"Dans la sierra andalouse, quand une femme sentait la mort venir, elle brodait un coussin en forme de cœur qu'elle bourrait de bouts de papier sur lesquels étaient écrits ses secrets, avant de le refermer à l'aiguille et de mourir légère. À sa mort, sa fille aînée en héritait avec l'interdiction absolue de l'ouvrir. (..) Le tissu élimé, réduit par endroits à sa trame, laissait voir les morceaux de papier qu'il contient. Cœur où nul n'allait fourrer son nez, car on dit que le cœur d'une mère ne doit pas être ouvert. Les femmes de cette famille n'avaient pas grand-chose à s'offrir, pas de terre, pas de maison, pas de bijoux, mais elles savaient toutes écrire, elles s'enseignaient ça de mère en fille, et leurs cœurs débordaient de secrets. Un cœur bien rempli est-il le signe d'une vie riche? Écrit-on davantage quand on a aimé ? Quand on a vécu intensément? Quand on a voyagé ? "
Carole Martinez
Sommes-nous écrits par ceux qui nous ont précédés ? Jusqu'où notre histoire prolonge-t-elle l'histoire familiale que ces cœurs interdits contiennent et dont on ne sait rien? Il faudrait déchirer ces cœurs pour le savoir, mais mieux vaut peut-être laisser aux morts leurs secrets, et ne pas savoir. Avoir l'assurance que les petits bouts de papier ne seront pas lus permet de tout leur confier, et offre aux enfants une page blanche où écrire leur propre vie sans référence au passé. Mais la présence silencieuse du cœur dans l'armoire rassure: ce que tu vas vivre, je l'ai sans doute aussi vécu, vis à ton tour.
Lu dans:
Carole Martinez. Les roses fauves. NRF. Gallimard. 2020. 348 pages. Extrait pp 14-15