18 décembre 2018

Le frémissement de l'instant incertain


"La soirée devait être retransmise dans toute la France, et sur le podium on s'affairait. On répétait les acclamations et applaudissements, on répétait aussi les morceaux, tous en play-back sur une bande audio. La Fête de la musique allait donc se résumer à une suite de poses répétées sur fond de karaoké. Plus tard dans la soirée, sur le cours Julien, pendant que je savourais un rhum-citron en terrasse, un jeune homme mal peigné, mal sapé et sans contrat jouait du saxophone sur un seuil, une sorte de jazz improvisé, superbement chaloupé, à l'arrière-goût mélancolique, offrant plus de musique dans son chant égaré que toute la méga-soirée télévisée à venir. Pour moi, tout le charme de la vie est dans le frémissement de l'instant incertain."
                                    Elisa Brune


Une fin d'après-midi d'octobre, à Ronda en Andalousie, une femme inconnue s'est mise à danser sur une mélodie de Kendji Girac jouée à la guitare par un inconnu. Ils ne se connaissaient guère, et l'initiative était aussi incertaine qu'improvisée. Pur moment de grâce comme l'existence nous en accorde à profusion, que je ressentis comme un rayon d'éternité. Ce matin, entre deux visites, deux hérons s'invitent à mon regard. Immobiles et gracieux sur leurs pattes élancées, je savoure ce moment de grâce inattendu. Soudain ils prennent leur envol, en couple, un départ de voyage de noces, légers comme le ciel de ce mi-décembre. Cette légèreté m'interroge: l'impression de bonheur que ce couple gracile dégage est-elle illusion pure? Et leur fragilité face aux périls qui les entoure est-elle plus grande que la mienne? Comme eux, ma survie n'est qu'à un battement de cœur d'un retour au rien initial, et mon bonheur a la fragilité d'une boule de Noël. Leur apparition soudaine dans ma journée, comme la danseuse de Ronda il y a cinq ans, appartient à ces étincelles qui nous font quitter un moment le mode Pause dans lequel notre existence se complaît pour découvrir un frémissement de vie qui en fait la richesse.



Lu dans:
Elisa Brune. Tant pis, je fonce: 55 façons de s'ouvrir au possible. Odile Jacob. 2018. 176 pages. Extrait p.30

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