16 septembre 2010

Coupable errance

« Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la Haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols. Et j’ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. C’est la haine qu’on porte au Bédouin, à l’Hérétique, au Philosophe, au solitaire, au poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton. »
Lettre de Gustave Flaubert du 12 juin 1867 à George Sand


Comme le note Michel Onfray, les gens du voyage s'inscrivent dans une histoire imaginée aussi vieille que l'humanité: Adam et Eve condamnée à l'errance après avoir croqué la pomme, Caïn après le meurtre de son frère, voué pour l'éternité à cheminer, maudit, aux côtés du Juif Errant et de tant d'autres lépreux de la terre bannis de tout domicile fixe en raison de fautes supposées. "Le paysan fratricide, - toujours Onfray - et le Juif égocentrique rappellent que la condamnation au défaut de domicile fixe accompagne la faute, le péché et l'erreur. Depuis, on associe le voyage sans retour à la volonté punitive de Dieu. L'absence de maison, de terre, de sol suppose, en amont, un geste déplacé, une peine causée à Dieu. Le schéma imprègne l'âme des hommes depuis des siècles: les Juifs, les Tsiganes, les Romanichels, les Gitans, les Bohémiens, les Zingaros et tous les gens du voyage le savent qu'on a tous, un jour ou l'autre, voulu contraindre à la sédentarité, quand on ne leur a pas dénié le droit même à exister. Le voyageur déplaît au Dieu des chrétiens, il indispose tout autant les princes et les rois."

Lu dans :
Lettre de Gustave Flaubert du 12 juin 1867 à George Sand
Michel Onfray. Théorie du voyage. Librairie Générale Française 2007. Le Livre de Poche 4417. 126 pages. Extrait p.13

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