29 mai 2025

La deuxième vie des étoiles

 « Ces étoiles que tu regardes là-haut, certaines sont mortes depuis longtemps mais elles brillent toujours. Ce qu’on vit, même si ça disparaît, ça continue d’exister quelque part. Ce qui compte, ce n’est pas qu’elles soient mortes ou vivantes. C’est ce qu’elles éclairent, ici et maintenant. »    
                                            François Reunis

                         


Vivre n'est-il vraiment qu'un étincelle entre deux néants? Pas sûr, tant que subsistent des êtres chers, imprégnés de notre affection. Le "rien" après une vie est davantage que le "rien" qui la précéda. Émouvants adieux hier matin à François, petit-cousin arraché à notre affection lors d'un treck en montagne à l'âge de 28 ans. Si pour d'aucuns, la vie est longue et paisible comme une plaine de Toscane, pour d'autres elle est concentrée, passionnée et brûlante comme un météore, on ne choisit hélas pas. Une impressionnante vidéo par drone, envoyée par François peu de temps avant sa chute. nous fait partager ses tout derniers moments, et son bonheur d'être vivant dans un paysage aussi grandiose: "ce qui est grave dans une vie n'est pas ce qui nous arrive, mais ce qui ne nous arrive pas." Parce qu'il y a autre chose à vivre sur cette terre que le gel, le crachin, les malheurs et les dos qui se figent, cette prise de conscience aussi fugace qu'intense d'exister en harmonie avec le monde, en pleine forme, d'être présent à soi et aux autres ne constitue-t-elle pas le summum du bonheur? Sa vie fut une bénédiction pour ses proches, son départ creuse une douleur immense. Une foule énorme dans un silence impressionnant l'accompagne, ainsi que ses collègues et amis policiers venus en nombre, stoïques, debout autour du cercueil, mais les yeux embués par de vraies larmes quand à la fin de la cérémonie ils se retrouvent seuls avec lui. Les vraies douleurs sont silencieuses.


Restent les étoiles… que François évoque dans un scénario de film à réaliser "un jour". "Un jour", qui nous confronte à l'incertitude du lendemain et nous invite à vivre intensément chaque heure qui nous est offerte.  On sort meilleur de pareils moments de partage. Le hasard fait coïncider cet adieu avec la fête de l'Ascension, qui ne signifie sans doute plus grand-chose pour une majorité d'entre nous. Et pourtant, débarrassée de ses oripeaux saint-sulpiciens avec angelots et images d'histoire sainte, cette célébration de "la présence dans l'absence", quelles que soient nos croyances, me parle et donne un sens à nos existences qui ne seraient sans cela qu'un énorme malentendu. Nous sommes à la fois insignifiants à l'échelon du cosmos, et essentiels pour ceux que nous croisons.


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  • François avait précédemment réalisé quelques vidéos, visionnables sur https://linktr.ee/Francois_Reunis
  • "le gel, le crachin, les malheurs et les dos qui se figent" emprunté à Marc Dugardin. Personne dis-tu. Rougerie, 2025, 64 p.


27 mai 2025

Hop Là

"J'ai pas de tête, mais j'ai des jambes
Qui me portent, me rapportent."     
                    Barbara

                    


Croisant une patiente octogénaire hier, balayant devant sa porte, je me fends d'un "ça va le trottoir?" complice. La réponse fuse "oui mais ça ne rapporte plus comme avant." Avoir le sens de la répartie et de l'humour canaille n'a pas d'âge. Petits moments perlés d'une journée, bonheurs simples. 


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Hop Là. "Barbara sur scène, Carpentras 1973

26 mai 2025

Entre normal et pathologique

« En matière de normes biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer. »
                    Georges Canguilhem


Dans sa thèse de médecine soutenue en 1943, le philosophe des sciences Georges Canguilhem (1904-1995) affirme qu’une maladie ne peut jamais être décrite objectivement. Autrement dit, seules les personnes directement concernées seraient légitimes pour déterminer si elles se sentent malades ou handicapées. A l’inverse, si leur profil s’écarte de la norme, mais qu’elles le vivent bien, savants et médecins ne devraient pas considérer leur état comme pathologique.  Un patient, décédé maintenant, atteint l'âge de 93 ans était atteint de la plus sévère arthrose de hanche qu'il m'ait été donné d'observer, au point que l'articulation n'avait plus la moindre mobilité. Il lui fut proposé vingt fois de se faire opérer, ce qui le faisait sourire: il n'en voyait guère les avantages. Il promena son chien et s'occupa de ses innombrables protégés à plumes et à poils jusqu'à la veille de sa mort. La réflexion de Canguilhem aurait pu être le titre du film à consacrer à ce patient, et se révéler tout un programme pour notre médecine devenue si normative.  De toutes les disciplines médicales, si promptes à édicter ce qu'est le progrès et le changement dans la prise en charge des maladies, la philosophie des sciences reste la plus permanente.


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Georges Canguilhem (1904-1995).  Le Normal et le Pathologique. 1943. Editions PUF 1966. 294 pages

22 mai 2025

Sagesse d'Anne Philipe

 "À chaque heure je me demandais comment il était possible non pas que je vive, mais simplement que mon cœur continuât de battre après que le tien se fût arrêté. J’entendais parfois dire que tu étais présent parmi nous. J’acquiesçais. À quoi bon discuter ? Mais je me disais qu’il est facile pour certains d’admettre la mort des autres. Cherchent-ils à se rassurer sur leur propre éternité ? (..) Je savais aussi qu'entre ta belle et brève destinée et une vie longue et médiocre, tu n'aurais pas hésité. Mais pourquoi ce choix ?  (..) Le printemps fait mal, la  douceur de l’air me fait rêver à ce qui fut et à ce qui serait si tu étais là. » 
                        Anne Philipe


Je relis Anne Philipe et ses mots justes me touchent autant que lors de leur découverte il y a 40 ans. La beauté des phrases simples ne prend pas une ride.


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Anne Philipe . Le Temps d'un soupir. LLP. 1982

21 mai 2025

Happy places

"Ces vieux manoirs presque abandonnés je les regarde toujours, de loin, comme un mirage de confort, d'intimité, de bien-être: de stabilité dans la vie."   
                        Antonio José Branquinho da Fonseca

                      


De l'importance de se créer des lieux de bonheur, qui nous attirent précisément parce que nous ne pouvons pas y rester indéfiniment. Dans la course-poursuite des journées. notre mémoire nous permet de les emporter avec nous partout où nous allons, à la fois  repères et refuges. Que ce soient une terrasse de café en vacances avec vue sur les premiers oiseaux migrateurs rentrant au pays, un pique-nique improvisé, un vieux chêne étendant ses branches jusqu’au sol créant un rideau vert propice aux confidences, lorsque nous avons l’impression que tout s’écroule autour de nous, ces coins de paradis représentent bien plus que des points sur une carte: ils sont nos oasis accessibles à tout moment, et peu importe où nous nous trouvons.



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Matteo Melchiorre. Le Duc. Editions Métailié. Paris. 2022.  Exergue d'Antonio José Branquinho da Fonseca. Il Barone. Sellerio. Palerme. 1993
Danny Heitman. No map required: How I found my happy place. The Chritian Science Monitor. Feb. 05. 2025.

17 mai 2025

Cannes

"C'est un phénomène curieux. En marge d'un film important se déroule presque toujours un autre film qui , lui, semble s'écrire tout seul." 
                    Pierre Hebey

                



Cannes, son tapis rouge, ses limousines, la longue attente pour capter la photo qui fera mouche, le Tout-Paris à la plage. Parmi tous les films à voir absolument, comment débusquer celui qui vous laissera une émotion pour la vie entière?


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Pierre Hebey. Les passions modérées. NRF. Gallimard. 1995. 472 pages. Extrait. p.437

16 mai 2025

La mort de Pepe Mujica

 « Je ne suis pas pauvre, mais sobre. » 
                    José "Pepe" Mujica

                            

Surnommé "le président le plus pauvre du monde", formule qu'il recadrait lui-même en précisant qu'il était simplement "sobre",  José "Pepe" Mujica, l'ancien guérillero qui a gouverné l'Uruguay de 2010 à 2015 est décédé mardi à l'âge de 89 ans. Ce chantre de la frugalité  conduisait lui-même sa vieille Coccinelle et avait refusé de vivre dans la résidence présidentielle, préférant sa modeste ferme des environs de Montevideo. Icône politique et intellectuelle en Amérique latine, personnalité hors norme, ignorant les sirènes du pouvoir, les protocoles et les fastes. Honoré par les plus grands qui à sa fin de vie se pressaient dans sa fermette pour lui rendre un dernier hommage, il meurt riche de ce respect. Prolongeant sa réflexion sur la sobriété qui n'est guère une pauvreté, me revient le récit de cette patiente victime cette semaine du vol de sa carte de banque, aussitôt délestée du montant de sa maigre pension reçue la veille. Elle puisera dans ses maigres économies d'une vie, gelées pour payer ses obsèques, afin de survivre ce mois-ci. Les pauvres de nos rues meurent pauvres, et leurs enfants souvent aussi. Le combat de Pepe Mijica s'adressait à eux.


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Patrick Piro . Pepe Mujica, icône de dignité. Politis. 15 mai 2025

14 mai 2025

Les cascades de rire

"C'est le jour du printemps,
Tu longes seul le jardin :
De l'autre côté du mur,
Une branche qui dépasse
Chargée de fleurs jaune or
Dont tu ignores le nom

C'est l'heure pour toi
D'abandonner
La peur, le doute,
De passer outre."
                François Cheng


Ce matin j'ai cueilli des rires. De vrais rires, sans retenue aucune, rire pour le seul plaisir, on a oublié que cela existe. Sans doute l'effet d'un lumineux printemps, conjugué au tempérament heureux d'une octogénaire hôte de la maison de repos du CPAS d'Anderlecht. Un infirmier lui partageait une histoire drôle et leur rire rebondissait comme une cascade sans fin. Quelques pensionnaires au soleil rêvent qu'ils sont à la Côte d'Azur, mais sans le mistral ni la canicule. La vie simple se propage, les nouveaux maîtres du monde peuvent poursuivre leurs sales petites affaires de palace volant et d'hôtels-tours dédicacés, un court moment de ma tournée ce matin m'a rappelé la vanité des choses.


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François Cheng. La vraie gloire est ici. NRF. Gallimard. 2013. 162 pages. Extrait p 58

03 mai 2025

Epoqualisme, une jubilation puérile

 «Epoqualisme: néologisme désignant la jubilation produite par la sensation de vivre une époque exceptionnelle, dans laquelle tout est nouveau et en rupture avec ce qui a précédé. Conviction illusoire et puérile qui agite notre époque. Le débat actuel sur ces progrès  reste marqué par une amnésie technologique et une totale indifférence envers l’histoire.» 
                            Evgeny Morozov

                             

L’effet d’emballement autour de l’Internet, et actuellement de l'intelligence artificielle. décrits à longueur de publications par de nombreux essayistes comme la matrice d’un monde nouveau, mériterait un peu plus de recul et de modestie. Lorsque nous pensons aux progrès récents des technologies de l'information, nous oublions souvent leurs prédécesseurs  que furent le système postal, le télégraphe, la radio, la télévision. Quand nous célébrons la vente en ligne, nous oublions la vente par correspondance qui initia le système. Les débats sur le génie génétique et ses impacts (positifs comme négatifs) se déroulent comme s’il n’avait jamais existé d’autres moyens de modifier les plantes et les animaux, voire d’améliorer l’approvisionnement alimentaire». Que tout se soit accéléré est indéniable, mais nos technologies ne sont que des nains portés par les épaule d'un géant qui leur a permis le discernement de réalités lointaines, jusque là inaccessibles. 

Cette même jubilation qui transforme nos croquettes, mijotés, pâtées et repas canins , tous formulés grâce à la science, en éléments nutritifs permettant à nos chiens et chats de bénéficier d'une vie meilleure est exaspérante de fatuité. Longeant le Doubs où nageait notre Golden Retriever la gueule rassasiée par une demi-baguette jambon/fromage récupérée dans un ruisseau, il m'est arrivé de lire à haute voix les deux pages écrites par Su DongPo , poète de l'an mil, décrivant l'amitié que lui porte son chien. "Museau Noir, que j'ai de la chance d'être ton maître! / quand je t'ai annoncé que nous retournions au Nord / tu as remué la queue et dansé de joie / et fait la ronde autour des enfants. / Tu dis merci du museau / puisque le Ciel te refuse la parole / J'ai envie de te confier une lettre à porter. "  Où se niche la science , et l'intelligence artificielle dans cet échange qui a survécu un millénaire?


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Evgeny Morozov. (1984- ) Pour tout résoudre, cliquez ici. FVP Editions. 2014. 350 pages.
David Edgerton. (1959 - )  Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l'histoire globale. Le Seuil. 2013. 320 pages
Su Dongpo 1037-1101, repris pas Claude Roy dans L'ami qui venait de l'An Mil. Gallimard. Coll. L'Un et l'Autre. 1994. 176 pages.

02 mai 2025

Le propre et le sale

"Qu’est-ce que la saleté ? N’est-ce qu’une question de point de vue ? La terre collée sous les semelles est indubitablement sale. Mais qu’en est-il de la même terre lorsqu’elle se trouve dans un pot de fleurs ? Comment expliquer cette métamorphose existentielle de la terre en fonction de l’endroit où elle se trouve ? Et qu’en est-il lorsqu’elle se trouve sur un chien ?" 
                                Hugo Rifkind

                                                                     


Dans un récent article du “The Times”, le chroniqueur Hugo Rifkind explore notre rapport à la saleté à travers le prisme de son compagnon à quatre pattes. Sur un chien heureux, la saleté est-elle toujours saleté ?  Un partage de douze années avec un Golden Retriever dont le principal bonheur consistait à se rouler dans les crottes de ses congénères fut la source de nombreux fou-rires familiaux. La propreté des uns n'est pas celle des autres, et aucune n'est vraiment risible. Lorsqu'on quitte une ferme à bétail, il n'y a rien de sot à se frotter les pieds en sortant avant de monter dans son auto, la saleté toute relative du lieu n'est qu'un autre mot pour le labeur. Chez mes patients musulmans, il est suggéré de me déchausser avant d'entrer dans la chambre du malade. La propreté touche ici au symbole: quand un être humain en fin de vie se voit confronté à l'essentiel, on laisse à l'extérieur la saleté du monde, ses conflits et ses médiocrités pour ne partager que ce qui compte vraiment. Se déchausser est une invite à la philosophie. 


Lu dans:
Hugo Rifkinf. The luxury of a muddy dog: the questions posed by four dirty paws. The Times. 28 février 2025.