"J'essaie de me souvenir de ton visage et c'est un autre qui
apparaît.
Je n'arrive plus à voir tes yeux derrière les miens fermés.
Pourtant comme je les aimais, comme je les aime.
Qu'est-ce que cela veut dire?
Peut-on aimer une chose et oublier sa forme? "
Biefnot-Dannemark
Ils sont un vieux couple maintenant. Elle a perdu les jambes, il a
perdu la tête. Il lui trouve une ressemblance avec sa femme, qu'il
aimait tant. Elle lui dit qu'elle est sa femme, qu'il arrête donc de
dire des bêtises. Elle en est triste, il en est contrarié. Il lui
rétorque que sa femme était blonde, mince, avait la peau lisse et une
voix douce, elle
travaillait à l'Inno, il s'en souvient comme si c'était hier. Elle
arrête de le convaincre, le laissant à ses fantômes. A quel âge
sommes-nous nous-mêmes, avant de n'être plus qu'une image souvenir? En
combien de personnes successives s'égrène notre existence, et où
s'envolent celles que nous fûmes aux divers âges de la vie, dans quel
ciel, dans quel récit, dans la mémoire de quel être cher? Y
retrouvent-elles qui une fonction prestigieuse, qui un amour d'enfance,
qui un enfant parti trop jeune? Pierre Abélard y retrouve-t-il Héloïse
avant d'être châtré ou après d'être moine? Tout est vrai successivement.
Elle lui dit d'allumer la TV, qu'il y un match ce soir. Deux minutes plus tard il est calme.
Lu dans:
Biefnot-Dannemark. Au tour de l'amour. Le Castor Astral 2015. 121
pages. Extrait p.37