30 septembre 2021

Départ

 

"Même si tout s'arrêtait là,
Au dernier souffle, à la fosse, à la cendre,
Même s'il me fallait descendre
Ces escaliers qui ne conduisent nulle part,
Cela valait la peine d'être né,
D'avoir bu à longs traits le vin de l'existence,
D'avoir connu des joies et des douleurs intenses,
D'avoir aimé, d'avoir lutté, d'avoir pleuré.

Je n'ai pourtant pas fait des étincelles,
Rien que ces choses que l'on dit très ordinaires.
Mes fautes ne sont pas des actes mais des manques.
Je confesse médiocrité.
Mais j'ai parfois marché sur l'eau, flotté dans l'air,
Je me suis vu sur la plus haute vague,
J'ai respiré un peu d'éternité." 
                Liliane Wouters. Le livre du soufi.



 

Lu dans:
Liliane Wouters. Le livre du soufi. Editions Le Taillis Pré. Décembre 2009. 70 pages. Extrait p.64

29 septembre 2021

Automne

"La clarté très claire    comme par temps de grand froid
une lumière de patins à glace de soleil après le vent du Nord
une lumière de fil du rasoir
un air de cristal réfracté
mais l'extrême douceur de juin en septembre
et la tiédeur qui descend en flânant dans le creux des os

Cette journée m'a été donnée
je n'y comptais pas tellement
un jour transparent parmi le lot qu'on a rajouté à ma part
osons le mot malgré l'insolence
ce serait presque du bonheur
partagé avec toi sous le même ciel clair
comme par temps de grand froid
comme juin en septembre.  "
                Claude Roy     Bonheur du jour  Le Haut Bout  26 septembre 1983

 
 

Lu dans:
Claude Roy. A la lisière du Temps. Gallimard. NRF. 1984. 204 pages. Extrait p.168

28 septembre 2021

L'ombre de toi

 

« Je veux bien n’être que ça : une trace dans ta main.» 
                        Yves Namur


S'il y a du Brel dans cette déclaration d'amour sublime, qui rappelle l'inoubliable "laisse-moi devenir / l'ombre de ton ombre / l'ombre de ta main / L'ombre de ton chien", je ne pense pas que j'aurais pu partager ma vie avec pareille dulcinée.


Lu dans:
Yves NAMUR. N’être que ça. Lettres Vives. Coll. Entre 4 yeux. 2021. 92 pages

26 septembre 2021

"Quel est votre moment préféré de la journée ? Il y en a deux. Le matin tôt, au réveil, je regarde les plantes sur la terrasse avant de m'immerger dans le reste, c'est une façon de recueillir mes pensées. Le soir, quand il y a encore de la lumière mais qu'il ne fait plus jour. C'est un moment de passage. La bataille de la journée s'est accomplie, c'est le moment où l’on se rappelle de soi."

                    Carlo Rovelli 


 

 

Lu dans:
Anne-Sophie Novel. Carlo Rovelli : « On ne voit jamais le temps, mais on voit les choses changer ». Le Monde. 15 juin 2015.

25 septembre 2021

Surprendre

 

"Un repas, il n’est pas nécessaire que ce soit toujours délicieux, mais il faut que ce soit mémorable. Il faut déranger, sinon on ne se rappelle pas ce qu’on a mangé. Quand on fait dans notre manufacture un sorbet aux herbes fraîches ou de la glace à l’huile d’olive, en utilisant des olives séchées de Sicile, maturées, on va dans la caricature du goût, mais c’est volontaire." 
                    Alain Ducasse




La gastronomie serait-elle le dernier des voyages capables de surprendre, et de laisser des souvenirs? Louveteaux, nous fûmes gratifiés un soir d'un plat étrange, baptisé par l'intendance "Banane de Mowgli". Prenez une banane, coupez-la en deux dans le sens de sa longueur et fourrez-la de moutarde. Entourez le tout d'une tranche de jambon blanc, savourez. Je me souviens encore du recul provoqué par l'annonce du plat, de la surprise des papilles et des images qui m'en restent cinquante ans plus tard: c'était tout simplement délicieux. Et quand me revient la saveur conjuguée d'un crottin de Chavignol trempé dans un Sancerre frais, partagé avec la famille en roulotte dans le Val-de-Loire, ce ne sont ni le lait de chèvre ni le raisin qui dominent mais l’inoubliable rencontre d'un terroir, d'un savoir-faire, du bonheur d'être ensemble et de la conscience aiguë de la non-reproductibilité d'un moment unique dans notre existence.

 

 

Lu dans:
Alain Ducassse. J'ai besoin de toucher, de sentir, de manger à cru. Propos recueillis par Leo Pajon. Le Monde 24 septembre 2021. page 29

24 septembre 2021

Œuvre intime

 

"Il ne faut pas s'astreindre à une œuvre. Il faut seulement écrire quelque chose qui puisse se murmurer aux oreilles d'un ivrogne ou d'un mourant."
            E. Cioran, Syllogismes de l'amertume
 



Le soir, elle tient une sorte de journal dans son agenda. "Matin: Colruyt, pharmacie, petite promenade au parc. Il y a un an, décès de S. (sa fille). Pourquoi m'en voulait-elle tant?" En quelques mots allusifs, un roman intime se déroule.



 

Lu dans:
Jean Loubry. Penser contre nature. Aphorismes de philosophie. Presses Universitaires de Louvain. Coll. Petites empreintes. 2018. 74 pages. Exergue

22 septembre 2021

Les héros sans gloire

 «Harry Ramos est mort en héros, c'était le type le plus adorable au monde. Il a aidé ses collègues à évacuer, et en descendant, ils ont croisé un homme obèse qui semblait avoir abandonné tout espoir. Harry et un autre de nos employés, Hong Zhu, l’ont aidé à continuer. Ils sont arrivés jusqu’au 30e étage environ, mais l’homme a de nouveau voulu abandonner. Les pompiers qui montaient dans les étages criaient : « Allez, vite, on se relève, on se relève ! » Ils ont conseillé à Hong et à Harry : « S’il ne veut pas continuer, laissez-le ici, et partez, vite. » Hong a eu peur, il a dit : « Harry, allez, viens, on y va. » Harry a répondu : « Non, je vais rester avec lui. » Hong a réussi à sortir. Harry n’a jamais été retrouvé. L’homme que Harry Ramos a tenté de sauver s’appelait Victor Wald, 49 ans, courtier new-yorkais chez Avalon Partners et père de deux enfants. Wald avait été embauché par Avalon à la fin du mois d’août. Plus tard, les familles de Ramos et de Wald ont demandé que leurs noms soient inscrits l’un à côté de l’autre sur le mémorial du 11 septembre."       

                    Garrett M. Graff.  11 septembre, une histoire orale



Quand viendrait l'heure, qui serions-nous? Si ce court texte m'interpelle tant, c'est que je pourrais sans aucun doute être Hong, ma poche de courage étant si menue - ou mon instinct de vie si grand, la frontière est ténue entre les deux. Je pourrais aussi être Harry, par atavisme professionnel, certaines attitudes d'aide étant devenues des automatismes, comme une seconde nature. Je pourrais surtout être Wald, invalidé par son obésité, sa méforme, sa descente pataude ralentissant les autres. Il existe à Los Angeles le Walk of Fame, trottoir célèbre du quartier de Hollywood visité chaque année par 10 millions de visiteurs, pavé de 2 621 étoiles payantes dédicacées à tout ce que l'Amérique compte de célèbre, politiques, industriels, acteurs de cinéma, artistes, sportifs. Que pèsent deux prénoms anonymes - Harry, Wald - côte à côte sur le mémorial du 11 septembre, face à tant de gloire? Rien sans doute, si ce n'est le poids du simple courage, et de la fraternité humaine.




Lu dans:
Garrett M. Graff.  Trad. Jerome Schmidt. 11 septembre, une histoire orale. Ed. Arènes. 2021. 529 pages. Extraits pp 158, 167

Un exercice militaire plus vrai que nature

 

"On était en plein dans notre grand exercice annuel dénommé Global Guardian. Tous les bombardiers étaient armés, les sous-marins étaient à l’eau et les missiles balistiques étaient presque tous actionnés. On faisait ça chaque année, c’était la routine. Un capitaine a dit : « Monsieur, un avion vient de s’écraser sur le World Trade Center. » Je l’ai immédiatement repris : « Lorsque nous sommes en exercice, il faut commencer ses phrases par : “Ceci est un exercice”, histoire de ne pas confondre avec un événement réel. » Il m’a alors désigné l’un des écrans de télévision allumés dans le centre opérationnel. On pouvait voir de la fumée sortir du gratte-ciel. Comme tous ceux qui travaillaient dans le secteur de l’aviation ce jour-là, je me suis dit "Mais comment peut-on s’écraser sur le World Trade Center avec une météo aussi bonne ?"  
            Garrett M. Graff.  11 septembre, une histoire orale



Où on découvre que la lecture de la réalité passe par le filtre du regard, trompé à deux reprises dans le cas de ce récit d'exercice militaire le 11 septembre.

 
 
Lu dans:     
Garrett M. Graff.  Trad. Jerome Schmidt. 11 septembre, une histoire orale. Ed. Arènes. 2021. 529 pages. Extrait p. 46.

21 septembre 2021

Ces jours qui commencent bien

 

«Monsieur  Atta, si vous n’y allez pas maintenant, l’avion va décoller sans vous.  »
                    Garrett M. Graff, Jerome Schmidt. 11 septembre, une histoire orale




Le préposé à l'embarquement du vol pour Boston à l'aéroport de Portland se souvient: "On était tous de bonne humeur. Il faisait très beau, et tout se déroulait sans le moindre problème." Deux passagers avaient l’air égarés, et il s'est dit : «  Ouah, des sièges de première classe. On ne voit plus beaucoup ce genre de billets à 2400  dollars. Il a posé  les questions classiques, quelqu’un leur avait-t-il confié quelque chose à emporter dans l’avion, avaient-ils toujours gardé un œil sur leurs bagages? Ils acquiesçaient, tout sourire, et il en avait déduit que c’était bon. On avait tout juste fini l’enregistrement. Le comptoir était vide. Il dit à l’autre guichetier  : «  Ces passagers sont en retard, mais je pense que nous pouvons tout de même les accepter à bord.  »  On dut les houspiller pour qu'ils se dépêchent. Vingt ans plus tard l'infortuné préposé ne se remet pas d'avoir été celui qui avait laissé pénétrer Mohammed Atta sur le vol American Airlines 11, qui s'est écrasé contre la tour nord du World Trade Center le 11 septembre moins d'une heure plus tard. Il faut parfois se méfier des journées qui débutent trop bien.
 
 


Lu dans:      
Garrett M. Graff.  Trad. Jerome Schmidt. 11 septembre, une histoire orale. Ed. Arènes. 2021. 529 pages. Extrait p. 27.

19 septembre 2021

Sagesse de Julos

 

"Il est très joli ton petit perroquet blanc
mais je ne vais pas le garder
parce que je ne sais pas quoi en faire. "
   Chantal Dellicour



Le vieux barde de Tourinnes-la-Grosse nous a quittés ce dimanche, lui qui transmit tant de petites gayoles où mettre tous nos perroquets blancs dont on ne sait que faire. "Elle me l'avait toudi promis / Une belle petite gayole / Pour mettre em' canari ." Les sobres mots écrits le soir du décès de son épouse, poignardée par un malade mental hébergé à leur domicile, nous avaient émus et interpellés. Il fait partie de ces poètes philosophes qui nous ont rendus meilleurs.



Lu dans:
Chantal Dellicour. Une âme simple. Autoédition. 2021. 146 pages. Extrait p.99
Oscar Sabeau. La Ptite Gayole. 1941. Reprise par Julos Beaucarne en 1981. L'air de la chanson est également l’air de base joué chaque heure au carillon de Louvain-La-Neuve.

09 septembre 2021

Covid pour tous

 Inouï, à quoi une structure aussi insignifiante qu'un virus peut vous réduire.



Rien de majeur, j'expérimente le concept nouveau de vacciné infecté. Quarantaine, repos, patience. L'écriture n'est plus une priorité, mais cela reviendra.

 

05 septembre 2021

 « Entre deux individus, l’harmonie n’est jamais donnée, elle doit indéfiniment se conquérir. »

                 Simone de Beauvoir                         




Lu dans:
Simone de Beauvoir. La force de l'âge. Gallimard. 1960. 704 pages.

04 septembre 2021

Figures de style

  « Dans la vie, il faut éviter trois figures géométriques : les cercles vicieux, les triangles amoureux et les esprits trop carrés. »



Attribuée à tant de gens célèbres, elle oublie l'ellipse, sans doute la plus belle, qui permet de ne pas évoquer dans un texte ou un récit ce qui est essentiel.

02 septembre 2021

Rimbaud

    "On fait tout dire à un silence."
         Sylvain Tesson



Arthur Rimbaud, commence à écrire ses premiers poèmes à quinze ans. À seize, il compose Le Bateau ivre. Pendant trois ans, il tire un feu d'artifice qui fera de lui une des figures majeures de la littérature française, à titre posthume. En 1875, n'ayant publié qu'un seul ouvrage à compte d'auteur tiré à dix exemplaires (Une saison en enfer), il confie à Verlaine le manuscrit des Illuminations, dont il ne verra pas la publication. Puis il se taille et se tait. Pourquoi? Les hypothèses à son silence, se succèdent, variées, nombreuses, oiseuses. Il devient négociant, vend des fusils et des cartouches, commence sa longue traversée de l'ennui. Les lettres qu'il écrit désormais à ses amis et sa famille n'ont plus rien de commun avec ses écrits de jeunesse, simples listes de commerce d'armes, de commandes de livres (le Manuel du tanneur, Manuel du charron, Le Parfait Serrurier, le Manuel du verrier, du briquetier, du faïencier, potier), parfois un catalogue de récriminations sur l'ennui d'être né.  Il meurt à 37 ans d'un cancer généralisé, les obsèques se déroulent dans l'intimité. Il n'y eut qu'un seul article dans la presse faisant état de son décès.  Sylvain Tesson raconte surimpressionnant itinéraire du poète maudit dans une série de chroniques sur France Inter, devenues un livre.



Lu dans:
Sylvain Tesson. Un été avec Rimbaud. Des Equateurs. 2021. 217 pages.

Vivre mouillé

 "La vie, c'est d'être toujours mouillé."

            Antoine Wauters



Pigeons trempés sous l'averse, calfeutrés dans l'attente, à l'image des contraintes qu'impose un costume trop étroit. On rêve de lait au sein, et déjà c'est Nestlé en poudre, de cavalcades cheveux au vent et on tourne dans un manège, de reconstruire Babylone et on calfeutre un abri de jardin. Progressivement l'horizon se rapproche, jusqu'à ce qu'on puisse en toucher les limites, le dieu devient homme.  Ce n'est pas trop grave, c'est vivre, et c'est déjà ça.



Lu dans:
Antoine Wauters. Mahmoud ou la montée des eaux. Verdier. Collection jaune. 2021. 144 pages

01 septembre 2021

Premier septembre


"C'était un professeur, un simple professeur
Qui pensait que savoir était un grand trésor
Que tous les moins que rien n'avaient pour s'en sortir
Que l'école et le droit qu'a chacun de s'instruire
Il y mettait du temps, du talent et du cœur
Ainsi passait sa vie au milieu de nos heures
Et loin des beaux discours, des grandes théories
À sa tâche chaque jour, on pouvait dire de lui
Il changeait la vie."
                Jean-Jacques Goldmann. Il changeait la vie.

 

Première sonnerie, premiers rangs, l'énorme marronnier dans la cour, une lumière d'été rasante, et l'envie que ça se passe bien. On jauge le nouvel instit - pas tous sympas ! comme ce petit monstre en tablier gris scrutant sa classe à la recherche d'un roux, car "il n'aimait pas les roux, tous sournois, à surveiller en permanence". Soixante ans plus tard, je ressens encore la honte de ne pas l'avoir interpellé, mais le combat était trop inégal. L'année suivante heureusement, un instit au costume de clown me réconcilia avec le savoir, et puis un autre encore dont la bienveillance m'habite toujours. Nouvelle classe, nouveau banc avec ses biffures de générations de potaches, ses chewing-gums et ses crottes de nez collés sous le pupitre qu'un doigt explorateur détache, ça commence bien.  On regrette de ne pas retrouver l'ami sympa, turbulent exfiltré vers une école moins parfaite, l'absence totale de filles nous préservant de chagrins plus tristes.  Une année commençait par la personnalisation de la première page de journal de classe par un majestueux JMJ - Jésus Marie Joseph - à calligraphier dans le coin supérieur gauche. Par la fenêtre ouverte nous parvenaient l'odeur puissante du bon chocolat des usines Côte d'Or voisines, et les notes gaies de la classe des grands qui entamaient l'année par le cours de chant. Tout ne serait pas triste, mais tout ne serait pas drôle.  C'est loin tout cela, et ayant atteint l'âge où l'horizon du passé se fait plus vaste que celui qui nous attend, on se surprend parfois à préférer l'actuelle incertitude aux vérités énoncées en ces temps-là.