« Qu'est-ce qu'une personne dans votre état peut bien faire en un tel endroit ? »
A. Kahn
"Un autre souvenir de ces randonnées annuelles a joué un rôle direct et
important dans le passage à l'acte de me remettre en route en mai 2013.
Il y a plus de vingt ans, je marchais avec un groupe d'amis dans le
Massif central, de Murât dans le Cantal jusqu'à Volvic dans le
Puy-de-Dôme. Quoique nous fussions en été et que l'après-midi précédent
eût été magnifique, au bord du lac Chambon dans les pentes environnantes
duquel nous avions fait une exceptionnelle récolte de myrtilles, le
temps était dans la soirée devenu exécrable. Un vent glacial balayait,
le matin suivant, la crête sur laquelle nous cheminions à mille quatre
cents mètres d'altitude. Je crus d'abord à un phénomène optique lorsque
je distinguai à travers le brouillard épais en ce petit matin une forme
scintillante, affaissée sur le sol. M'approchant, je reconnus une
silhouette humaine, celle d'un très vieux monsieur enveloppé dans une
couverture de survie tapissée d'aluminium ; ses deux cannes anglaises
étaient posées à côté de lui. La veille au soir, il avait été pris par
le mauvais temps et avait passé la nuit là. Après l'avoir réconforté,
lui avoir préparé un café bien chaud, je lui posai alors une question
dont la stupidité condescendante me consterne aujourd'hui encore : «
Qu'est-ce qu'une personne dans votre état peut bien faire en un tel
endroit ? » L'homme ragaillardi se redressa alors à l'aide de ses cannes
et me fixa longuement de son regard intense et clair, d'abord en
silence. Il m'interpella ensuite : « Parce que, selon vous, je devrais
être dans un hospice en attendant qu'on me passe le pistolet et le
bassin ? Chacun choisit sa vie, je l'ai fait. »
On porte tous en nous, certains plus que d'autres sans doute, une part
enfouie de rebellitude que cette phrase bravache fouette. Que nous
aimerions pouvoir la prononcer le temps venu de la décrépitude!
Confronté à la dure réalité de patients diminués, soumis aux années qui
leur roulent dessus sans demander ce qu'ils en pensent, aux services
sociaux, aux institutionnalisations forcées, au compagnonnage de la
tribune de marche, des couches de protection, de la nourriture moulue,
on apprend la modestie. La résistance est un choix certes, mais limité à
des êtres et à des circonstances exceptionnelles, que souvent la dure
réalité rattrape. Rien ne nous empêche pourtant de rêver.
Lu dans:
Axel Kahn. Pensées en chemin. Ma France, des Ardennes au pays basque. Stock. 2014. 285 pages. Extrait p. 15
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