23 août 2009

La dernière goutte

"Montaigne décrit la vie à partir de la vieillesse et comme une transition graduelle, « conduits par sa main, d'une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans ce misérable état et nous y apprivoise; si bien que nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous .. ». Le passage est même plus rude de la jeunesse à la vieillesse, nous dit Montaigne, que de la vieillesse à la mort: il est plus « lourd» d'un être doux et fleurissant à un être pénible et douloureux» que «du mal être au non être ».

cité par François Jullien


Les dernières lignes de l'opus de François Jullien m'habitent, opposant les transformations silencieuses à l'événementiel qui fait notre vie quotidienne. L'acutalité d'un monde qui se transforme de manière sûre, constante et invisible face aux actualités se bousculant pour nous distraire de notre ennui , accumulant les petites phrases de nos hommes politiques et décideurs, l'annonce du décès de tel chanteur où la satisfaction devant le ministre d'une claque de fausses ménagères se réjouissant que le panier de la rentée soit moins cher.  

Ce dimanche nous offre un soleil éclatant, noces de l'été qui lance son bouquet final comme un superbe feu d'artifice. Je finis une longue tournée de patients hospitalisés vers 12h30, la tête pleine de questions: que ressent-on dans son lit d'hôpital quand on demande un peu d'eau fraîche avec une paille, puis un petit bonbon, petits bonheurs infmes qui parviennent à ramener le sourire sur un visage?  Les hasards (?) de l'existence me font relire durant la sieste ce passage de Giono, qui me soufflent comme une réponse à l'oreille. "Dans la montagne, un jour, je suis arrivé près de la maison où je suis né, je suis entré chez un de mes amis. Il était vieux, paralysé dans son lit, nourri de lait, incapable de bouger. Soigné par sa fille. Seule. J'entre. Je le vois, je reste un moment, je me dis: « Il serait mieux mort." (..) Sa fille était là. A un moment il nous  regarda. Il essaya. Il fit bouger son œil. Un signe. Alors je la vis. Elle alla chercher la pipe. Elle la bourra de tabac. Elle l'alluma, la mettant à sa bouche à elle et tirant. Une fois bien allumée elle la lui donna. Il se mit à pomper tout doucement. Il ferma les yeux. Sa fille me dit:  « Viens, sortons. Ça, il l'aime." (..) Une seule joie, et le monde vaut encore la peine. Les joies du monde sont notre seule nourriture. La dernière goutte nous fait encore vivre. Le monde est une nourriture."

Le mystère de la dernière goutte de vie, voilà une petite réflexion qui peut nourrir une semaine, non?

 Lu dans:
  • François Jullien. Les transformations silencieuses. Grasset. 2009. 110 pages. extrait p.35 et 36
  • Montaigne. Essais. I. 20. éd. par Jean Plattard, coll. Les textes français.  p.123  
  • Zuanghzi. "Da Zong Shi". Guo. p.142
  • Jean Giono. Que ma joie demeure. Grasset 1935. Le Livre de Poche 493-494. 504 p. extraits p.16 et 266

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