25 février 2017

Le jour de tous les possibles

"Soudain une dispute a éclaté à une table voisine. Un homme et une femme se plaignaient bruyamment auprès du serveur. Cela concernait le dessert qu'ils avaient commandé. L'homme a repoussé avec ostentation son assiette en affirmant qu'il était immangeable et que c'était un scandale de servir une horreur pareille. Le serveur écoutait en silence. Il ne baissait pas la tête tel un écolier pris en faute, au contraire: il regardait le couple bien en face, ne le quittait pas des yeux. Quand l'homme s'est trouvé à court d'arguments, la jeune femme a pris le relais. Elle avait une voix aiguë. J'ai eu l'impression qu'elle ne faisait que répéter les paroles de son compagnon. Depuis le début de la scène, le serveur tenait en équilibre sur sa main levée un plateau rempli de verres et de tasses qu'il venait de débarrasser. Tout est allé très vite. La femme n'était pas encore au bout de sa harangue et s'égosillait de sa voix criarde. Soudain, le serveur a levé le plateau au-dessus de sa tête et l'a projeté au sol, faisant valser tasses et verres qui se sont brisés en mille morceaux. Puis, calmement, il a ôté son tablier blanc et l'a jeté au sol avec le reste. Et il est parti. Il a quitté le restaurant en bras de chemise, sans se retourner. Il a disparu. (..)
Je suis ressorti dans la nuit veloutée. En bifurquant dans une petite rue pour rejoindre mon hôtel, j'ai soudain aperçu le serveur. Il se tenait devant la vitrine éclairée d'une agence de voyages en fumant une cigarette. Il paraissait perdu dans ses pensées. Je me suis arrêté pour mieux l'observer. La devanture était pleine d'affiches vantant des destinations aux quatre coins du monde. Je ne sais pas s'il les regardait, ou s'il était seulement pensif. Il a fini sa cigarette. Il a écrasé le mégot sous son talon et il est parti. Je l'ai vu disparaître dans l'ombre entre deux lampadaires. Cette nuit-là, je suis resté longtemps éveillé. J'éprouvais le besoin impérieux de prendre une décision. Tout à fait comme si le brusque départ du serveur, son « maintenant ça suffit », cette sortie spectaculaire, était un défi qui s'adressait aussi à moi. J'étais dans cette période de la vie où l'on dit que les enjeux, les risques aussi bien que les possibilités sont les plus élevés. Il m'est apparu clairement qu'il me fallait une nouvelle fois décider à quoi j'allais consacrer ma vie. Cette courte vie bordée par deux éternités, deux grandes bouches d'ombre. Le temps alloué n'était plus aussi long qu'il avait pu l'être dix ans auparavant. Cette nuit-là, dans la vieille cité celtique où je suis resté éveillé jusqu'à l'aube, j'ai jeté mon plateau, j'ai arraché mon tablier et je suis sorti dans la nuit tiède."                                                                    Henning Mankell


Un jour il se passe quelque chose, qui bouleverse les cadres de notre existence. Henning Mankell m'a remis en mémoire le récit en tout point semblable d'un patient officiant à la Maison du Cygne à la Grand-Place de Bruxelles. Licencié pour un geste d'humeur provoqué par l'attitude d'un couple de riches touristes, il venait chercher un sédatif pour la nuit. "Si on m'avait dit ce matin que ce soir je serais sans emploi, je n'aurais pu le croire. Le plus étrange est de ne pas regretter mon geste, me posant la seule question qui compte en fait dans la vie: et maintenant que fais-tu?"  La multiplicité des possibles, sa soudaineté, la liberté née d'un geste de rupture donnent le tournis. Imaginer qu'aujourd'hui est peut-être ce jour. 



Lu dans:
Henning Mankell. Sable mouvant. Seuil 2015. Points 380 pages. Extrait pp. 187-188

24 février 2017

 
"N'envions pas ceux qui tiennent les hauts rangs: leur apparente élévation n'est que le versant d'un précipice."
                      Sénèque

23 février 2017

Boucs émissaires


"Paris 1348. La peste. La surpopulation au cœur de la ville rendait la situation particulièrement difficile. Seule la fuite pouvait permettre d'échapper à l'épidémie. Personne ne savait d'où provenait la peste ni comment elle se propageait de foyer en foyer.  Dans ce cas précis, la rumeur se répandit que les responsables étaient les chats. On avait déjà désigné les juifs. Cette fois, on a accusé les chats. Une razzia en règle s'ensuivit. Tous les chats qu'on put capturer furent mis à mort et jetés dans la Seine. Autrement dit, les véritables responsables de l'épidémie, à savoir les rats, furent débarrassés en un tournemain de leur seul ennemi naturel. Leur nombre explosa, de même que l'épidémie. Bientôt, on put dénombrer jusqu'à huit cents décès par jour dans la capitale."
               Henning Mankel

Il est plus simple de trouver un bouc émissaire qu'une solution à un problème. Ne nous précipitons pas sur le chat qui passe. Il fait peut-être partie de la solution. 


Lu dans:
Henning Mankell. Sable mouvant. Seuil 2015. Points 380 pages. Extrait pp. 168-169

22 février 2017

Lord's Prayer

"Donne-moi la sagesse
de laisser parfois aller les choses
de ne pas privilégier plus qu'il ne faut l'innovation sur ce qui a déjà fait preuve
de mettre la réflexion avant le savoir
                le bon sens avant l'habileté
de ne pas traiter mes patients comme des cas ou des problèmes
et de garder à l'esprit qu'accompagner une souffrance est déjà une thérapie. "
                        Robert Hutchison (1871-1960)  Lord’s Prayer.

Sobre prière sans âge d'un médecin, qu'on aurait aimé connaître. Quelle réécriture en proposer aujourd'hui face à des problématiques sociétales neuves, à des questions médicales inconnues à l'époque et à un humain dont la souffrance, elle, est éternelle? 


Lu dans:
Hunter D.  Centenary of the Birth of Robert Hutchison. British Medical Journal 1971; 2:222. 

21 février 2017

La lueur qui change tout

"Je regarde les gens autour de moi et je pense que tous portent avec eux une forme ou une autre d'espoir. Que quelque chose réussisse, ou commence, ou cesse, ou se laisse expliquer, ou se révèle être faux ... "
            Henning Mankel

L'homme peut-il survivre sans espoir? Le récit de la création du célèbre "Radeau de la Méduse" de Géricault est surprenant à cet égard.

"Au début, il tâche de représenter l 'horreur. Le cannibalisme, ceux qu'on jette encore vivants par-dessus bord, la mer où l'on n'aperçoit pas l'ombre d'une embarcation, le désespoir qui gagne et efface à la fin tout autre sentiment. Il imagine un radeau dérivant sur une mer où aucun dieu ne se préoccupe de la souffrance des naufragés. Dieu ne peut exister en l'absence de tout espoir. Le ciel est aussi vide que la mer. Le continent africain, invisible dans la brume, est distant de six kilomètres à peine. Mais il n'offre aucun salut. Ce pourrait tout aussi bien être l'enfer qui les attend. Les naufragés du radeau sont condamnés à mourir. Géricault est pris d'une hésitation. Il multiplie les croquis mais, à mesure que le travail avance, il atténue de plus en plus l'aspect tragique. Il semble se poser la question suivante: qu'advient-il d'êtres humains qui ont perdu tout espoir? Quand il ne leur reste rien ? Il ne donne aucune réponse. En fait, la question est mal posée, car ce n'est pas possible. Il n'existe pas de vie humaine là où tout espoir a disparu. Il reste toujours quelque chose. La toile qu'il choisit enfin de peindre donne corps à l'espoir humain qui subsiste malgré tout alors que tout devrait être fini. Au dernier plan de la composition, dans la mer déchaînée, on aperçoit la forme minuscule de L'Argus: tandis qu'à bord du radeau les survivants tentent d'attirer son attention, rien ne permet d'affirmer que sur le bateau on ait repéré leur présence. C'est d'ailleurs quelques heures plus tard, à son second passage, qu'ils seront secourus. "

Laissez-vous surprendre: allez découvrir ce minime point lumineux à l'horizon, à droite au centre du tableau de Géricault, qui en change toute la perspective  ( http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/le-radeau-de-la-meduse )


Lu dans:
Henning Mankell. Sable mouvant. Seuil 2015. Points 380 pages. Extrait pp. 102-103

19 février 2017

Ces clairières d'où on repart

"Je n’ai pas de mots.
Mais la question est venue, je l’ai posée.
Qui veux-tu être, maintenant ?"
            Biefnot-Dannemark

Est-ce un hasard si refermant le dernier ouvrage diptyque de Véronique Biefnot et Francis Dannemark nous demeure la petite musique d'un appel au large, « ce que la chenille appelle fin, le reste du monde l’appelle papillon (Lao-Tseu )». Roman jubilatoire, élaboré, qui voit se succéder deux récits de vie que vingt années séparent, écrits l'un par Biefnot, l'autre par Dannemark à deux âmes et quatre mains. On s'éloigne ici de la ligne claire qui avait caractérisé leurs premiers ouvrages pour adopter une construction fantastique où il n'est pas un indice, pas un lieu, pas un personnage qui ne trouve son avatar au moment où l'intrigue se complexifie. On est pris par la main sans savoir où cela nous mène, on croise un tendre bestiaire d'animaux étranges et familiers, dans un récit rythmé par de courts fragments poétiques qui relient les chapitres comme une ponctuation. Les lecteurs les plus anciens rechercheront vainement - à part une citation d'Emily Dickinson et une interprétation de The Dream sur une marimba - les références littéraires, musicales et cinématographiques multiples auxquelles nous avait habitué Francis Dannemark depuis quarante ans, ce qui confirme bien qu'il s'est laissé gagner par la tentation d'une création duale totalement originale, ne dédaignant guère un zeste de surnaturel. Au terme de ce labyrinthe digne d'un roman policier où chaque porte s'ouvre sur un escalier en colimaçon, où chaque échelle est posée contre une fenêtre et où chaque sentiment en évoque un autre déjà vécu précédemment, on se pose, ébloui, dans une clairière paisible où se voit posée la seule question qui compte vraiment: qui voulons-nous être, maintenant, pour quel envol? Le mot FIN ne fait décidément pas partie des scénarios imaginés par Biefnot-Dannemark, pour notre plus grand bonheur. 

 
Lu dans:
Biefnot-Dannemark. Place des ombres, après la brume. Kyrielle. 2017. 503 pages. Extraits p.499 et p.503. Sort en librairie ce 17 février 2017

16 février 2017

Pays étrange

"La vieillesse est un pays étranger
Quand je suis arrivé ici
je n'en connaissais ni la langue
ni les coutumes difficiles à saisir.

Mais on apprend vite
et déjà je commence à rêver
dans ma nouvelle langue
bien que de nombreux idiomes m'en échappent encore.

J'ai voulu interroger des indigènes
sur ce que chaque chose voulait dire
sans en trouver un seul
cet étrange pays ne compte que des migrants.

J'ai demandé à voir un docteur
on m'a dit de patienter
j'ai attendu, attendu.
sans doute n'avions-nous pas
la même horloge
ou n'étais-je pas dans le bon local

La vieillesse est un pays étranger
et j'apprends, j'apprends toujours."

            Eric Pfeiffer
 


Lu dans:
Eric Pfeiffer, MD. University of South Florida College of Medicine, Tampa, United States. Hektoen International. A Journal of medical Humanities. Poetry. Volume 9, Issue 1 - Winter 2017  

Parole contagieuse

"Les politiques pourvus d’autorité qui s’expriment en insultant, éveillent des sentiments éprouvés en silence par beaucoup de gens, et les rendent légitimes. (…) En politique, une parole est toujours un acte » .
            Herman Van Rompuy.

Herman Van Rompuy, connu pour une prudence qui doit peu aux émotions, s’étonne de sa propre véhémence dans une interview donnée jeudi dernier au magazine belge Knack. Sa réflexion sur les limites que doit s'imposer un responsable politique peut être adressée à quiconque jouit du pouvoir d'influence soit par voie hiérarchique soit par poids moral (enseignants, médecins, juges..). 

15 février 2017

Caresse du matin

"Le plaisir du rasage à l’ancienne, la douceur en plus, se travaille au blaireau et au savon à barbe artisanal pour une mousse abondante, stable et onctueuse. "
                Publicité Bulledemalice, savons et traditions

Une journée réussie commence par une caresse, et je n'en connais de plus douce que celle du blaireau étalant sa mousse fraîche sur ma barbe d'un jour. Plus il est vieux, plus il est tendre car son poil se rôde (on parle du blaireau bien sûr, pas du rasé): à l'usage les pointes se séparent, ce qui en adoucit le toucher. Souvent dans le miroir se profile fugacement le visage de ce patient amical qui nous quitta soudainement en se rasant, et je me dis que tout compte fait même si toute mort est irréparable, être emporté par la camarde venue me caresser le visage est préférable à tomber en avion ou à périr dans un incendie.


13 février 2017

Réinventer le monde


"Détendue     l'étendue me fait signe derrière des collines amoncelées
et le lointain perce    lumineux comme la lune dans la nuit."
            Hannah Arendt

Opéré de la cataracte, il revoit l'horizon, ses couleurs et sa lumière. Celle-ci pénètre à nouveau par ses pupilles et il se sent comme illuminé de l'intérieur. L'instant d'avant, c'était le même monde pourtant,  mais tout gris. Le voilà soudain paré soudain d’oripeaux comme pour une fête. Le pouvoir des lentilles sur la réalité est surprenant. Notre regard transforme le monde.



Lu dans:
Hannah Arendt. Heureux celui qui n'a pas de patrie. Poèmes de pensée. Rassemblés par Karin Biro. Payot. 240 pages. 2015. Extrait p.179

12 février 2017

Angoisse de la pièce manquante


"Dans la salle d'attente
du centre de cancérologie
deux personnes penchées
sur un puzzle
Mille pièces
annonce la photo
du puzzle terminé,
un château en ruine à la campagne
dans un pays lointain
Ils sont deux, et seuls
concentrés à la tâche
anxieux d'apprendre
combien et quelles sont
les pièces qui manquent."
        A. J. Wright

Une semaine s'ouvre, pareilles aux autres passées. Il y aura des enfants qui toussent, quelques grippes, des douleurs et des fatigues. Peut-être un décès. Et aussi des patients penchés sur le puzzle avec quelques pièces manquantes, essentielles, qu'il faudra expliquer avec gravité sans désespérer. Comme le suggérait Prévert, il faut tenter d'être heureux ne serait-ce que pour donner l'exemple, et le médecin plus que quiconque. Mais l'hiver est long parfois.



Lu dans
A. J. Wright.MLS. University of Alabama at Birmingham, Pelham, United States. Hektoen International . A Journal of medical Humanities. Poetry. Volume 9, Issue 1 - Winter 2017  

10 février 2017

Imposture sociale

"Il y a une imposture sociale, entre ceux qui travaillent dur pour peu et ceux qui ne travaillent pas et reçoivent de l’argent public."
                François Fillon 

Le lire, c'est rire et on rejoint Maurice Maréchal (directeur fondateur du Canard enchaîné) qui raconte que « mon premier mouvement, quand je vois quelque chose de scandaleux, c’est de m’indigner ; mon second mouvement, c’est de rire ; c’est plus difficile mais plus efficace. »


Lu dans:
Discours de F. Fillon à la Villette (29 janvier 2017) cité par Jean-François Kahn.  Par ici la sortie. Le Soir 7 février 2017

Les deux façons de souffrir

  "Savoir s'il est plus difficile de courir dans le sable que dans la neige. "
        Fabrice Tassel

Il ne trouve plus le sommeil. Sa vie a croisé le soleil, plus jeune que lui, passion brève. Sa femme vient de l'apprendre, et s'effondre. Il quête un somnifère et un avis: soit il reste, et il perd tout. Soit il part, il perd plus encore. Il est des consultations de peu de mots, il en occupe seul le silence, je lui réponds des yeux. En me quittant, il affirme qu'il voit plus clair maintenant. Deux couples, cinq enfants à eux quatre. J'ai mal pour eux.


Lu dans:
Fabrice Tassel. Courir dans la neige. Les Escales. 2017. 240 pages

09 février 2017

Ego

" Ego est le nom de l'histoire que je me raconte en permanence "
                François De Smet.

L'homme et son ombre. Celui qu'on habite, fatras de petits secrets, de petites angoisses, petits bonheurs qui cohabitent en permanence, petites gerçures, petites chatouilles, petites douleurs, ongles à couper, poils à tailler... pas toujours un chef d’œuvre. Petits secrets du corps et de l'âme, dont on ne connaît jamais que 2 à 3 % même chez l'être le plus aimé. On est dans l'intime, poétiquement appelé jardin secret. 
Et puis il y a Ego, ce récit de soi dont on fait les belles histoires, partagé dans les récits de comptoirs, de coins de rue, de réseaux sociaux, de repas de famille. Démarche vieille comme l'homme lui-même, vrai faux qui n'existe que dans le regard des interlocuteurs auxquels elle s'adresse, et à laquelle on finit par croire soi-même. Celui qui parvient à régler sa focale de manière à ce que l'ombre coïncide avec le promeneur est un homme heureux.


Lu dans:
François De Smet. Lost Ego, la tragédie du « Je suis ». Presses universitaires de France. 2017

07 février 2017

Bleu, saignant, à point

"Son problème c’est que, bien qu’émouvant et pugnace dans sa défense, les gens ne le croient pas. Or, quand on n’est pas cru, on est cuit."
                 Jean-François Kahn.




Lu dans:                
Jean-François Kahn. Par ici la sortie. Le Soir. 7 février 2017. p.21

Le silence est d'or


"Après « Non » et « Bonjour », le mot le plus souvent prononcé aux enfants en Suisse est : « Chut ».
                        David Hesse. Lettre d'Europe

Amusante réflexion sur ce qui fait une nation. La Suisse est silencieuse, et tente de l'être plus encore comme le note avec humour une récente tribune parue dans cinq journaux européens. "Récemment, j’ai eu la visite d’amis venus d’Espagne. Nous leur avons montré Zurich. Ils étaient à la fois charmés et inquiets. « C’est très joli. Mais pourquoi le centre-ville est-il si calme ? » Nous investissons des sommes importantes dans des rails de tram qui ne grincent pas et méprisons les concierges qui préfèrent les souffleurs à feuilles aux râteaux. Zurich teste également les véhicules de nettoyage électriques. (..) Mais l’électrification des véhicules à elle seule ne suffit pas. Sur le pavé, même les tricycles électriques et silencieux des facteurs émettent un bruit désagréable. La meilleure solution serait d’asphalter les villes suisses avec du béton silencieux (..) qui réduit le bruit de contact entre les pneus et la chaussée. Le calme s’invite aussi à la campagne. Les litiges relatifs au tintement des cloches de vache se multiplient, le bruit du bétail dérange, les cloches sont trop bruyantes et les fermiers se les font voler la nuit. Tout comme le sont les clochers : de plus en plus se battent contre le vacarme religieux dans le pays entre 22 heures et 7 heures. La liste des sensibilités suisses pourrait être prolongée à souhait : bruit des avions, fêtards bruyants, voitures de sport : tout est source d’énervement. Après « Non » et « Bonjour », le mot le plus souvent prononcé aux enfants en Suisse est : « Chut ». Et souvent, les systèmes d’alarme de voiture qui animent des rues entières pendant la nuit ne sont pas du tout installés en Suisse. C’est clair : l’envie de réduire le bruit est un caprice national." 
La promotion du "Chut" dès le plus jeune âge fera sourire - mais ce n'était pas le thème de l'article - les humoristes enclins à considérer que le silence suisse est aussi de parole et de secrets financiers bien gardés. Mais ce sont choses qu'on chuchote.


Lu dans:
David Hesse. Silence, s’il vous plaît. Lettre d’Europe - «Tages-Anzeiger». Le Soir. 6 février 2017.

05 février 2017

Le ressac du sac

"L'enfer est dans le sac."
        Clara Georges.

Les sacs en plastique de caisse font désormais partie des choses qu'on dissimule, tassés dans un polochon en attendant des jours meilleurs. Responsables tout à la fois de la mort de baleines qu'ils étouffent par leur quantité dans l'estomac, d'un septième continent de déchets aggloméré dans l'océan, d'arbres défigurés par ces fruits décolorés flottant au vent, de bébés suffoquant la tête enserrée dans ce jouet dangereux, qui souhaite encore s'afficher avec un compagnon pareil? Bizarrement, ils représentent pourtant aujourd'hui exactement l'inverse de l'idéal qu'ils incarnaient quand ils ont envahi le monde, dans les années 1970 : insouciance, liberté, légèreté, durabilité. Autant de qualités soudain devenues des tares. Autre époque. 
La rédemption passerait aujourd'hui par le papier kraft. Jusqu'à cette petite phrase, cet été dans Le Monde : " Plusieurs grandes enseignes testent le sac en papier, dont l'empreinte environnementale est pourtant pire que celle du plastique. " On ne sera jamais tranquille.


Lu dans:
Clara Georges. Le sac en plastique. Le Monde L'époque. Dimanche 5 février 2017. Page 8. 

04 février 2017

Brelitude

"Il attendait la guerre
elle attendait mon père
ils étaient gais comme le canal
Et on voudrait que j'aie le moral."
       Jacques Brel. Bruxelles

Emouvant documentaire sur la Une consacré à Jacques Brel. Immortel quand il chante, cabotin quand il parle, une vie privée tortueuse où on se perd, difficile en amitié comme le suggère son ami Brassens après sa mort. Un humain en somme, avec des sommets et des ravins sombres. On s'y retrouve pourtant, et de quelle manière: un pays - le nôtre -, une époque, une description maniaque d'une certaine vie de famille pas si étrangère à celle que nous connaissions. Et le souffle d'une période où on imaginait que la liberté est un choix possible, rêve qu'il poursuivra comme une chimère pour se retrouver en fin de vie, quelques images cruelles, pourchassé par la presse de clinique en clinique jusqu'à sa mort.
 


Vu dans
Philippe Kohly. Jacques Brel. Fou de vivre. Morgane Production. 2017. RTBF 3 février 2017, France 3 17 février 2017

02 février 2017

La modestie de la pierre d'angle

"La vie privée d'Érasme présente d'ailleurs peu d'intérêt: la vie matérielle d'un homme de paix, d'un travailleur infatigable donne rarement matière à une biographie. Son action proprement dite échappe même à notre temps et demeure cachée comme la première pierre d'un édifice."
            Stefan Zweig.

Pensée amicale à tous ces proches et amis qui accomplirent de fort belles et grandes choses, modestement, maintenant dans l'ombre. Aux autres aussi qui furent grands dans les petites choses du quotidien, si indispensables. Il m'a été demandé récemment si j'avais connu ou croisé dans ma vie - école, métier, relations - une personnalité célèbre. Sincèrement, non. Mais beaucoup de belles personnes. C'est mieux.


Lu dans:
Stefan Zweig. Erasme. Grandeur et décadence d'une idée. Traduction d'Alzir Hella. Grasset 1935. Le Livre de Poche 14019. 185 pages. Extrait p.13 

En avant!

"Le député des Alpes-Maritimes Eric Ciotti tweete : " Nous sommes tous derrière François Fillon. " Eric, un conseil : quand ça canarde, ce n'est pas derrière le chef qu'il faut se tenir pour le protéger, mais devant…"
        Philippe Ridet

Tous derrière, tous derrière et lui devant, comme on le chantait. Quel est le prof qui apprécierait de donner cours avec tant de monde dans le dos: on n'est jamais sûr, même avec les têtes de classe.


Lu dans:
Philippe Ridet. Plan B, C ou G. Le Monde 3 février 2017.

01 février 2017

Le jardin des simples

"Parfois la vie daigne te faire un signe,
Un bruit, une senteur,
Une voix, un éclair.
Tu te retournes,
Tu ne vois rien,
N'entends plus rien,
Sinon cette ombre portée d'une présence,
Sinon le poignant reflet d'une lumière,
Tu ne vois rien,
N'entends plus rien,
Sinon peut-être
Ce prénom d'un enfant
Crié dans le square voisin,
Enfant que cherche sa mère."  
        François Cheng. À Jacqueline de Romilly

Une après-midi comme tant d'autres, des hommes, des femmes de tous âges dans un endroit un rien vétuste où on prend soin. Ils apportent leurs maux, et l'ombre portée de leurs absents, père, mère, parfois un enfant, les cours d'école au soleil, les pays et les métiers rêvés, les deuils et peines dont ils ont fait leurs migraines et leurs maux de dos. Des "strotjes" qui enserrent la collégiale si proche aux collines de la Transylvanie, de la Cappadoce au Haut Atlas, ce sont toutes les senteurs, bonheurs et malheurs du monde qui se bousculent dans cet endroit clos qui leur est devenu si familier, comme une réminiscence de la cuisine ou de la courette quittées il y a longtemps. L'instant est fait de silences pour écouter, ausculter, palper les zones où se niche la douleur, ou l'inquiétude. Entre le potager et l'église se nichait jadis le "jardin des simples", plantes médicinales douces à tous les maux. Existe-t-il plus belle expression pour définir la médecine de proximité qu'on aime?


Lu dans :
François Cheng. La vraie gloire est ici. NRF. Gallimard. 2013. 162 pages. Extrait p.90