"Cent mille infortunés que la terre dévore,
sanglants, déchirés, et palpitants encore,
enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours.
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris
tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
de vos frères mourants contemplant les naufrages,
du sort ennemi quand vous sentez les coups,
devenus plus humains, vous pleurez comme nous."
Poème sur le désastre de Lisbonne. Voltaire. 1756
La nouvelle du tremblement de terre de Lisbonne, survenu le 1er
novembre 1755, émeut Voltaire qui écrit à son ami Tronchin : " Cent
mille fourmis, notre prochain, écrasées d'un coup dans notre
fourmilière. [...] Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie
humaine ! "
Les siècles se succèdent, et le même sentiment d'incompréhension,
d'abandon se décrit dans tous les récits du séisme qui frappe cette
semaine la Turquie. "On entend des gens qui crient pour être sauvés mais
tout le monde est occupé». Hakan Bilgin, Médecin du Monde en Turquie,
refuse de critiquer l’organisation des secours car, pour lui," la
catastrophe est d’une ampleur tellement démesurée qu’il est impossible
de faire mieux. Autour de lui, c’est la désolation. Qu’il aille à
Antakya, à Adana ou ailleurs, on est face à la démesure, les villes sont
rasées, plus rien ne tient debout. A chaque fois qu’un immeuble tombe
un peu plus, il faut tout reprendre à zéro. A cela, il faut ajouter
qu’il fait un temps de chien. La nuit, le thermomètre descend sous les
-6º, ce qui n’arrive pas habituellement. C’est intenable pour tous ces
sinistrés qui n’ont plus d’endroit où s’abriter."
Méfiez-vous de l'Histoire, il se fait qu'elle morde. Hier l'incertaine
l'Ukraine, aujourd'hui la Turquie. Bien avant, nous reviennent les
récits de la guerre entre les Turcs et les Grecs, le tremblement de
terre de Lisbonne, les mêmes mots et les mêmes interrogations sans
réponse d'êtres comme nous envahis par le désarroi du Πάντα ῥεῖ / Pánta
rheî, cette formule qui, en grec ancien, signifiait que « Toute chose
coule, tout chose passe" et que l'homme n'en apprend rien.
Me revient soudain un coucher de soleil face à la mer sur la côte
marocaine - je devais avoir 18 ans et la vie devant moi- , je m'étais
pris à rêver face à l'immensité du large. Bercé par le bruit incessant
des vagues, imaginant la fin de mon passage sur terre, je fus habité de
la certitude que ces vagues éternelles me survivraient et enchanteraient
d'autres enfants habités par le même sentiment d'éternité. Curieusement
m'habitaient - un bref moment - en même temps la sérénité et
l'acceptation de ma finitude. Ce soir de 2023 m'envahit de nouveau le
bruit des vagues sans fin, indifférentes au sort des ces victimes sans
nom. Je redécouvre ma finitude, mais hélas guère la sérénité.
Lu dans:
Voltaire. La Henriade. Poème sur le désastre de Lisbonne, ou examen de
cet axiome, tout est bien. La Pucelle d'Orléans. Cramer. 1756
Frédéric Delepierre. Séismes en Turquie et Syrie. Le Soir . 9 février 2023.