04 janvier 2025

Du pain pour les oiseaux et pour la vie

 "En approchant, je ralentis toujours le pas. À peine, mais je ralentis. Instinctivement. Et j'inspire à pleins poumons. Je ferme les yeux parfois, une seconde, pour concentrer mes sens sur l'odorat. Même si je n'entre pas, je ralentis. Et je respire. La bonne odeur du pain chaud.

La boulangerie au coin de la rue propose des fournées plusieurs fois par jour. Je connais les horaires. Il m'arrive de faire un détour pour humer ce parfum inimitable. Je me poste discrètement devant la bouche d'aération, là où sortent les effluves tièdes. Et je respire. Plus qu'une satisfaction gourmande, j'y trouve un apaisement. Certains se ressourcent à l'air pur de la campagne ou de la montagne, dans les embruns salés de l'océan. Moi, c'est devant une boulangerie que je reprends pied. Le pain exprime la chaleur du four, le travail de l'homme, les épis dans les champs, la générosité de la terre, la nourriture de toujours. Ça sent le réconfort, l'inaltérable. Sur cette odeur, je peux m'appuyer. Elles convoquent les tartines beurrées, trempées dans le café, les quarts de baguette garnis de carrés de chocolat, les tranches épaisses avec le fromage et le vin, les canapés toastés les jours de fête. Et le pain rassis émietté pour les oiseaux sur le rebord de la fenêtre." 
                                    Anne-Dauphine Julliard


Un beau texte qui nous offre pour ce début de weekend une madeleine de Proust actualisée. A La Panne par exemple, premières vacances "à la mer", je marche à peine mais l'odeur entêtante des baguettes chaudes m'est restée. 


Lu dans:
Anne-Dauphine Julliard. Ajouter de la vie aux jours. Les Arènes 2024. 140 pages. Extrait p 110

03 janvier 2025

Eteules

   "Les éteules sont ces chaumes qui restent dans les champs après qu’on les a moissonnés. Elles forment un vaste tapis, un paillasson plutôt, qui s’étend, jaune cuivré, jusqu’aux lointaines limites de la parcelle. Un territoire sans fin à hauteur d’enfant, où les gamins, justement, peuvent courir à perdre haleine. Comme ces bords de mer irrésistibles qui donnent envie de se précipiter vers le grand horizon où les lignes se mêlent."
                                Francis Grembert


Magie des mots, "éteules" par exemple que je ne connaissais guère, et la description qu'en donne Francis Grembert. On lit et on replonge en enfance. Souvenirs des grands espaces vierges invitant à courir vers un horizon qu'on imagine. Un jour j'interrogeais un de mes fils, la veille d'un très long périple tentes/vélos avec sa nombreuse famille, sur les motivations de pareille aventure. "Pour connaître une fois encore l'ivresse du départ le premier jour, calé sur sa selle, la longue route s'ouvrant devant nous sans pouvoir imaginer ce qu'on va découvrir jour après jour."  Qui ne rêve de connaître pareille ivresse dans un quotidien morne?


Lu dans :
Francis Grembert. Les Deux Tilleuls. Arléa. 2025. 112 p

02 janvier 2025

La boulangerie normande

 "Je croise ce matin un enfant qui portait sous le bras une baguette fraîche. Il s'est arrêté à ma hauteur pour déchirer le croûton et mordre à pleines dents la croûte craquante. J'ai souri. De ce geste immémorial. De cette tradition ancestrale. Combien de pains arrivent à destination privés de leur tête ? Quand Gaspard était allé acheter le pain tout seul pour la première fois et qu'il était rentré avec un air contrit et une baguette copieusement entamée, j'avais jubilé sans rien dire. La coutume perdure. L'instinct des petits bonheurs l'emporte, les joies simples se transmettent. Dans le croustillant du quignon et le moelleux de la mie."

                            Anne-Dauphine Julliard


La boulangerie normande a fermé ses portes. Les clients s'y pressaient en file sur le trottoir le dimanche, insensibles à son cadre vieillot et au temps d'attente. On s'habitue progressivement aux volets baissés, mais le matin on guette encore l'odeur du pain frais. Ce qui fait le bonheur d'une journée est imperceptible, mais on ne s'en aperçoit que lorsqu'il disparaît.


Lu dans:
Anne-Dauphine Julliard. Ajouter de la vie aux jours. Les Arènes. 2024. 140 pages. Extrait p 112

01 janvier 2025

Première page

 

"Le plus beau des océans
est celui que l’on n’a pas encore traversé.
Le plus beau des enfants
n’a pas encore grandi.
Les plus beaux de nos jours
sont ceux que nous n’avons pas encore vécus.
Et les plus beaux des poèmes que je veux te dire
sont ceux que je ne t’ai pas encore dits."
                                Nâzim Hikmet


Première heure du premier jour, quel calme dans la rue, toute pétarade et feux de bengale éteints. Interdits, il n'y en eut jamais autant, le plaisir de transgresser crée une impression d'aventure à celui qui n'a rien à vivre. Il reste comme un fond de migraine,  tenace, une mauvaise ivresse sans avoir bu. Première page d'un nouveau cahier, Qu'y écrirons-nous?  


Lu dans:
Nâzim Hikmet. Il neige dans la nuit et autres poèmes. 1945