13 février 2006

Harmonie du mouvement et de l'immobilité

Pendant que le printemps était encore sec, avant les averses et les orages successifs, il m'arrivait de passer un moment dans ma vigne, sur un petit" bout de jardin en friche où je faisais alors mon feu. Depuis des années, un hêtre poussait là, au beau milieu de la haie d'aubépine qui bordait le terrain. Au début, c'était un minuscule petit arbuste, issu d'une graine amenée de la forêt par les vents. Des années.durant, je l'avais laissé se développer provisoirement et un peu à contrecœur. J'avais de la peine pour l'aubépine, mais, par la suite, le petit arbuste opiniâtre s'épanouit si magnifiquement que j'acceptai définitivement sa présence. Aujourd'hui, c'est déjà un beau petit arbre qui m'est devenu deux fois plus cher qu'avant, car on vient d'abattre dans la forêt voisine mon arbre préféré, le vieux hêtre majestueux dont les morceaux de tronc sciés, lourds et puissants, jonchent encore le sol, là-bas, comme les tambours d'une colonne antique. Mon petit arbre est vraisemblablement issu de ce hêtre. Je me suis toujours senti heureux et impressionné de voir avec quelle opiniâtreté mon petit hêtre garde son feuillage. Quand tous les arbres sont depuis longtemps déjà dépouillés, il conserve encore son habit de feuilles flétries et traverse ainsi le mois de décembre, de janvier, de février. Les tempêtes le tiraillent, la neige le recouvre puis fond petit à petit, les feuilles desséchées, d'un brun foncé, prennent une teinte de plus en plus claire, elles deviennent plus fermes, plus soyeuses, mais l'arbre ne les laisse pas s'envoler, car elles doivent protéger les jeunes bourgeons. Enfin, au printemps, à chaque fois plus tard qu'on ne s'y attendait, l'arbre apparaît un jour transformé. Il a perdu son ancien feuillage et sort ses tendres bourgeons tout neufs recouverts de rosée.

Cette fois-ci, je fus témoin de cette métamorphose. Cela se passa peu après que la pluie eut reverdi et rafraîchi le paysage. C'était au milieu du mois d'avril, dans l'après-midi; je n'avais pas encore entendu chanter le coucou et découvert les narcisses dans les prés. Quelques jours auparavant, j'étais venu jusqu'à cet endroit. Le vent du nord soufflait avec force. Tout frissonnant, le col de mon manteau relevé, j'avais regardé avec admiration le hêtre résistant, insensible aux bourrasques qui le harcelaient, cédant à peine une petite feuille. Avec opiniâtreté et bravoure, dureté et entêtement, il retenait son vieux feuillage pâle.
Ce jour-là, alors que je me tenais auprès de mon feu, coupant du bois dans la douceur d'une journée sans vent, je vis la chose arriver: une brise imperceptible et tiède se leva tout à coup, une simple respiration, et par centaines, par milliers, les feuilles si longtemps épargnées s'envolèrent, silencieuses, légères, dociles, lassées de leur persévérance, lassées de leur résistance et de leur vaillance. Ce qui avait tenu et résisté pendant cinq, six mois, succomba en quelques minutes à un petit rien, à un souffle: l'heure de la fin avait sonné, l'amère persévérance n'était plus nécessaire. Les feuilles se dispersèrent, flottèrent au gré du vent, souriantes, consentantes, sans livrer combat. Ce petit vent était cependant bien trop faible pour emmener au loin ces feuilles si légères et fines, et comme une bruine, elles tombèrent à terre, recouvrant le chemin et l'herbe au pied du jeune arbre dont quelques bourgeons seulement avaient verdi après être éclos. Que m'avait révélé ce spectacle surprenant et pathétique? Était-ce la mort, la mort du feuillage hivernal qui s 'était accomplie sans heurt, sans résistance? Etait ce la vie, la jeunesse impatiente et gaie des bourgeons dont la volonté s'était soudain éveillée, leur permettant de conquérir l'espace dont ils avaient besoin? Était-ce triste, étaitce amusant? Était-ce un avertissement destiné au vieil homme que j'étais, me sommant de voleter puis de tomber moi aussi, me rappelant que j'étais peut-être en train de ravir de l'espace à des jeunes gens, à des êtres plus forts? Ou bien étais-je invité à résister comme le feuillage du hêtre, à me tenir debout aussi longtemps, aussi opiniâtrement que possible, à m'opposer et à me défendre, puisque plus tard, au moment opportun, les adieux seraient faciles et joyeux? Non, comme lors de chaque révélation, c'étaient le Tout et l'Éternel qui m'étaient apparus, l'anéantissement des contraires, leur fusion dans la réalité incandescente.

Cela n'avait aucune signification particulière, ne m'avertissait de rien. Au contraire, cela signifiait tout, le secret de l'Être se dévoilait ici, et, pour celui qui regardait, c'était merveilleux, cela représentait le bonheur, le sens, c'était un présent, une découverte comme pour une oreille emplie de la musique de Bach, comme pour un œil fasciné par un tableau de Cézanne. Cependant, ces termes et ces explications ne constituaient pas l'événement, ils n'apparurent qu'a posteriori. L'événement en lui-même se résumait en fait à une apparition, un miracle, un mystère aussi beau que grave, plein de grâce mais aussi implacable.

À ce même endroit, près de la haie d'aubépine et du hêtre, je fus à nouveau touché par le grand Mystère lors d'une expérience visuelle tout aussi allégorique. Le monde avait pris une teinte verte éclatante et, lors du dimanche de Pâques, le cri du coucou avait retenti pour la première fois dans notre forêt. C'était par un de ces jours d'orage où l'atmosphère douce et humide était très changeante et ventée. Le ciel chargé, qui laissait régulièrement passer quelques rayons de soleil illuminant la verdure toute neuve de la vallée, était traversé par de grandes masses nuageuses; le vent semblait venir de partout, même si la direction sud nord dominait. L'agitation et la fureur emplissaient l'atmosphère de tensions extrêmement fortes. Et là, au beau milieu de ce spectacle, s'imposant à mon regard, se tenait à nouveau un arbre, un bel arbre jeune, un peuplier au feuillage tout neuf ornant le jardin voisin du mien. Telle une fusée, il montait vers le ciel, balançant avec souplesse dans le vent sa cime effilée. Pendant les courtes accalmies, il semblait se fermer comme un cyprès, resserrant ses branches contre son tronc, mais, lorsque le vent reprenait vigueur, ses mille branches fines qui partaient si facilement dans tous les sens se mettaient à gesticuler. La cime de l'arbre magnifique dont le feuillage bruissant scintillait délicatement oscillait de-ci de-là, puis se raidissait, heureuse de sa force et de sa nouvelle jeunesse. Ce va-et-vient incessant qui produisait un léger murmure ressemblait au mouvement de l'aiguille sur une balance. La cime semblait tantôt ployer sous les assauts répétés du vent, tantôt se redresser dans un
brusque sursaut de volonté. (Bien plus tard, je me suis rappelé que, plusieurs dizaines d'années auparavant, mes sens à l'écoute avaient observé ce jeu sur une branche de pêcher et que j'avais retranscrit mes impressions dans un poème intitulé: « Le rameau en fleur ».)

Avec joie et sans crainte, avec gaieté de cœur même, le peuplier abandonnait ses branches et son habit de feuilles au vent humide, qui s'amplifiait considérablement. Le chant qu'il faisait entendre par cette journée d'orage, les formes que sa cime effilée dessinait dans le ciel me semblaient merveilleux, incomparables. Ils exprimaient la joie aussi bien que la gravité, la volonté active et la soumission, le jeu de la liberté et le destin. Ils rassemblaient en eux-mêmes tous les antagonismes et les contraires. La victoire et la force n'appartenaient pas au vent parce qu'il était capable de secouer et de faire ployer ainsi le peuplier; la victoire et la force n'appartenaient pas non plus à l'arbre parce qu'il savait se redresser, souple et triomphant après chaque fléchissement. Elles revenaient au jeu auquel ils s'adonnaient tous deux, à l'harmonie qui s'était établie entre le mouvement et l'immobilité, entre les forces célestes et les forces terrestres. La danse infiniment mouvante de la cime de l'arbre dans la tempête n'était qu'une image dévoilant le mystère du monde, au-delà de la force et de la faiblesse, du bien et du mal, de l'agir et du subir. Pendant un instant, une petite minute d'éternité,
je vis apparaître sous une forme pure et parfaite, plus pure et plus parfaite que si j'avais lu Anaxagore ou Lao Tseu, ce qui d'habitude restait caché et' secret. Et là encore, j'eus le sentiment que pour apercevoir cette image, en déchiffrer le sens, il n'avait pas simplement fallu le miracle de cette heure printanière, mais aussi les voyages et les errances, les folies et les expériences, les plaisirs et les souffrances de dizaines et de dizaines d'années. Le peuplier qui m'avait offert cette vision m'apparut lui-même comme un enfant, un être inexpérimenté et inconscient. Bien des gelées et des averses de neige devraient encore l'user, bien des tempêtes devraient encore le bousculer, bien des éclairs le toucher et le blesser avant qu'un jour peut-être il ne fût capable de voir et d'écouter, avant qu'il ne devînt avide de découvrir le grand Mystère.

Hermann Hesse. Eloge de la vieillesse. Biblio.

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