14 avril 2021

La friterie du Miroir

 

"Je lui ai demandé depuis combien de temps elle faisait ce travail. Plus de trente ans déjà. Si elle était souvent ici. Sept jours sur sept. Si les journées étaient longues. De onze heures à vingt-trois heures. S'il lui arrivait de prendre des vacances. Jamais, sauf trois semaines en janvier. Elle allait sûrement au soleil. Non, voir sa mère dans le Nord de l'Allemagne. Et elle m'a parlé de sa mère, de ses trois enfants et de son mari qui faisaient les courses, de leur premier petit-enfant qui était né cette année. "Mais je ne l'ai vu qu'une seule fois." Et tandis qu'elle parlait, avec enthousiasme, émerveillement, lebendig, je me suis mis à compter et à évaluer. Je le fais très rarement. Un triangle. Quatre mètres sur quatre. La moitié de seize mètres carrés. Quarante plats. Quarante boissons. Trois plaques de cuisson. Deux friteuses. Deux micro-ondes. Une seule rôtissoire pour quatre poulets. Deux euros vingt la saucisse au curry. Pendant trente ans. Douze heures par jour. Le résultat de tous mes calculs était le suivant: un sentiment de honte, de grande honte. Avec mes entretiens à Paris, ma résidence à Berlin, mon appartement à Bruxelles, mon éditeur à Amsterdam. Moi qui à longueur de journée lisais des articles en ligne, pendant qu'elle relevait son store roulant puis l'abaissait douze heures plus tard. Tu devrais être mort de honte, mon gars. Regarde-la. Regarde-la vraiment. (..)  "La plupart des gens sont convenables" : voilà mon mot d'ordre depuis des années. Il faut éviter de les mettre dans un panier de gens déplorables, ou parmi les inconvenants, comme l'ont fait Hillary Clinton et Martin Schulz au printemps de 2016." 
                    David Van Reybrouck. Ode à l'écoute


Je n'ai pas honte, mais soudain son visage me revient, de fort loin. Vieille avant d'être âgée, quand elle était malade je devais passer chez elle au Bon Air tôt le matin, pour qu'elle puisse ouvrir sa friterie du Miroir, place Reine Astrid, à 11 heures. Antibiotiques obligés, il fallait guérir vite, et sûr. Exigences de patronne qui faisait de moi son obligé, mais aurais-je échangé ma vie contre la sienne? Le matin ça sentait l'eau de Cologne, le soir la graisse de frites. Elle nous prêta pour des vacances en Bretagne une remorque de camping, que je découvris, repeinte de la veille, devant ma porte le jour du départ. Nous reliait l'estime tacite et réciproque des gens qui travaillent beaucoup, trop sans doute, et écoutent à longueur de vie les récits multiples qu'on s'échange en commandant une frite sauce andalouse ou en décrivant la migraine conjugale du samedi. Elle s'en est allée proposer des fricadelles au bon dieu bien avant l'âge de la retraite, sa friterie à Jette ouvre chaque jour à onze heures.


Lu dans:
David Van Reybrouck. Odes. Trad. Isabelle Rosselin. Actes Sud. 2021. 260 pages. Extrait pp 172, 173

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