"L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de
l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Elle fait
rêver, enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère
leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans
leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la
persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et
vaines."
Paul Valéry
Un courriel nous apprend le décès de Maria, qui fut notre guide
polonaise au lendemain de la chute du
Mur de Berlin lors d'une improbable expédition avec nos enfants en
Allemagne - depuis peu réunifiée - et en Pologne. Que de souvenirs
et d'images, à la jonction du monde d'hier et de celui qui s'annonçait
comme une sorte de paradis retrouvé. Elle nous avait dissuadé de visiter
Auschwitz, recommandation aussitôt esquivée sans le lui l'avouer car
la découverte de ce lieu de mémoire nous apparaissait essentielle, et de
nous consacrer plutôt aux églises de
Cracovie, la terre d'un Wojtyla adulé, aux randonnées autour de
Rabka ou aux monts enneigés de Zakopane. On la revit de nombreuses
fois en Belgique, qu'elle adorait, ses petits cafés de la Galerie
de la Reine, ses Neuhaus, ses Wittamer, acquis avec gourmandise en
échange de quelques rames de tabac polonais ou d'alcool de cerise dont
elle chargeait ses énormes valises. Ce
ne fut pas toujours simple, et on évitait soigneusement les sujets
qui fâchent, l'euthanasie des vieux chiens, les discussions
éthiques à connotation religieuse, la justification de la peine de mort.
La côtoyer nous faisait découvrir néanmoins la complexité de cette
communauté européenne tissée de tant de récits nationaux qu'on
tente d'amalgamer en un ensemble homogène. Et nous apprenait à
repenser la relativité de ces notions historiques présentées comme
objectives, reçues dès la prime enfance et qui nous
ont formés, constructions bien utiles aux groupes humains pour se
créer une identité.
Lu dans:
Paul Valéry. Regards sur le monde actuel et autres essais.
Gallimard. 1945. 305 pages