06 janvier 2021

Contaminés ou non, nous vivons tous comme des malades

 "Il n'existe que des versions de nous-mêmes, auxquelles nous n'avons pas adhéré pour beaucoup et dont nous voulons nous protéger pour la plupart. (..) Et c'est la nature aléatoire de notre rencontre avec notre moi déjà connu qui suscite une légère vague d'inquiétude."                     Toni Morisson




La récente classification des personnes à vacciner en priorité, résidents en maisons de repos, personnel soignant, personnes à risque, etc... ne constitue qu'un avatar des subdivisions que le subtil coronavirus a inoculé dans notre société depuis près d'un an. Derrière les fonctions "non-essentielles", empêchées de fonctionner, se cachent des personnes en souffrance autant matériellement que moralement: être étiqueté de non-essentiel est une honte, d'autant plus injuste qu'elle est aléatoire. On note au passage la violence de cette nouvelle hiérarchie, à laquelle s'ajoute la césure entre humains normaux et "personnes à risque", malades discrets dont la fragilité est révélée au grand jour, là où on pouvait être fragile sans que les collègues, la famille ou les voisins le sachent. Comme le souligne Claire Marin, philosophe des épreuves de la vie en raison de son propre parcours, "cette crise nous piège dans une visibilité contrainte, elle nous rend transparents malgré nous, elle dit qui nous fréquentons (lorsque nous devons identifier des cas contacts, notre identité avant de passer commande à table, l'endroit de villégiature dont nous rentrons), elle rend publique une partie de ce qui restait encore, dans cette époque de la grande exhibition, secret ou privé." Sans oublier la logique sanitaire qui crée des malades potentiels, désigne comme vulnérables des personnes âgées qui ne se seraient jusqu’alors pas définies comme telles, fragilité décrétée et expérience violente, comme un vieillissement soudain et accéléré. 

Classification exacerbée également par l'ouverture de notre intimité aux regards extérieurs lors des téléconférences professionnelles "qui donnent à voir l’envers du décor : les intérieurs bourgeois, bohèmes, minimalistes ou surchargés de nos collègues, des artistes, des journalistes, des responsables politiques, les bibliothèques imposantes ou les étagères en kit, les lits superposés ou les grandes baies vitrées, les vis-à-vis oppressants ou la vue sur la mer. Le domaine privé l’est encore un peu moins qu’auparavant. Nous sommes entrés les uns chez les autres sans hospitalité." Insensiblement la pandémie s’est immiscée dans nos vies, dans nos gestes, nos habitudes et notre imaginaire: contaminés ou non, nous vivons tous désormais comme des malades, qui se protègent comme ils peuvent en désignant de plus malades qu'eux. 



Lu dans:
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed Christian Bourgeois. 2018.  92 pages.
Claire Marin. Contaminés ou non, nous vivons tous comme des malades. Propos recueillis par Nicolas Truong. 27 décembre 2020. Le Monde 

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