" Il but, les yeux fermés. C’était doux comme une fête. Cette eau était bien autre chose qu’un aliment. Elle était née de la marche sous les étoiles, du chant de la poulie, de l’effort de mes bras. Elle était bonne pour le cœur, comme un cadeau."
Le Petit Prince. Antoine de Saint-Exupéry
La narratrice de ce superbe roman recueille chez elle une petite-fille adoptive. Un premier soir touche à sa fin, et soudain... "J'ai entendu gratter à ma porte; et la petite fille est apparue, en chemise de nuit, à l'entrée de ma chambre. Elle était pieds nus et effarouchée. Elle tenait une grande bouteille d'eau minérale et m'a fait un signe pathétique, pour me montrer qu'elle n'avait pas pu l'ouvrir. Elle avait l'air consterné. Peut-être avait-elle très soif, (..) c'est possible. Mais je crois plutôt qu'elle avait le secret besoin d'une présence humaine. Il est dur, à tout âge, de s'éveiller en pleine nuit dans une chambre inconnue, loin de toutes ses habitudes. Dans ce cas, elle n'avait pas voulu l'avouer : elle avait fait passer, comme nous le faisons tous, sa craintive soif d'amour sous le couvert d'une soif banale ... Peut-être aussi était-ce comme un test: dans cette maison nouvelle, avec cette dame nouvelle à qui [elle] avait [été] confiée, elle voulait savoir, tout de suite, sans attendre le matin, si elle était en pays ami ou pas. Elle avait peur, comme un jeune animal qui tremble; mais c'était moi qui passais l'examen!
La bouteille était une bouteille en matière plastique, de l'ancien modèle, fermée par une de ces fines capsules de métal, dont les oreilles se déchirent assez fréquemment : elles étaient déchirées; et toute prise avait disparu. Il a fallu faire sauter la capsule avec un couteau. Nous l'avons fait; et nous avons bu, dans ma chambre, chacune notre verre d'eau. La fillette semblait toute contente. Et moi, j'étais contente qu'elle fût venue vers moi. Et puis il était beau de partager cette eau toute simple. L'eau était le plus modeste des biens que l'on pût partager: je savais cependant (si l'enfant l'ignorait) que c'est aussi, dans la fièvre ou la souffrance, dans les longues marches, dans l'abandon sur des sommets, dans les déserts, ou dans toutes les solitudes, le bien le plus précieux. L'enfant a manifesté, avec réserve, que l'eau était bonne: j'ai approuvé, sur le même ton. Assise au pied de mon lit, elle me regardait avec des yeux attentifs et soyeux - un peu inquiets, entraînés par l'espérance et retenus par la méfiance: autour de ce verre d'eau (le rite en avait ainsi décidé) se nouaient ouvertement nos rapports futurs."
Il y a peu, interrogée par Le Figaro, Jacqueline Jacqueline de Romilly disait d'elle-même ne pas avoir eu, la vie qu'elle souhaitait : « Avoir été juive sous l'Occupation, finir seule, presque aveugle, sans enfants et sans famille, est-ce vraiment sensationnel ? Mais ma vie de professeur a été, d'un bout à l'autre, celle que je souhaitais. » On comprend mieux la précision des sentiments du récit de cette première soirée commune: le vécu personnel pour le contenu, la talent du professeur de lettres pour la forme.
Lu dans :
Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince. http://wikilivres.info/wiki/Le_Petit_Prince. Chapitre XXV
Jacqueline de Romilly. Ouverture à coeur. Editions de Fallois. 1990. 291 pages. Extrait p.289-291
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