"L'anonymat va bien aux cathédrales."
Sylvain Tesson
On pourrait intituler ce court extrait "comment l'homme découvrit qu'il EST un nom, notion portée au paroxysme de nos jours au point que l'oeuvre d'art est protégée par un copyrigh et que cela nourrit des empoignades juridiques sans fin. A qui appartient une oeuvre? A celui qui l'a concue (pensée), à celui qui l'a réalisée (construite), à celui qui l'a payée, à celui qui l'admire. Les Compagnons qui érigèrent les cathédrales n'ont-ils pas la vraie sagesse : à personne en particulier, mais à la Terre qu'ils embellissent. La cathédrale romane appartiendra désormais au paysage comme lui appartient la Roche de Solutré, la colline de Taizé ou la baie de Somme.
"Dissimulées sous des corniches ou dans l'obscurité d'un recoin, nous avons souvent débusqué, lors des grimpées sauvages, des décorations de pierre - frises, appliques, et même têtes ouvragées - invisibles du parvis. Elles n'avaient pas été destinées au regard des hommes mais sculptées par un compagnon par amour du geste, ou bien pour Dieu ou en offrande aux fées, ou bien encore pour l'un de ces démons qui cherchent à monnayer leur aide contre une âme. L'anonymat va bien aux cathédrales. Aucune signature de personnage célèbre n'est associée à leur édification. il n'y a que les pierres qui ont été déposées, pas les noms. Personne à honorer, pas de souvenir à célébrer. On serait incapable de citer dix artisans qui ont élevé Notre-Dame. Les bâtisseurs accomplissaient leur tâche puis s'en allaient construire ailleurs. Et voilà la raison pour laquelle sont orphelins les monstres de pierre des cités de verre.
Il y a d'abord l'empreinte des compagnons: leur signature est comme la griffe de l'ours, un signe de passage. Ils laissaient un nom symbolique, un chiffre magique ou un idéogramme destiné aux compagnons suivants: alphabet d'initiés. Un maçon dessinait un ciseau, un compas ou une équerre (héraldique artisane dont s'inspireront plus tard d'autres Maçons, plus affranchis). Puis la Révolution française. Chacun revendiquait une identité propre et donc un nom à soi: soudain, on s'aperçut qu'on n'appartenait plus seulement à une confrérie mais qu'on s'appartenait en propre. On grava donc son nom sur les moellons: Jean, Auguste, Pierre dans une tour d'abbaye normande sous les dates de 1795, 1801, 1850. Antoine, Jacques à Saint-Sulpice dans la tour sud. Étienne, 1842, à Saint-Eustache. Le compagnon porteur du fardeau secret laissait place à l'ouvrier qui, lui, porte son nom. "
Lu dans :
Sylvain Tesson. Petit traité sur l'immensité du monde. Editions des Equateurs. Pocket. 2005. 168 p. Extraits p.114 & 122