29 mai 2024

Petits secrets de cœur

 "Dans la sierra andalouse, quand une femme sentait la mort venir, elle brodait un coussin en forme de cœur qu'elle bourrait de bouts de papier sur lesquels étaient écrits ses secrets, avant de le refermer à l'aiguille et de mourir légère. À sa mort, sa fille aînée en héritait avec l'interdiction absolue de l'ouvrir. (..) Le tissu élimé, réduit par endroits à sa trame, laissait voir les morceaux de papier qu'il contient. Cœur où nul n'allait fourrer son nez, car on dit que le cœur d'une mère ne doit pas être ouvert. Les femmes de cette famille n'avaient pas grand-chose à s'offrir, pas de terre, pas de maison, pas de bijoux, mais elles savaient toutes écrire, elles s'enseignaient ça de mère en fille, et leurs cœurs débordaient de secrets. Un cœur bien rempli est-il le signe d'une vie riche? Écrit-on davantage quand on a aimé ? Quand on a vécu intensément? Quand on a voyagé ? "

                                Carole Martinez



Sommes-nous écrits par ceux qui nous ont précédés ? Jusqu'où notre histoire prolonge-t-elle l'histoire familiale que ces cœurs interdits contiennent et dont on ne sait rien? Il faudrait déchirer ces cœurs pour le savoir, mais mieux vaut peut-être laisser aux morts leurs secrets, et ne pas savoir. Avoir l'assurance que les petits bouts de papier ne seront pas lus permet de tout leur confier, et offre aux enfants une page blanche où écrire leur propre vie sans référence au passé. Mais la présence silencieuse du cœur dans l'armoire rassure: ce que tu vas vivre, je l'ai sans doute aussi vécu, vis à ton tour. 


Lu dans:
Carole Martinez. Les roses fauves. NRF. Gallimard. 2020. 348 pages. Extrait pp 14-15


28 mai 2024

Sur les prés d'herbe fraîche

 "Le mouton a craint le loup toute sa vie. Mais c'est le berger qui l'a mangé »

                                    Dicton géorgien


Quoi de plus protecteur qu'un berger, et ses chiens, dans une montagne paisible? Aussi loin que remonte notre histoire, il se trouve toujours un psaume, un conte, un auteur du terroir pour assimiler le pasteur à une entité supérieure bienveillante qui prend soin du plus faible et le garde du loup et des autres prédateurs. Il faut se méfier de ce qui vous protège, comme le rappelle le destin de la volaille qui considère avoir le meilleur maître au monde, qui la nourrit chaque jour, la loge, la chauffe jusqu'au jour où elle passe à la casserole.  

Courage, fuyons

"Si l'on s'en tenait à la façon dont les oiseaux s'envolent à notre approche, on pourrait croire qu'ils ont eu vent de l'histoire universelle et de ses carnages, de ses tueurs en série et de ses coups fourrés. Il m'arrive d'éprouver de la honte, devant le regard des animaux qui se détournent de nous."

                                Gérard Macé




C'est vrai pour les oiseaux, mais aussi pour les lapereaux, l'écureuil et le jeune chevreuil qui détalent à notre arrivée dans notre verger du Pajottenland, on n'est jamais assez prudent avec l'homme. On se console en ne voyant pas fuir devant nos pas les voisins de la rue ni leurs enfants venir nous dire bonjour. L'essentiel est sauf.


Lu dans:
Gérard Macé. Pensées simples. NRF Gallimard. 2011. 240 pages. Extrait p.113

27 mai 2024

Notre-Dame brûle

 

      "On meurt pour une cathédrale. Non pour des pierres."
                   Antoine de Saint-Exupéry


A toute catastrophe surgit une chance. C'est l'enseignement qui ressort de la série documentaire  en trois volets réalisée par Vincent Amouroux consacré à la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris après l'incendie qui l'a ravagée. Comme le rappelle un intervenant, l'histoire des cathédrales n'est qu'un long récit d'incendies suivis de reconstructions.  On découvre une enquête minutieuse et passionnante qui nous emmène auprès des archéologues, des historiens de l’art, des géologues, des ingénieurs structure et numérique, mais aussi des spécialistes du verre, du bois, du métal et de l’acoustique, mobilisés par ce chantier d’une envergure inédite. Une aventure humaine et scientifique exceptionnelle, au cours de laquelle sont explorés pour la première fois, de la flèche aux fondations, des espaces de la cathédrale restés cachés pendant plus de huit siècles. Occasion inespérée de percer les secrets de construction utilisés par les bâtisseurs du 12ème siècle qui permirent à la fois de reculer les frontières de la hauteur et de la légèreté, perçant les murs de trouées de lumière et de vitraux qui résistèrent aux siècles et miraculeusement au dernier incendie. Le gothique flamboyant, c'est aussi massif qu'un éléphant qui aurait la légèreté d'une libellule, mais c'est aussi créer du lien entre la matière et le sacré, permettant à l'être humain de s'évader un court moment de son quotidien vers un infini aussi lumineux que coloré. On reste rêveur devant tant d'énergie et de talents consacrés à une reconstruction, en si peu de temps, qui ne s'explique que par la symbolique d'un édifice qui dépasse le cadre religieux pour rejoindre l'universel.


Lu dans: 
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes (1939)
Notre-Dame de Paris, le chantier du siècle. ARTE.  Série documentaire en trois volets, réalisée par Vincent Amouroux 

25 mai 2024

Un monde à découvrir


 "Je me voyage." 
            Julia Kristeva.



Voyager divise: découvre-t-on le monde en parcourant ses routes où dans sa bibliothèque? La définition même du voyage semble introuvable: est-il affaire de distance parcourue, de durée du déplacement, de dépaysement? Qu’est-ce qu’un vrai voyage et qu'est-ce qu'un voyage réussi: celui où surgit l’imprévu, ou celui où en toute sécurité rien ne se passe? La notion même de découverte elle-même se modifie: quelqu'un me raconta s'être gâché son congé à comparer les menus proposés par les complexes hôteliers "all inclusive" proches du sien et le nombre de chaises parasol au soleil par plage privée. Où qu'il se trouve, le voyageur souhaite être ailleurs.


Lu dans:
Julia Kristeva. Meurtre à Byzance. Le Livre de Poche. 2006. 440 pages
Juliette Morice. Renoncer aux voyages. Une enquête philosophique. PUF. 2024. 248 p.

23 mai 2024

Une héroïne si lisse

 "La petite fille la plus célèbre de Belgique (et pas seulement) fête ses 70 ans et en a connu, des aventures. Elle fait du sport, part en vacances, va à l’école et aussi à la campagne, elle fait du cheval, de la musique, de la voile et du camping, prend l’avion. A l’image d’un monde d'avant, heureux, lisse, en plein développement, optimiste et confiant dans l’avenir, dans lequel évolue la grande sœur qu’on voudrait avoir, la cousine avec qui on rêve de jouer, la copine de classe parfaite, polie, bien élevée, obéissante. On est loin des Malheurs de Sophie."

                                Laurence Boudart


Qui aurait pu penser que cette période d’optimisme et de développement incarnée par les albums de Martine aurait été un jour fissurée par la catastrophe écologique globale à laquelle nous sommes maintenant confrontés, mais surtout par la métamorphose de l'image de la femme telle que le dessinateur Marcel Marlier et le narrateur Gilbert Delahaye l'idéalisaient? Métamorphose qui n'a pas fait fuir pour autant leurs lecteurs(trices), une vraie mine d’or qui donne le tournis : 70 ans de création au rythme d’un nouveau titre par an entre 1954 et 2010, tirage initial de 150.000 exemplaires par album, des ventes cumulées dépassant les 120 millions d’exemplaires en français, à quoi on ajoutera 50 millions traduits en une trentaine de langues étrangères. Bon an mal an, les albums de Martine continuent de se vendre à plus ou moins 400.000 exemplaires par an. Bien en phase d'une époque si sage, dans les années 1970 certains d'entre eux présentaient un encart didactique, par exemple les principaux panneaux routiers que tout cycliste se devait de connaître. Les petites filles d'aujourd'hui s'y reconnaissent-elles encore?


Lu dans: 
Laurence Boudart. Martine, l’éternelle jeunesse d’une icône. Casterman. 2024. 128 pages.
Marguerite Roman. On est sérieux quand on a 70 ans? Le Carnet et les Instants. Le blog des Lettres belges francophones. 22 mai 2024.

22 mai 2024

Léger comme du Chopin

 

"Une place peuplée de pigeons
Une vieille demeure avec pignon
Un escalier en colimaçon
Et tout en haut mon professeur:
Plus de sentiment
Plus de mouvement
Plus d'envolée
Bien, bien plus léger
Joue mon garçon avec ton cœur
Me disait-il, des heures, des heures."
                        Gilbert Bécaud / Pierre Delanoé. Le pianiste de Varsovie


Tout y était, la place, les pigeons, la maison à étages dans une rue avec vue sur la collégiale égrenant l'angelus de midi, une matinée de visites se termine. Et soudain, l'instantané d'un piano qu'on entend sans le voir, une ballade joyeuse évoquant Chopin qui rend l'air léger, léger. Qui est au clavier, on tente de l'imaginer: un ou une? jeune ou vieux? qu'est-ce qui le rend si heureux que je le deviens aussi à l'entendre? Ne m'en reste que le souvenir, c'était hier. 

21 mai 2024

Parler en langues

 "Glossolalie: fait de parler ou de prier à haute voix dans une langue ayant l'aspect d'une langue étrangère, inconnue de la personne qui parle, ou dans une suite de syllabes incompréhensibles ressemblant à des paroles qui n'ont pas de sens, ou encore d'utiliser sa langue propre de telle sorte que les auditeurs en sont subjugués et comme envoûtés."

                    Encyclopédie Universalis



A ne pas confondre avec Google Trad, qui permet la compréhension d'une langue qui nous est totalement étrangère dans une traduction littérale, ou avec un langage hermétique (caractéristique de ce qui est - volontairement ou non - incompréhensible ou obscur). Comment nommer la transformation subtile et progressive de notre propre langue, lors de la banale lecture du journal quotidien par exemple, dont la signification de plusieurs termes d'actualité nous échappe?.  Je découvre ainsi ce weekend que "des flics s'en prennent à nos adelphes, trans ou racisés", qu'il faut se garder de ne pas faire du pink washing et se méfier de la droite putophobe au regard cis-hétéro-normé. Je découvre qu'il existe une assuétude  à l'autosolisme, des victimes de l'intersectionnalité et qu'il difficile de vivre avec un homme déconstruit. N'en jetez plus. Songeur et vaguement honteux , je referme ma gazette, étranger désormais dans ma propre langue que je croyais maîtriser et qui  soudain m'échappe. 



18 mai 2024

Propos sur le bonheur

 

"Si tu veux être heureux une heure, bois de l'alcool
une année, prends une femme
toute une vie, deviens jardinier."
                Proverbe chinois


Il faut cultiver notre jardin, dit Candide à Pangloss à la fin du célèbre conte philosophique Candide ou l'Optimiste. Voltaire y précise que le jardin d'Eden n'a pas été créé pour que l'homme trouve le repos mais pour qu'il y travaille et y exerce son talent. J'en connais qui partageront volontiers cette sagesse. 

17 mai 2024

D'un univers à l'autre


"Quand vient le sommeil
vers où allons-nous ? "
                            Billie Eilissh


La capacité de passer d'un univers à l'autre en basculant dans le sommeil est fascinante, ainsi que le fait de ne guère se souvenir au lever du voyage qu'on a fait. Il vaut mieux peut-être.

 

16 mai 2024

La poursuite du vent

 

"Si tu t'inquiètes du vent
tu ne sèmeras jamais
Si tu scrutes les nuages
tu n'auras pas de récolte." 
                L'Ecclésiaste.


Palme d’or d’honneur du festival de Cannes, Meryl Streep enchante les festivaliers en se racontant avec humour, et enchante mon début de journée par ce conseil : « Restez vivants, continuez, n’abandonnez pas. »


Lu dans: 
L'Ecclesiaste. Trad Jacques Roubaud. Sous le soleil. Vanité des vanités. 2004.
Meryl Streep. Dans mon pays, je n’ai guère de respect. Fabienne Bradfer. Le Soir. 16 mai 2024

14 mai 2024

140 caractères

 « N’a de convictions que celui qui n’a rien approfondi. »

                            Emil CIORAN


En une minute chrono, cinq électeurs sont invités à partager leur opinion au JT sur des points précis des programmes de partis politiques. Faut-il construire de nouvelles centrales nucléaires, êtes-vous pour la limitation de vitesse à 100 sur autoroute, la Belgique doit-elle se retirer de l'OTAN? Et ils y parviennent, rodés par la fréquentation de Twitter (qui limitait au départ chaque publication à 140 caractères) qui a contribué à façonner une pensée instantanée. Certains s'y retrouvent, d'autres moins. 

09 mai 2024

Partir

 "Partir, c'est mourir un peu. Un peu seulement, c'est pourquoi nous aimons tant voyager. (..) Le voyage est un faux départ, qui donne le temps de faire ses adieux en laissant espérer le retour. Nous partons poussés par la curiosité, mais aussi pour goûter cette joie particulière, au retour, de savoir comment est allé le monde en notre absence, et comment il a pu tourner sans nous. Ouvrir la porte d'une maison vide, mais qui fut la nôtre et le redevient, en allumer la lumière et en tirer les rideaux. Voyager, c'est donc faire le mort, mais en se donnant une chance de résurrection."

                            Gérard Macé


Partir ce peut être aussi renaître un peu. On retrouve la maison, le bureau, l'école mais avec un regard différent. Le ciel gris  retrouve ses nuances, le clapotis de la pluie dans les flaques est apaisant, et le regard s'arrête sur les mésanges du jardin picorant les graines. Le sillon de nos vies a retrouvé ses couleurs.


Lu dans: 
Gérard Macé. Pensées simples. NRF Gallimard. 2011. 240 pages. Extrait pp.75, 76

Sagesse éternelle

 

"Guide-moi de l'irréel vers le réel
guide-moi de l'obscurité vers la lumière
guide-moi de la mort vers l'immortalité."
                Chant de l'âme, tiré des Upanishads


Il a joliment été dit que la fête chrétienne de l'Ascension célébrait le mystère de la présence dans l'absence. Thème éternel, présent dans un grand nombre de textes de spiritualité au fil des siècles, toujours actuel.


Lu dans:
Chant de l'âme, tiré des Upanishads, texte sanskri (entre 700 et 300 avant J.-C.).

08 mai 2024

Confection homme / confection dame

 "En sortant j'ai traversé la rue Saint-Denis, pour m'approcher d'une pancarte aperçue le matin même, qui annonçait des « Illusions sur mesure ». Renseignements pris, j'ai su que c'était l'enseigne d'un tailleur, qui avait malheureusement fermé boutique. Dommage, car j'aurais voulu connaître cet artisan qui se promettait modestement d'embellir la vie de tous les jours grâce à des broderies, des boutons fantaisie, des retouches et des jours plissés." 

                                        Gérard Macé


Il était tailleur "confection homme / confection dame" de père en fils. Depuis 20 ans, il confectionnait les costumes sur mesure qu'une certaine époque affectionnait, rallongeait, raccourcissait, reprisait les innombrables défauts des silhouettes. Un jour, il m'annonça qu'il renonçait et s'était fait engager à la poste comme facteur. Las de ne jamais satisfaire les exigences d'une clientèle s'estimant en permanence mal taillée, dans des habits peinant à dissimuler l'embonpoint, la gibbosité, un fessard avantageux ou l'arc des jambes. Décision lentement mûrie et précipitée par l'arrogance d'un dernier client qui avait estimé que les retouches apportées l'avaient encore davantage enlaidi. "Ils attendent de moi d'être chirurgien plasticien, alors que je ne suis que tailleur." Il bénéficia gratuitement d'un costume sur mesure de facteur, d'une sacoche neuve sentant le cuir frais, et pendant vingt années supplémentaires arpenta les rues de notre commune avec un plaisir non-dissimulé. "Maintenant les gens m'attendent et me servent la goutte, que du bonheur." Je ne sais si l'enseigne "Illusions sur mesure" l'aurait fait sourire, mais moi si.


Lu dans: 
Gérard Macé. Pensées simples. NRF Gallimard. 2011. 240 pages. Extrait p.121

04 mai 2024

Un pas minuscule

 "L'image de cette grand-mère buvant son café avec à ses pieds, son petit-fils observant les fourmis, pourrait être l'une des plus durables d'une vie."
            Dany Laferrière

                                                  


Chaque jour m'offre son trèfle à quatre feuilles. Aujourd'hui, une vidéo de moins d'une minute sur WhatsApp scellant les premiers tours de roue en mode autonome d'un chouette petit bonhomme de 4 ans, handicapé profond en chaise roulante, à qui ses éducateurs ont appris comment poser la main sur les roues pour avancer seul. Le rayon de pur bonheur saisi sur son visage au moment où il réalise qu'il avance sans aide est un arc-en-ciel dans la journée. La maman, veuve de fraîche date, affronte seule désormais l'éducation de ses trois loupiots et une succession difficile à la recherche d'un habitat décent. Au récit de tant de misères, elle préfère m'allumer son smartphone pour me montrer que désormais son gosse pourra se déplacer sans elle. Ses larmes sont de pur bonheur, jamais elle n'aurait pu imaginer ce "pas minuscule pour l'homme, immense pour l'humanité." Où se niche la réussite? Ce soir je ne suis pas loin de penser que l'entêtement d'éducateurs anonymes pour offrir à cette petite plante fragile l'autonomie du mouvement supplante les exploits de pacotille dont on gave nos journées.


Lu dans:
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages. Extrait p.90

03 mai 2024

Lire et relire

 "La première fois que cela m'est arrivé, c'est avec L'Agent secret de Conrad. J'avais lu cinquante ou soixante pages, quand je suis tombé sur des coups de crayon dans la marge qui ressemblaient aux miens : des traits, des doubles barres et des étoiles, autant de repères dans les méandres de la lecture, ou dans le labyrinthe de la pensée, dont le sens est souvent indéchiffrable des années plus tard. Quelques pages encore, et le phénomène s'est reproduit : j'avais déjà lu ce livre, et même un crayon à la main, mais je n'en avais aucun souvenir."

                                                                                                                    Gérard Macé


Je n'aurais pas repris cet extrait amusant s'il ne m'était arrivé. Avec le plaisir de découvrir le livre deux fois.


Lu dans: 
Gérard Macé. Pensées simples. NRF Gallimard. 2011. 240 pages. Extrait p.146