"Tous les étés, nous ralliions la Bretagne. Ma grand-mère officiait aux fourneaux, avec une altière tranquillité. Elle pesait plus de cent kilos, avait de la moustache, riait comme un homme et glapissait après nous, quand nous nous aventurions dans la cuisine, avec une grâce de camionneur. Mais sous l'effet de ses mains expertes, les substances les plus anodines devenaient des miracles de la foi. Le vin blanc coulait à flots et nous mangions, mangions, mangions. Oursins, huîtres, moules, crevettes grillées, crustacés à la mayonnaise, calamars en sauce mais aussi ("on ne se refait pas") daubes, blanquettes, paellas, volailles rôties, en cocotte, à la crème; il en pleuvait.
Une fois dans le mois, mon grand-père prenait au petit déjeuner une mine sévère et solennelle, se levait sans un mot et partait seul vers la criée. Nous savions alors que c'était LE jour. Une heure plus tard, mon grand-père revenait du port avec une énorme caisse qui sentait la marée. Lorsque à une heure nous rentrions de bains pris distraitement, dans l'attente éperdue du déjeuner, nous humions déjà à l'angle de la rue l'odeur céleste. J'en aurais sangloté de bonheur. Les sardines grillées embaumaient tout le quartier de leur fumet océanique et cendré. (..)
Dire de cette chair qu'elle est fine, que son goût est subtil et expansif à la fois, qu'elle excite les gencives, à mi-chemin entre la force et la douceur, dire que l'amertume légère de la peau grillée alliée à l'extrême onctuosité des tissus serrés, solidaires et puissants qui emplissent la bouche d'une saveur d'ailleurs fait de la sardine grillée une apothéose culinaire, c'est tout au plus évoquer la vertu dormitive de l'opium."
Muriel Barbery . Une gourmandise (2)
Faut-il préciser que cette partie de l'essai traite des vacances d'été chez les grands-parents de notre critique gastronomique, qui y apprend le métier de la plus belle manière, "grands-parents qui nous aimaient à leur manière: sans partage."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire