"Soudain une dispute a éclaté à une table voisine. Un homme et une femme se plaignaient bruyamment auprès du serveur. Cela concernait le dessert qu'ils avaient commandé. L'homme a repoussé avec ostentation son assiette en affirmant qu'il était immangeable et que c'était un scandale de servir une horreur pareille. Le serveur écoutait en silence. Il ne baissait pas la tête tel un écolier pris en faute, au contraire: il regardait le couple bien en face, ne le quittait pas des yeux. Quand l'homme s'est trouvé à court d'arguments, la jeune femme a pris le relais. Elle avait une voix aiguë. J'ai eu l'impression qu'elle ne faisait que répéter les paroles de son compagnon. Depuis le début de la scène, le serveur tenait en équilibre sur sa main levée un plateau rempli de verres et de tasses qu'il venait de débarrasser. Tout est allé très vite. La femme n'était pas encore au bout de sa harangue et s'égosillait de sa voix criarde. Soudain, le serveur a levé le plateau au-dessus de sa tête et l'a projeté au sol, faisant valser tasses et verres qui se sont brisés en mille morceaux. Puis, calmement, il a ôté son tablier blanc et l'a jeté au sol avec le reste. Et il est parti. Il a quitté le restaurant en bras de chemise, sans se retourner. Il a disparu. (..)
Je suis ressorti dans la nuit veloutée. En bifurquant dans une petite rue pour rejoindre mon hôtel, j'ai soudain aperçu le serveur. Il se tenait devant la vitrine éclairée d'une agence de voyages en fumant une cigarette. Il paraissait perdu dans ses pensées. Je me suis arrêté pour mieux l'observer. La devanture était pleine d'affiches vantant des destinations aux quatre coins du monde. Je ne sais pas s'il les regardait, ou s'il était seulement pensif. Il a fini sa cigarette. Il a écrasé le mégot sous son talon et il est parti. Je l'ai vu disparaître dans l'ombre entre deux lampadaires. Cette nuit-là, je suis resté longtemps éveillé. J'éprouvais le besoin impérieux de prendre une décision. Tout à fait comme si le brusque départ du serveur, son « maintenant ça suffit », cette sortie spectaculaire, était un défi qui s'adressait aussi à moi. J'étais dans cette période de la vie où l'on dit que les enjeux, les risques aussi bien que les possibilités sont les plus élevés. Il m'est apparu clairement qu'il me fallait une nouvelle fois décider à quoi j'allais consacrer ma vie. Cette courte vie bordée par deux éternités, deux grandes bouches d'ombre. Le temps alloué n'était plus aussi long qu'il avait pu l'être dix ans auparavant. Cette nuit-là, dans la vieille cité celtique où je suis resté éveillé jusqu'à l'aube, j'ai jeté mon plateau, j'ai arraché mon tablier et je suis sorti dans la nuit tiède." Henning Mankell
Un jour il se passe quelque chose, qui bouleverse les cadres de notre existence. Henning Mankell m'a remis en mémoire le récit en tout point semblable d'un patient officiant à la Maison du Cygne à la Grand-Place de Bruxelles. Licencié pour un geste d'humeur provoqué par l'attitude d'un couple de riches touristes, il venait chercher un sédatif pour la nuit. "Si on m'avait dit ce matin que ce soir je serais sans emploi, je n'aurais pu le croire. Le plus étrange est de ne pas regretter mon geste, me posant la seule question qui compte en fait dans la vie: et maintenant que fais-tu?" La multiplicité des possibles, sa soudaineté, la liberté née d'un geste de rupture donnent le tournis. Imaginer qu'aujourd'hui est peut-être ce jour.
Lu dans:
Henning Mankell. Sable mouvant. Seuil 2015. Points 380 pages. Extrait pp. 187-188