"Dans un square sur un banc
Il y a un homme qui vous appelle quand on passe
Il a des binocles un vieux costume gris
Il fume un petit ninas il est assis
Et il vous appelle quand on passe
Ou simplement il vous fait signe
Il ne faut pas le regarder
Il ne faut pas l’écouter
Il faut passer
Faire comme si on ne le voyait pas
Comme si on ne l’entendait pas
Il faut passer presser le pas."
Jacques Prévert. Le désespoir est assis sur un banc.
Il est là, jour après jour, au bas du boulevard du Prince de Liège,
avec son inamovible panneau "soyez gentil, j'ai faim". Le plus souvent,
las de faire la manche, il s'assied et contemple les autos qui traînent
au feu rouge. Une vie dans l'attente de rien. Je tente de comprendre, me
disculpant de ne pas sortir la piécette, de détourner le regard afin de
ne pas croiser le sien, invoquant les mafieux qui le déposeraient le
matin pour une interminable journée, de la nécessité de "ne pas nourrir
les pigeons si on ne veut qu'ils se multiplient", des services d'aide
publics qui encourageraient un peu de mendicité attestant que
"l'indigent s'assume". Que ne rumine-t-on dans sa tête pour se donner
bonne conscience? Entre temps le feu passe au vert et la vraie vie
continue. Tant de faux bons motifs valent-ils une piécette qu'on ne veut
pas donner par principe? Se retrouver un jour, un seul jour, du mauvais
côté du boulevard, nous révélerait sans doute la valeur d'une aumône.
Lu dans:
Jacques Prévert. Le désespoir est assis sur un banc. Paroles. Gallimard. 1946
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