14 mai 2019

Dans la tête de Guillaume


"Quand je les rencontre pour la première fois, c'est toujours la même image que je cherche, celle de l'Avant. Derrière leur regard flou, leurs gestes incertains, leur silhouette courbée ou pliée en deux, comme on tenterait de deviner sous un dessin au vilain feutre une esquisse originelle, je cherche le jeune homme ou la jeune femme qu'ils ont été. Je les observe et je me dis : elle aussi, lui aussi a aimé, crié, joui, plongé, couru à en perdre haleine, monté des escaliers quatre à quatre, dansé toute la nuit. Elle aussi, lui aussi a pris des trains, des métros, marché dans la campagne, la montagne, bu du vin, fait la grasse matinée, discuté à bâtons rompus. Cela m'émeut, de penser à ça. Je ne peux pas m'empêcher de traquer cette image, de tenter de la ressusciter. "
                            Delphine de Vigan


La vision séquentielle décrite par Delphine de Vigan interpelle. Existe-t-il vraiment un avant et un après, et où commence le passage?  La vie tourne-t-elle des pages ou est-elle écoulement continu d'une source sans cesse renouvelée. Une vision extérieure (celle de l'orthophoniste des Gratitudes) sur les patients âgés les imagine tels ils étaient avant leur placement en maison de repos. Mais le patient, lui, dans  sa tête à lui, aime, danse, apprécie le bon vin, discute à bâtons rompus , émet des opinions, des joies et des peines de gosse sans qu'on ait à le ressusciter tel qu'il était avant. Il n'y a qu'un seul Guillaume dans la tête de Guillaume, et pas une succession de Guillaumes. La perte liée à l'âge est aussi progressive que fluide, même si de jour en jour on marche un peu moins loin, un peu moins vite, un peu moins haut, mais quelle importance?  Et qui dit qu'un jour imaginer qu'on marche, qu'on danse, qu'on chante, pourquoi pas qu'on vole, ne procure pas le même plaisir que s'avancer pour de vrai au soleil ou dans le vent?  On marche à voix basse en quelque sorte, et ce chuchotis possède peut-être des saveurs insoupçonnées.  La vie comme un long fondu-enchaîné plutôt que la dureté de l'avant et de l'après, des césures et des marches qu'on descend.
 

 
Lu dans :
Delphine de Vigan. Les gratitudes. JC Lattès. 2019. 192 pages. Extrait page 41.

1 commentaire:

Tania a dit…

Merci pour votre beau commentaire, qui aide à accompagner ce "chuchotis".