11 mai 2008

La nuit la vie



"Je me revois pendant cette nuit là, l'une des plus accablantes de ma vie. Leizer (en yiddish pour Eliézer), mon fils, viens... Je veux te dire quelque chose... À toi seul... Viens, ne me laisse pas seul... Leizer... » J'ai entendu sa voix, saisi le sens de ses paro¬les et compris la dimension tragique de l'ins¬tant, mais je suis resté à ma place. C'était son dernier vœu - m'avoir auprès de lui au moment de l'agonie, lorsque l'âme allait s'arracher à son corps meurtri - mais je ne l'ai pas exaucé. J'avais peur. Peur des coups. Voilà pourquoi je suis resté sourd à ses pleurs. Au lieu de sacrifier ma sale vie pourrie et le rejoindre, prendre sa main, le rassurer, lui montrer qu'il n'était pas abandonné, que j'étais tout près de lui, que je sentais son chagrin, au lieu de tout cela je suis resté étendu à ma place et ai prié Dieu que mon père cesse d'appeler mon nom, qu'il cesse de crier pour ne pas être battu par les res-ponsables du bloc. Mais mon père n'était plus conscient. Sa voix pleurnicharde et crépusculaire conti¬nuait de percer le silence et m'appelait, moi seul. Alors le S.S. se mit en colère, s'approcha de mon père et le frappa à la tête: «Tais-toi, vieillard! tais-toi! ». Mon père n'a pas senti les coups du gourdin; moi, je les ai sentis. Et pourtant je n'ai pas réagi. J'ai laissé le S.S. battre mon père. J'ai laissé mon vieux père seul agoniser. Pire: j'étais fâché contre lui parce qu'il faisait du bruit, pleurait, provoquait les coups... Leizer! Leizer! Viens, ne me laisse pas seul.. Sa voix me parvenait de si loin, de si près. Mais je n'ai pas bougé. Je ne me le pardonnerai jamais. Jamais je ne pardonnerai au monde de m'y avoir acculé, d'avoir fait de moi un autre homme, d'avoir réveillé en moi le diable, l'esprit le plus bas, l'instinct le plus sauvage. Sa dernière parole fut mon nom. Un appel. Et je n'ai pas répondu. "
Elie Wiesel

Un livre court, une réédition en fait qu'Elie Wiesel, sur les conseils de sa femme traductrice, a fortement réduite, dont les mots sobres prennent à la gorge. Je croyais tout savoir sur les camps de la mort. Je n'ai découvert que récemment "L'écriture ou la vie" de Jorge Semprun, "Si c'est un homme" de Primo Levi et "La nuit" d'Elie Wiesel: il faut se garder d'oublier l'histoire des camps.


Lu dans:
La Nuit . Elie Wiesel. Les Editions de Minuit. 1958 / 2007. 200 p . Extrait p. 16, 17

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