05 mai 2007

le goût de la chouquette

"J'avais quinze ans, je sortais du lycée, affamé comme on peut l'être à cet âge, sans discernement, sauvagement et pourtant avec une quiétude que je me rappelle seulement aujourd'hui, et qui est juste ce qui fait si cruellement défaut à toute mon œuvre. Toute mon œuvre que ce soir je donnerais sans regret, sans l'ombre d'un remords ni l'amorce d'une nostalgie, pour une seule et dernière chouquette de supermarché.

J'ouvrais le sac sans ménagement, je tirais sur le plastique et agrandissais ensuite grossièrement le trou que mon impatience y avait formé. Je plongeais la main dans le sac, je n'aimais pas le contact gluant du sucre déposé sur les parois par la condensation de la vapeur. Je détachais précautionneusement une chouquette de ses congénères, je la portais religieusement à ma bouche et je l'engloutissais en fermant les yeux. On a beaucoup écrit sur la première bouchée, la deuxième et la troisième. On a dit beaucoup de choses justes à ce sujet. Toutes sont vraies. Mais elles n'atteignent pas, et de très loin, l'ineffable de cette sensation-là, de l'effleurement puis du broyage de la pâte humide dans une bouche devenue orgasmique. Le sucre imbibé d'eau ne croquait pas: il cristallisait sous la dent, ses particules se dissociaient sans heurt, harmonieusement, les mâchoires ne le cassaient pas, elles l'éparpillaient en douceur, dans un indicible ballet fondant et croustillant.

La chouquette adhérait aux muqueuses les plus intimes de mon palais, sa mollesse sensuelle épousait mes joues, son élasticité indécente la compactait immédiatement en une pâte homogène et onctueuse que la douceur du sucre rehaussait d'une pointe de perfection. Je l'avalais rapidement, parce qu'il y en avait encore dix-neuf autres à connaître. Seules les dernières seraient mâchées et remâchées avec le désespoir de la fin imminente.

Je me consolais en songeant à la dernière offrande de ce sachet divin: les cristaux de sucre déposés tout au fond, en souffrance d'un chou auquel s'agripper, et dont je fourrerais les dernières petites sphères magiques, avec mes doigts poisseux, pour terminer le festin d'une explosion sucrée."

Muriel Barbery. Une gourmandise. (6)

On termine. au terme d'une quête éperdue, arrivé en fin de vie, notre critique gastronome retrouve inopinément la saveur perdue qu'il traquait afin d'en savourer la sensation une dernière fois avant de mourir. On l'aura deviné, comme dans Proust, elle l'amène aux années sauvages de ses quinze ans, sur le chemin du retour de l'école, insouciant et avide de tout. Le goût de la chouquette...

Pour ceux qui ignorent comment se prépare une bonne chouquette, la page de Wikipedia qui lui est consacrée lèvera les incertitudes: http://fr.wikipedia.org/wiki/Chouquette
________________________________________________________________________________________

Aucun commentaire: