« L'action la plus élémentaire qui permet à un individu de prendre possession de son environnement immédiat est probablement celle de s'asseoir ».
Herman Hertzberger
Dans mon bureau, deux chaises me font face, jumelles, en tout
point identiques. L'une des deux a le cuir élimé, craquelé par une
utilisation intensive, l'autre pas et paraît presque neuve. Je
n'en ai jamais compris la raison, si ce n'est que l'une me fait
presque face, l'autre étant légèrement en biais, détail qui fait
la différence. La chaise dominante exerce une force d'attraction
extraordinaire, on se dirige vers elle presque sans s'en rendre
compte. Assis le patient se sent déjà plus en sécurité, dans
l'attente d'une écoute bienvenue, acceptant de s'octroyer un court
moment d'abandon au lieu de continuer à lutter. Dans une certaine
mesure, une consultation est organisée autour de la possibilité de
s'asseoir. Une fois assis, le reste du monde se met lentement en
place autour de nous, le moment est venu de se poser.
L'appropriation d'un siège possède une force symbolique qui nous
dépasse. On se souvient de l'inénarrable spectacle des Chaises
d'Ionesco, "entrez, entrez, chacun aura sa chaise" où rien n'est
anodin, ni dans la manière de choisir sa place, ni dans le rôle
joué par les espaces laissés inoccupés entre les spectateurs. Il
existe un art de s’asseoir qui structure la relation et en limite
les possibilités. Qui se risquerait dans un restaurant à
s'installer spontanément face à un convive isolé? Symbole de
pouvoir, d'hégémonie, d'influence la place du siège, et parfois
son absence, peut aussi signifier un manque d'autorité. On l’a vu
il y a quelques années à Ankara quand le protocole turc, lors du
sommet avec la délégation européenne, a disposé des chaises pour
Recep Erdogan et Charles Michel, mais pas pour Ursula von der
Leyen. Sa chaise absente, "celle qui n’était pas là", nous parlait
du mépris mieux que tout discours et entacha cette visite à
l'encre indélébile. Et quoi de mieux pour décrire la solitude et
l'abandon qu'une chaise laissée vide comme l'utilisa le président
français Giscard d'Estaing dans son discours d'adieu télévisé.
Enfants, un de nos jeux préférés s'appelait Chaise musicale,
cruelle métaphore de la chaise manquante où quelqu'un attend
toujours le moment où nous nous lèverons, pour prendre notre place
par surprise. Tous aspirent à s'asseoir, et celui qui reste debout
suscite l'hilarité. Faire parler les chaises est un jeu qui
dépasse l'enfance.
Lu dans:
- Juan Tallón. Tout ce qu'une chaise peut faire pour vous. Uppers. 18 avril 2021. Repris par Le Courrier International, La meilleure amie de l’homme, c’est la chaise. 1 mai 2021.
- Eugène Ionesco. Les chaises. Gallimard. 1973. 178 pages
-
Pour en savoir plus sur l’appropriation chez Hertzberger, lire:
Juliette Pommier et Nathanaël Thomas. L’appropriation des logements d’Herman Hertzberger : de l’espace conçu à l’espace vécu. Les cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère. 19. 2023. https://doi.org/10.4000/craup.13734
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