"Pourquoi ça, que c'est une victoire? Sulphart déconcerté un instant, ne trouvant pas tout de suite les mots qu'il fallait pour exprimer son farouche bonheur. Puis sans même comprendre la terrible grandeur de son aveu, il répondit crûment: J'trouve que c'est une victoire, parce que j'en suis sorti vivant..."
Roland Dorgelès. Les Croix de bois. 1919
"Non, c'est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça ... L'homme s'est effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l'aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir. Jamais, même aux pires heures, on n'a senti la Mort présente comme aujourd'hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C'est un soldat, ce tas bleu? Il doit être encore chaud. Oh ! Être obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où l'on sentait la peur, l'horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort: un petit pieu de bois et huit hommes blêmes, l'arme au pied. Ce long cri s'est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu'écoutait tout un régiment horrifié, on a compris des mots, une supplication d'agonie: « Demandez pardon pour moi... Demandez pardon au colonel... » Il s'est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l'a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu'au bout il a crié. On entendait: « Mes petits enfants ... Mon colonel... » Son sanglot déchirait ce silence d'épouvante et les soldats tremblants n'avaient plus qu'une idée: Oh ! vite ... vite ... que ça finisse. Qu'on tire, qu'on ne l'entende plus ... » Le craquement tragique d'une salve. Un coup de feu, tout seul: le coup de grâce. C'était fini. .. Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s'était mise à jouer Mourir pour la Patrie et les compagnies déboîtaient l'une après l'autre, le pas mou. Berthier serrait les dents, pour qu'on ne voie pas sa mâchoire trembler. Quand il a commandé: «En avant! » Vieublé, qui pleurait, à grands coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs en jetant son fusil, puis il est tombé, pris d'une crise de nerfs. En passant devant le poteau, on détournait la tête. Nous n'osions pas même nous regarder l'un l'autre, blafards, les yeux creux, comme si nous venions de faire un mauvais coup. Voilà la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu'il ne pouvait s'y tenir qu'à genoux. Il a dû entendre, sur la route, le pas cadencé des compagnies descendant à la prise d'armes. Aura-t-i! compris? C'est dans la salle de bal du Café de la Poste qu'on l'a jugé hier soir. Il y avait encore les branches de sapin de notre dernier concert, les guirlandes tricolores en papier, et sur l'estrade, la grande pancarte peinte par les musicos :« Ne pas s'en faire et laisser dire ». Un petit caporal, nommé d'office, l'a défendu, gêné, piteux. Tout seul sur cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu'il allait « en chanter une », et le commissaire du gouvernement a ri, derrière sa main gantée.
- Tu sais ce qu'il avait fait?
- L'autre nuit, après l'attaque, on l'a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà ...
- Tu le connaissais?
- Oui, c'était un gars de Catteville. Il avait deux gosses.
Deux gosses: grands comme son poteau ..."
R. Dorgelès. ibid
Il m'est arrivé de sourire des Poilus de 14-18, j'étais jeune, sot et opposé à la guerre du Vietnam comme tous les barbus des bourges sixties. Et maintenant, recopiant Dorgelès, "arrivé à la dernière étape, il me vient un remord d'avoir osé rire de vos peines, comme si j'avais taillé un pipeau dans le bois de vos croix."
Je nous souhaite de ne jamais avoir à vivre comme eux l'horreur de choix impossibles.
CV
Lu dans:
Roland Dorgelès. Les Croix de bois. 1919. Albin Michel. Extrait "Mourir pour la Patrie", chapitre IX. Réédition Livre de poche, p. 149 à 151.