigme est désormais totalement commun. Répandu, pratiquement sans valeur. Aucun restaurant, même le plus pauvre, ne vous facture l'usage de la salière. Signe de civilisation: l'intégration dans l'ordinaire quotidien d'une ancienne rareté. Elle est si totalement fondue dans l'évidence commune qu'on a perdu jusqu'au souvenir de son caractère autrefois exceptionnel. La salière, pour qu'elle fasse son office, il faut le plus souvent lui mettre la tête à l'envers, la renverser, un moment. Pas trop. Une quantité très faible est suffisante. À condition de mélanger, tourner, dissoudre. À condition de ne pas confondre les poudres blanches aux effets opposés, qu'à l'œil presque rien ne distingue. Reprenez tous ces traits. Banalisée. Tête à l'envers. Petite quantité. Bien mélanger. Ne pas confondre avec ce qui paraît, vu vite, tout semblable. Tout cela n'évoquerait-il pas, précisément, l'intelligence? L'antifadeur est un combat étrange."
R-P DroitAmusante réflexion qui vous aidera sans doute à reprendre vos tâches quotidiennes avec la motivation de ce modeste appoint ménager qu'est la salière.
Lu dans:
Roger-Pol Droit. Dernières nouvelles des choses. Odile Jacob Poches. 230 pages. Extrait p. 50
Roger-Pol Droit. Dernières nouvelles des choses. Odile Jacob Poches. 230 pages. Extrait p. 50
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