03 mai 2007

Le pain quotidien

"Si le pain se « suffit à lui-même », c'est parce qu'il est multiple, non pas en ses sortes particulières mais en son essence même car le pain est riche, le pain est plusieurs, le pain est microcosme. En lui s'incorpore une assourdissante diversité, comme un univers en miniature, qui dévoile ses ramifications tout au long de la dégustation. L'attaque, qui se heurte d'emblée aux murailles de la croûte, s'ébahit, sitôt ce barrage surmonté, du consentement que lui donne la mie fraîche. Il y a un tel fossé entre l'écorce craquelée, parfois dure comme de la pierre, parfois juste parure qui cède très vite à l'offensive, et la tendresse de la substance interne qui se love dans ses joues avec une docilité câline, que c'en est presque déconcertant. Les fissures de l'enveloppe sont autant d'infiltrations champêtres: on dirait un labour, on se prend à songer au paysan, dans l'air du soir; au clocher du village, sept heures viennent de sonner; il essuie son front au revers de sa veste; fin du labeur.

À l'intersection de la croûte et de la mie, en revanche, c'est un moulin qui prend forme sous notre regard intérieur; la poussière de blé vole autour de la meule, l'air est infesté de poudre volatile; et de nouveau changement de tableau, parce que le palais vient d'épouser la mousse alvéolée libérée de son carcan et que le travail des mâchoires peut commencer. C’est bien du pain et pourtant ça se mange comme du gâteau ; mais à la différence de la pâtisserie, ou même de la viennoiserie, mâcher le pain aboutit à un résultat surprenant, à un résultat... gluant. Il faut que la boule de mie mâchée et remâchée finisse par s'agglomérer en une masse gluante et sans espace par où l'air puisse s'infiltrer; le pain glue, oui, parfaitement, il glue. Qui n'a jamais osé malaxer longuement de ses dents, de sa langue, de son palais et de ses joues le cœur du pain n'a jamais tressailli de ressentir en lui l'ardeur jubilatoire du visqueux. Cc n'est plus ni pain, ni mie, ni gâteau que nous mastiquons alors, c'est un semblant de nous-mêmes, de ce que doit être le goût de nos tissus intimes, que nous pétrissons ainsi de nos bouches expérimentées où la salive et la levure se mêlent en une fraternité ambiguë."

Muriel Barbery . Une gourmandise (4)

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