« Lorsque la famille était réunie à table, et que la soupière fumait, Maman disait parfois:
- Cessez un instant de boire et de parler. Nous obéissions.
Nous nous regardions sans comprendre, amusés.
- C'est pour vous faire penser au bonheur, ajoutait-elle.
Nous n'avions plus envie de rire. »
Félix Leclerc. Pieds nus dans l'aube
Demain matin valises, bison fûté, bitume chaud et puant, modern transhumance, ambiance Jacques Borel et Expresso Jacques Vabre des stations d'autoroute.
Entre deux smarties, pensées humides pour ceux qui restent sur le quai, avec qui on a partagé toute une année, râlé, fêté, espéré.
Les grandes cellules explosent un moment fugace, en chacun de nous un spartacus se libère un court moment de ses chaînes en poussant un cri jubilatoire, pour se retrouver dans la même minute dans son espace peugeot, le gps branché sur l'eau et la verdure, avec le roman de l'été, le maillot qu'on sait devenu trop petit et le sudoku dans le sac de plage. Spartacus est devenu papa pingouin.
Le bonheur c'est avoir quelqu'un à perdre, aurait dit Camus cité par Philippe Delerm. Heureux et triste simultanément, à considérer ces dizaines de visages qu'on abandonne sur l'escapade, le mouchoir à la main. Tout d'un coup, on réalise que partir en vacances c'est se perdre et se retrouver à la fois. Perdre une réalité sûre, aux nuisances bien connues mais rassurantes, pour une aventure floue parée des mille atours de superbes courtisanes: par ici le bonheur. C'est un sport bien plus dangereux que le saut à l'élastique, car dans ce premier, qui nous assure qu'il y ait un élastique?
Une tradition ancestrale souhaite qu'on se crée durant ces trois semaines des moments souvenirs de bonheur, qu'on montrera en septembre à ceux qu'on aime. Malheur au pingouin ermite, indépendant, solitaire, esseulé ou abandonné: s'il fait lui-même la photo, il montrera une feuille blanche: banquise, été 2006. Papa Pingouin, lui, aura une vidéo qu'il baptisera modestement: la marche de l'Empereur. Comme dit la kabbale, la différence gît dans les détails. Nous avons perdu les dents, mais le goût du sang est intact.
Résumons-nous: perdre ceux qu'on aime pour retrouver ceux qu'on aime: l'homme est compliqué. Paradoxe, non? Et ma vie, elle se passe où?