06 novembre 2024

Que cache une victoire?

 "Regarde bien, petit, regarde bien sur la plaine là-bas
à hauteur des roseaux, entre ciel et moulin
y'a un homme qui vient, que je ne connais pas.

Est-ce un lointain voisin, un voyageur perdu
un revenant de guerre, un montreur de dentelles ?
est-ce un abbé porteur
de ces fausses nouvelles qui aident à vieillir
ou n'est-ce que le vent qui gonfle un peu le sable
et forme des mirages pour nous passer le temps ? (..)

Regarde bien, petit, regarde bien, sur la plaine là-bas
à hauteur des roseaux, entre ciel et moulin
y'a un homme qui part, que nous ne saurons pas
tu peux ranger les armes."
                        Jacques Brel

 

La toute récente victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines nous interroge. Comment tant de mensonges, d'insultes, de grivoiserie assumée, de haine de l'autre, de manichéisme peuvent-ils propulser un candidat jusqu'au pouvoir, et où se trouvent tant d'électeurs si différents de nous pour le soutenir? L'exprimer ainsi introduit pourtant déjà, sans que nous en ayons conscience, dans la fantasmagorie patiemment construite d'une société faite de bons et de méchants sans nuance de gris. Une vigilance quotidienne pour nous garder des petites victoires sournoises de l'entre-soi prôné par le nouveau président s'impose.

Un tout récent et amusant épisode m'a interpellé. Dimanche en soirée, sonne à la porte un homme jeune, d'origine africaine, en quête de câbles de batterie. L'auto de sa maman, à 200 mètres, est immobilisée et elle doit rentrer en province. Aurions-nous une voiture en ordre de marche pour la brancher? Un appel à l'aide limpide, qui donne lieu évidemment à une réponse positive spontanée. Sauf que, pour la première fois de ma vie, les questions satellites immédiates suspectant l'arnaque fusent: ne va-t-il pas rapidement demander de l'argent, pourquoi sonne-t-il chez nous et pas chez les voisins , sa mère est-elle bien sa mère, ne cherche-t-il pas à s'introduire, sa voiture est-elle bien en panne, pourquoi n'appelle-t-il pas un service de dépannage?  Au terme de dix essais infructueux, la vieille auto a redémarré, la maman a regagné son lointain domicile, notre voiture est intacte et nous n'avons pas été volés. Mais je m'interroge encore: comment est-il imaginable que pour un cas aussi banal qu'une panne de batterie j'aie pu, ne serait-ce que brièvement, me laisser polluer le psychisme par des craintes inspirées davantage par la lecture des journaux que par mon  vécu personnel? Comme le chante Jacques Brel, "ne serait-ce que le vent qui gonfle un peu le sable, et forme des mirages pour nous passer le temps" ?  Nous ne saurons pas, on peut ranger les armes, mais indéniablement cet incident constitue une petite victoire de la pensée trumpienne.


Lu dans:
Jacques Brel. Regarde bien petit.  Warner Chappell Music France. Dans l'album J'arrive (Vol.12). 1968. Barclay


04 novembre 2024

Entre les masques d'Ensor et la piéta de Michel Ange, quels morts fêtons-nous?

        

"De guerre lasse, j'ai fini par me laisser convaincre qu'Halloween n'était pas uniquement une mascarade commerciale à l'américaine, mais puisait ses sources dans les fêtes celtiques célébrant le passage du monde de la lumière à celui de l'ombre."
                        Armand Lequeux


Rentrant d'Irlande à l'instant, les yeux piquent encore de la luminosité particulière de ses paysages sublimes alternant brume et soleil... et de l'omniprésence d'Halloween. Au point de reconsidérer l'appréciation négative que nous avions de cette fête parfois considérée comme dévoyée. Intégrer la mort dans une sorte de parodie joyeuse, tenir à distance les peurs qu'elle suscite en se grimant, derrière des masques, des citrouilles évidées, des chapeaux  de sorcières aux cris sardoniques, quêtant des friandises de porte en porte en menaçant de jeter un sort... Bref exorciser la peur en éclairant nos rues  soudain redevenues farceuses ne constitue-t-il pas la plus belle des préparations à la Toussaint, où ces mêmes sentiments se revivent, apaisés, partagés religieusement en famille dans le respect de ces ancêtres parfaits dont l'exemple devrait nous imprégner encore?  Et posons-nous la question qui fâche: si, morts, nous est donnée la chance d'un bref retour parmi ceux qu'on aime , où irions-nous? Avec les gosses déguisés en diables demandant des bonbons en sonnant aux portes, dans les rires et les grimaces, ou dans nos tombes espérant voir arriver vers 11 heures un chrysanthème promenant un humain, ayant parfois oublié la route jusqu'à notre nouveau logement? Une petite prière, une larme furtivement écrasée, trente ans déjà, tu te rends compte, le temps passe vite, on époussette la dalle des feuilles ocres qui s'y incrustent, on se promet de  revenir l'an prochain, rassurés : nos morts vont bien.

Insensiblement, je mesure que les temps changent à la modification que je me remarque moi-même. J'étais Toussaint, et je deviens progressivement Halloween, l'exubérance farceuse a remplacé la dignité du culte des morts, que je conserve néanmoins par atavisme familial. Mais L'expérience irlandaise, la joie réelle ressentie dans les rues et les hôtels, les fausses sorcières et les vrais morts m'ont fait comprendre enfin - Halloween et Toussaint confondus -  qu'il s'agit des mêmes  personnes chères réapparaissant dans nos vies un laps de temps court et tonique pour nous rappeler qu'aucune disparition n'est définitive.

Lu dans:
Armand Lequeux. Quand fleurissent nos cimetières. LLB. 31 octobre 2024.