10 janvier 2021

Sagesse d'Etty Hillesum

 

« Samedi matin, 7 heures et demie. Les troncs dépouillés qui grimpent devant ma fenêtre se couvrent maintenant de jeunes feuilles vertes. Une toison bouclée sur leurs corps d’ascètes, nus et durs. Impressions d’hier soir, dans ma petite chambre. Je m’étais couchée de bonne heure et, de mon lit je regardais au-dehors par la baie ouverte. On aurait dit, une fois de plus, que la vie avec tous ses secrets était tout près de moi, que je pouvais la toucher. J’avais l’impression de reposer contre la poitrine nue de la vie et d’entendre le doux battement régulier de son cœur. J’étais étendue entre les bras nus de la vie et j’y étais en sécurité, à couvert. Et je pensais: comme c’est étrange! C’est la guerre. Il y a des camps de concentration. De petites cruautés s’ajoutent à d’autres cruautés. En passant dans les rues, je peux dire de beaucoup de maisons: ici un fils est en prison, là le père est retenu en otage, ici encore on a à supporter la condamnation à mort d’un fils de dix huit ans. Et ces rues et ces maisons se trouvent tout près de moi. Je connais l’air traqué des gens, l’accumulation de la souffrance humaine, je connais les persécutions, l’oppression, l’arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela et je continue à regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à moi. Et pourtant, quand je cesse d’être sur mes gardes pour m’abandonner à  moi-même, me voila tout à coup reposant contre la poitrine nue de la vie, et ses bras qui m’enlacent sont si doux et si protecteurs - et le battement de son cœur, je ne saurais même pas le décrire : si lent, si régulier, si doux, presque étouffé, mais si fidèle, assez fort pour ne jamais cesser, et en même temps si bon, si miséricordieux. Tel est une fois pour toutes mon sentiment de la vie, et je crois qu’aucune guerre au monde, aucune cruauté humaine si absurde soit-elle, n’y pourra rien changer. »
                        Ettty Hillesum
 


Etty Hillesum, morte le 30 novembre 1943 au camp de concentration d’Auschwitz à 29 ans, tient son journal intime (1941-1942) et écrit des lettres (1942-1943) depuis le camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas. Il n'est aucune détresse qui ne contienne une éclaircie, intime, fugace parfois, mais essentielle. On évoque Rosa Luxembourg, dans ses Lettres de prison, " Tâche donc de demeurer un être humain. C’est là vraiment l’essentiel. Et ça veut dire : être solide, lucide et gaie, oui, gaie malgré tout" , ou encore à Margarete Buber-Neumann  et son étonnant "Je ne regrette pas d'avoir été à Ravensbrück, car j'y ai rencontré Milena (Jesenská, qui fut l'amie de Kafka)."




Lu dans:
Ettty Hillesum. Une vie bouleversée, suivi de lettres de Westerbork: Journal 1941-1943.  Editions du Seuil. 1995. Points Documents. 408 pages. Extrait page 119

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