"La simplicité des mots utilisés pour compter n'est pas qu'une question de langue, elle revêt aussi une dimension éthique."
Daniel Tammet.
Dans leur langue les Kpelle, tribu du Liberia, n'ont pas de mot
correspondant au concept abstrait de nombre. Il existe des mots pour
compter, mais qui sont rarement employés au-delà de trente ou quarante.
Pour les Kpelle, compter les gens porte malheur. En Afrique, ce tabou
est aussi ancien que répandu. Il est partagé également par les auteurs
de l'Ancien Testament, pour qui le dénombrement des humains est un acte
de mauvais goût. Dans l'un de ses textes, le romancier nigérian Chinua
Achebe se plaint de ces Occidentaux qui lui demandent: « Combien
d'enfants avez-vous?» À une question aussi impertinente, "mieux vaut
répondre par un silence réprobateur." (..) Il y a plusieurs décennies,
on apprit qu'il existait dans la forêt pluviale amazonienne une tribu
d'Amérindiens qui ignorait entièrement les nombres. Ils s'appellent
Pirahâ ou Hi'aiti'ihi, ce qui signifie « les gens droits ». La
population se nourrit de manioc, de poisson cru et de fourmilier rôti.
Dès l'aube, les femmes quittent les huttes pour aller cultiver le manioc
et ramasser du petit bois, tandis que les hommes partent chercher du
poisson en amont ou en aval de la rivière. Ils peuvent passer la journée
entière à scruter l'eau, munis d'un arc et de flèches. Faute de moyens
de stockage, toutes les prises sont consommées vite. Les Pirahâ
répartissent la nourriture de la façon suivante: chaque membre reçoit
"une belle portion" dans un ordre aléatoire jusqu'à ce qu'il ne reste
plus rien. Si certains n'ont toujours pas été servis alors ils demandent
à un voisin plus chanceux de partager. Le processus se termine
seulement quand tout le monde est rassasié."
Autres continents, autres cultures. Partant du principe que «les nombres
dans leurs divisions et complexités sont utiles à tout », Platon
proposa de limiter sa cité idéale à exactement 5 040 familles de
propriétaires terriens. Pourquoi 5040? C'est ce que les mathématiciens
appellent un «nombre fortement composé », parce qu'il peut être divisé
de plusieurs façons. En fait, il existe pas moins de soixante
possibilités de division, notamment par tous les nombres de un à dix. 5
040 peut aussi être divisé par douze. Platon répartit le total des
familles en douze tribus, chacune composée de 420 familles. Bien
qu'interdépendantes, les tribus sont fixes et autosuffisantes, comme les
mois de l'année solaire. Le recours à des nombres fortement composés
facilite la subdivision des terres et des biens entre les citoyens. Dans
chaque tribu, chaque famille reçoit une surface de terre égale, en
commençant par le centre de la ville et en s'éloignant peu à peu vers la
campagne. La cité répartit équitablement la fertilité de son sol: la
moitié de chaque lot inclut le sol le plus riche, tandis que l'autre
moitié se compose du sol le plus pierreux. " (..) Platon imaginait que
ces limites garantirait l'égalité et la sécurité de chaque citoyen. Mais
on peut aussi imaginer que la cité de Platon aurait encouragé
exactement le genre de mesquinerie entre voisins qu'entraînent souvent
les calculs exacts.
Lu dans:
Daniel Tammet. L'éternité dans une heure. Les Arènes. 2012. 304 pages. Extraits p.38, 40, 112, 113