30 septembre 2020

Sagesse de Babette

 

« Qu'y a-t-il là-dedans, Babette? Ce n'est pas du vin, au moins ?
— Du vin, madame? s'écria Babette. Oh! Non! C'est du Clos-Vougeot 1846.»
                Karen Blixen. Le Dîner de Babette



Que seraient nos vies sans des éveilleurs de sens, de beauté, de bonté cachée? Du Clos-Vougeot lampé comme un vulgaire Père Goulu, la perfection d'une architecture à côté de laquelle on passe sans la voir, l'inventivité d'une musique neuve, d'une peinture qui parle à l'âme. L'exceptionnel nous côtoie, et nous risquons de le gaspiller en l'absence à nos côtés de personnes qui nous ouvrent les yeux.



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Karen Blixen. Le Dîner de Babette. Trad. du danois par Marthe Metzger. Collection Du monde entier. Gallimard. 1961. 256 pages.

Sagesse de fin de vie

 

« Tu détestes les gens ?
– Je ne les déteste pas… C’est juste que j’aime mieux quand ils sont loin de moi. »
                        Charles Bukowski


               

Elle a 97 ans, et ne fréquente guère. On la presse de rejoindre les autres pensionnaires à la table du restaurant , de participer aux activités d'éveil, de se faire des ami-e-s, d'allumer sa télévision pour prendre part à la vie du monde. Elle a eu pourtant des amitiés fidèles et variées tout au long d'une existence engagée, mais tous sont morts et forment son univers imaginaire, point désagréable à l'en croire. Le long travail d'apprivoiser de nouvelles amitiés lui paraît vain pour les mois qui lui restent à passer sur terre. Il faut un peu de temps à soi pour se préparer à partir sereinement, sans se disperser. Je la quitte pensif.


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Barfly. Film américain réalisé par Barbet Schroeder en 1987, sur une scénario de Charles Bukowski, avec Mickey Rourke et Faye Dunaway

29 septembre 2020

Sagesse des Inuits

 

« Durant ma longue vie d’Inuit, j’ai appris que le pouvoir est quelque chose de silencieux. Quelque chose que l'on reçoit et qui – comme les chants, les enfants – nous traverse. Et qu’on doit ensuite laisser courir. »
                        Bérengère Cournut.


Une nouvelle équipe gouvernementale se met en place. Y a-t-il un Inuit parmi elle?






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Bérengère Cournut. De pierre et d'os. Ed Le Tripode. 2019 

28 septembre 2020

Ce qui fait rire Dieu

"Le maître tibétain Chogyam Trungpa avait coutume de dire que nous ne dédions au présent que 20% de notre activité cérébrale. Les 80% qui restent, certains les tournent plutôt vers le passé, d'autres plutôt vers l'avenir."

                            Emmanuel Carrère

                   

 

Heureux ceux qui anticipent beaucoup et se remémorent peu, la nostalgie leur étant étrangère. Comme l'écrit Emmanuel Carrère, on peut y voir la marque d'un caractère confiant, optimiste, allant de l'avant. A moins qu'il s'agisse de celle d'un caractère obsessionnel qui sait très bien qu'on ne changera pas le passé alors que l'avenir, on peut garder l'illusion de le contrôler. Tu veux faire rire Dieu? Parle-lui de tes projets (sentence juive).


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Emmanuel Carrère. Yoga. P.O.L. 2020. 400 pages. Extrait p. 96


26 septembre 2020

Sagesse d'un auteur

 

"Ce qui est ennuyeux quand tout est parfait, c'est qu'on peut être sûr que cela ne va pas s'améliorer.
- Pas mal, fit-elle. Mais quand rien n'est parfait, est-ce qu'on peut être certain que cela va aller mieux?"
                Francis Dannemark.


Un dernier ouvrage de Francis Dannemark, écrit au jour le jour pendant plusieurs mois pour UNE correspondante, et qui verra peut-être le jour en édition si les vents sont favorables, et que l'envie lui vient. Une bien bonne idée, qui redonne à la littérature une densité oubliée: le livre n'est pas un produit, mais une œuvre où s'exprime une pensée libre, en cœur à cœur. Rilke ne fit rien d'autre quand fut conçue sa Lettre à un jeune poète, Épicure dans sa Lettre à Ménécée, et tant d'autres.


Lu dans:
Francis Dannemark. La misère se porte bien. Kyrielle 2020. 322 pages. Extrait p.283

25 septembre 2020

Si le monde était un village sarde

 

"Le monde compte aujourd’hui 6 milliards 300 millions d’habitants.
Mais si on réduisait le monde à un village, à quoi ressemblerait-il ?
Si 100 personnes vivaient dans ce village, 52 seraient des femmes, 48 seraient des hommes.
30 seraient des enfants, 70 seraient des adultes, et parmi eux, 7 seraient vieux.
10 seraient illettrés, 6 seraient des femmes et 4 des hommes, 1 serait un enfant privé d’école primaire
9 habitants n’auraient pas accès à l’eau potable et 13 ne disposeraient pas de toilettes
44 seraient menacés par le paludisme et 3 auraient eu une crise durant l’année écoulée
10 souffriraient de la faim, dont 1 serait un enfant sous-alimenté qui tomberait fréquemment malade et risquerait de ne pas voir se développer complètement ses facultés cognitives."
                    d'après un texte de Ikeda Kayoko, repris par la CNCD



Un ami cher me partage ses vacances en Sardaigne, dans un petit village où les centenaires sont nombreux. Tant de paix et de longévité en si peu d'espace l'interpelle. Ce village sarde, perdu du monde, évoque le village global imaginé par Ikeda Kayoko.  N'étant expert en rien, je me permets un court moment d'extrapoler mon quotidien envahi par le Covid-19 à ce village perdu, occupé par une centaine de personnes quelque part sur la planète. 31 millions d'humains positifs au virus corona, pour sûr cela fait du monde. Pas tous malades pour autant, mais porteurs. Un rapide calcul aboutit au constat que pas un des habitants de notre village n'en aurait été atteint. A fortiori, aucun n'en serait mort, et il faudrait parcourir une région de plusieurs dizaines de villages pour en trouver un. Le bruit et le désordre qu'ont amené dans mon existence, et dans notre monde, depuis six mois le "virus chinois" soudain me fait problème. Le tonnerre  supplanterait-il parfois le danger réel de la foudre? Me revient ce souvenir lointain de collège où un jour un petit chien bâtard parvint à s'introduire dans la cour de récréation, mordant au mollet un élève dont la vue du sang affola le monde. Ambulance, urgences, deux points de suture et inévitable sérum contre la rage et le tétanos nous plongèrent tous dans l'Argamédon. Quel bordel! Des élèves s'enfuyant en tous sens, des profs s'escrimant à rétablir l'ordre, un préfet d'indiscipline dépassé par l'ampleur du chaos. Dès le lendemain de strictes mesures veillèrent à ce que pareil incident ne puisse se reproduire: verrouillage des portes d'accès, filtrage des entrées, surveillance renforcée. Vingt ans après, l'incident de l'infortuné cabot a disparu des mémoires, mais les consignes de sécurité perdurent. J'ai bien peur que les années post-covid-19 ne ressemblent à ce souvenir de collège.


Lu dans:
Ikeda Kayoko.Si le monde était un village de 100 personnes. Réalisation : Justine Simon. Montage : François Guinaudeau. Musique originale : Gilles Lourdelet

24 septembre 2020

Si tu t'imagines

 

"Si tu t'imagines     si tu t'imagines     fillette fillette
si tu t'imagines que ça va durer toujours
la saison des amours
ce que tu te goures

Si tu crois petite     que ton teint de rose
ta taille de guêpe     tes mignons biceps     tes ongles d'émail
ta cuisse de nymphe     et ton pied léger
si tu crois petite         que ça va durer toujours
ce que tu te goures

Les beaux jours s'en vont     les beaux jours de fête
soleils et planètes tournent tous en rond
mais toi ma petite tu marches tout droit
vers  ce que tu ne vois pas

Très sournois s'approchent
la ride véloce     la pesante graisse     le menton triplé
le muscle avachi     allons cueille cueille    
les roses de la vie     et que leurs pétales soient la mer étale
de tous les bonheurs         allons cueille cueille
si tu le fais pas    ce que tu te goures fillette fillette
ce que tu te goures."
                Juliette Gréco


 
Gréco n'est plus. Nous revient à la mémoire une mélodie répétitive, et ces cinq mots "si tu t'imagines, fillette fillette", portés par une voix unique qui nous envoutait. Les paroles racontent une histoire éternelle, portée par les poètes depuis la plus haute Antiquité, l’intensité lumineuse des amours débutantes. Comme le décrivait superbement le regretté Jacques De Decker "Comme je voudrais, Astrid, retrouver cet élan avec lequel je t’écrivais, tu te souviens, tous les jours, plusieurs fois par jour. (…) Comme je voudrais que cet entretien infini reprenne son cours, cette confidence ininterrompue qui charriait ce qui nous arrivait dans la journée et dont chacun de nous portait témoignage à l’autre. (…) Il fait nuit et je te parle (…) C’est en plein soleil que je nous revois, courant l’un vers l’autre dans cette allée du Parc du Cinquantenaire ; elle est belle, la course des adolescents, cette vie qui les propulse dans les bras l’un de l’autre. (…) Te souviens-tu de ces conflagrations, quand nous nous précipitions vers l’autre, au risque de tomber? "   


Lu dans:
Jacques De Decker. Parades amoureuses. Grasset. 1990. 192 pages Extrait p.53

23 septembre 2020

Eloge de la brume

 

"Prêtons attention au rêve autant qu'à la réalité. Au dos qui s’éloigne autant qu’à la silhouette de face, à l’ombre et ses reflets opaques autant qu’à la lumière crue. Ne chassons pas toute trace de saleté au profit d’une propreté triomphante. (..) La patine due aux effets du temps n’est autre que les marques de doigts accumulées avec l’usage répété d’un objet, autrement dit la "crasse des mains". L’envers n’est pas le parent pauvre de l’endroit."
                    Corinne Atlan

 

Ce bel éloge des brumes appliqué à l'humain nous apprend à l'apprécier in extenso, ombres et lumières confondues. Il est moins de laides personnes, ou de vraies méchantes gens quand on chausse leurs sandales un seul moment de la journée, découvrant les peurs qui les habitent, les blessures secrètes, les espoirs déçus. L'inverse se trouve aussi, tels ces êtres rayonnants et admirés de tous qui dissimulent une vie d'ombre menaçant de fendre la statue quand elle se révèle. La laideur n'est pas l'inverse de la beauté, elle en est la trame et le regard qui embrasse les deux en filigrane y voit mieux.
 
  

Lu dans:
Corinne Atlan. Petit éloge des brumes. Folio 6693. 2019. 128 pages. 

22 septembre 2020

Le bel automne

 

"Il fait paisiblement chaud et beau      Le soleil
semble content d’être soleil         II est facile
d’oublier le mal et la douleur et la cruauté
parce que le calme automne     la clarté du matin
les arbres encore verts         les oiseaux dans le ciel
et le silence du jour écoutant le silence
feraient croire aujourd’hui qu’il est bon d’être né."
                    Claude Roy. Le Haut Bout. 5 octobre 1987



Connut-on plus belle journée que cette entrée en automne, magique, ensoleillée sans être brûlante, permettant un dernier repas en terrasse le midi, aux rayons frisants enflammant les pourpres et les ors, fraîchissant en soirée avec une légère brume qui sent déjà la bûche. Ce jour a notre âge, et ce n'est pas désagréable.


Lu dans:
Claude Roy. La fleur du temps. 1983-1987. NRF. Gallimard. 1988. 356 pages. Extrait p. 349

20 septembre 2020

Livre cadeau

 

"J'ai assisté un jour à une signature de Jean d'Ormesson. Toutes ces dames qui venaient faire signer leur bouquin disaient:
- C'est pour un cadeau.
Triste cette mode du livre-cadeau. Celui qui se vend. On dévaste des forêts entières pour faire des volumes qui s'achètent mais ne se lisent pas forcément. Cela me fait songer à ce que raconte Léautaud dans son Journal. Quelqu'un l'interroge à propos de son recueil Passe-Temps
- Votre livre se vend bien? Réponse de l'auteur: Il se vend très bien mais il ne s'achète pas du tout. " 
                    Philippe Delerm


Pas sympas les auteurs pour les acheteu(ses)rs bienveillant(e)s, qui de surcroît les font vivre. Le livre reste pourtant le cadeau par excellence: on l'a choisi, parmi cent autres, apprécié, il a partagé nos soirées, on l'a annoté, repris, on en a recopié les meilleures pages. Et on le donne à ceux qu'on aime. Offrir un livre, c'est un peu de soi-même qu'on partage.




Lu dans:
Philippe Delerm. Journal d'un homme heureux. Seuil. 2016. 262 pages. Extrait p.215

19 septembre 2020

Bonheur fragile

 

"Bonheur de ces années, de ces amis, de ces moments où personne n'essaie d'épater l'autre; plaisir de ces soirées où l'on parle juste comme ça, mais où l'on pourrait presque se taire ensemble. Plaisir aussi d'être avec les enfants, et de leur créer des images. En marchant lentement vers la maison, mélancolie de tout cela, si vrai, si discrètement tendre, et que la mort d'un seul de nous peut balayer."  
                        Philippe Delerm 
 

Pensée fugace, qui me fut partagée par plusieurs patients cette semaine, de tous âges. Formuler une réponse qui soit à la fois porteuse d'avenir, respectueuse des plus fragiles et ouverte au besoin des plus jeunes d'ouvrir les espaces de convivialité retrouvée, n'est vraiment pas simple.
 

  

Lu dans :
Philippe Delerm. Journal d'un homme heureux. Seuil. 2016. 261 pages. Extrait p.10

17 septembre 2020

Douce France

 

"Ce pays offre de la beauté à profusion  
une luxuriance de paysages qui varient les charmes d’une arrière-saison à l’autre
des cours d’eau familiers aux reliefs rocheux         des plaines aux forêts, des vallons aux collines de Jean Ferrat
la mer, enragée par moments, autour des phares ou contre les jetées, ses reflets d’argent et ses marées d’équinoxe
la montagne encerclant le regard de Victor Segalen
un firmament où le soleil poudroie, des étendues où l’herbe verdoie. (..)
Il y a urgence à enseigner comment accueillir la beauté."
                    Christiane Taubira


Paysages de nos vacances, avec enfants et sans eux, sous tente, en caravane, en camping-car, en chambre d'hôte, en gîte rural, à l'hôtel, par toutes saisons, chaque nom de département évoque du bonheur plein nos têtes. Comme tombent les villes en guerre, les uns après les autres deviennent inaccessibles: cela a commencé par la ville de Paris, suivie par les départements de l’Ain, des Alpes-Maritimes, de l’Aveyron, des Bouches-du-Rhône, de la Corse-du-Sud, de la Côte-d’Or, de l’Essonne, du Gard, du Gers, de la Guadeloupe, de la Guyane française, de la Gironde, de la Haute-Corse, de la Haute-Garonne, des Hauts-de-Seine, de l’Hérault, d’Ille-et-Vilaine, d’Indre-et-Loire, de l’Isère, de la Loire, du Loiret, du Maine-et-Loire, de la Martinique, de Mayotte, du Puy-de-Dôme, des Pyrénées-Atlantiques, des Pyrénées-Orientales, de la Réunion, du Rhône, de la Sarthe, de Seine-et-Marne, de la Seine-Maritime, de la Seine-Saint-Denis, de Tarn-et-Garonne, du Val-d’Oise, du Val-de-Marne, du Var, du Vaucluse, de la Vienne, des Yvelines. Subsistaient la Charente Maritime, le Nord et sa côte d'Opale,  le Pas-de-Calais, qui tomberont en fin de semaine. Ne reste désormais accessible que la Creuse autour du Creusot, que Christian Bobin décrit comme l'endroit de France où on s'ennuie le plus. Il y est né et y vit encore, protégé des effluves de la capitale... et du Coronavirus. L'ennui protège. 
 

Lu dans:
Christiane Taubira. Murmures à la jeunesse. Philippe Rey. 2016. 96 pages.

16 septembre 2020

L'amour c'est ...

 

"La géométrie  m’a appris que la tangente était une droite amoureuse d’une courbe. " 
                    Eric Fottorino
 
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Quand la géométrie fait de la philosophie, elle éclaire la relation amoureuse.

 


Lu dans:
Eric Fottorino. Dix-sept ans. Gallimard. 2018. 272 pages.

15 septembre 2020

Sagesse des graffitis

 

"Aucun arbre de ne peut donner de si bons fruits."   
                    Graffiti


Un quotidien surprenant. Mes roues me portent dans un des quartiers les plus paumés de ma commune, du sale et du gris à profusion. Le Covid-19 a étonnamment rendu à cet endroit une animation inconnue jusque-là: les cafés ont agrandi leurs terrasses, envahissant les trottoirs et le moindre espace libre, des terrains vagues ont été rendus à l'horticulture de quartier, une endroit improvisé de rencontre a été organisé de bric et de broc pour la palabre. Cela grouille de partout, mais c'est bon-enfant et sent le Midi sous le soleil. Sur la porte de l'école, un dessin maladroit esquisse un arbre dont la ramure est constituée par un livre aux pages ouvertes surmontant une inattendue légende: "Aucun arbre de ne peut donner de si bons fruits."   Rien n'est jamais perdu, nulle part.


14 septembre 2020

Sagesse d'Ahmet Altan

 

"Vous pourrez me jeter en prison, vous ne m'enfermerez jamais, car comme tous les écrivains, j'ai un pouvoir magique : je passe sans encombre les murailles. (..) Chaque œil qui lit les phrases que j’écris, chaque voix qui répète mon nom est comme un petit nuage qui me prend par la main et m’emporte dans le ciel pour survoler les plaines, les sources et les forêts, les rues, les fleuves et les mers. Et je m’invite sans un bruit dans les maisons, les chambres, les salons. Je parcours le monde depuis une cellule de prison."
                    Ahmet Altan



Ahmet Altan, 70 ans, écrivain et journaliste, rédacteur en chef du quotidien Taraf jusqu’au 15 juillet 2016, n'a pas le profil d'un criminel et se voit incarcéré. À cette date, la Turquie s’enflamme, des milliers de personnes descendent dans la rue à Istanbul et à Ankara, suite à une tentative de putsch. Le lendemain commence une vague d’arrestations parmi les fonctionnaires, les enseignants, l’armée et les journalistes : Ahmet Altan fait partie de ceux-là, il sera condamné à perpétuité, accusé d’avoir appelé au renversement du gouvernement AKP. Presque quatre ans plus tard, le journaliste écrivain est toujours en prison après un procès aux multiples rebondissements. Libéré en novembre 2019, il est de nouveau arrêté quelques jours après. Écartelé entre le bilan de sa vie et de ses actions, dans ces conditions désespérantes il se remet à écrire, revivant son arrestation et le souvenir de celle de son propre père arrêté de la même manière quarante-cinq ans plus tôt et sans plus de procès.  Il s’en remet à son imagination, à la force de l’écriture qui seule lui permet de survivre, de franchir les murs de la prison.  Comment ne pas évoquer ici la jeune militante saoudienne des droits humains Loujain al-Hathloul, détenue en Arabie saoudite depuis deux ans et demie pour d’improbables délits, et dont on n'a que peu de nouvelles, l'écriture lui étant à elle refusée. 



Lu dans :
Ahmet Altan. Je ne reverrai plus le monde : Textes de prison. Actes Sud. 2019. 215 pages

12 septembre 2020

Le pain qui sourit

 

"Une image survit à cette époque. Mon père coupe le pain avec ses mains. Pas de couteau, pas de lame bosselée. Seulement la force de ses mains, leur chaleur qui rend le pain fraternel.(..) Je n'ai plus retrouvé nulle part ces tablées où un seul cœur battait à l'unisson dans nos poitrines. Où le pain souriait."  
                    Éric Fottorino


Des mains rompant du pain, ou la force des gestes sans intermédiaire. L'accolade frugale, le regard qui en croise un autre, la main qui vous agrippe juste avant la chute, le cœur qui bat à l'unisson une fraction de seconde. Moments fugaces durant lesquels on perçoit que la vie se concentre comme le rayon lumineux dans le foyer de la loupe, moments essentiels dont la gratuité fait la richesse. N'en connaîtrait-on que quatre ou cinq dans l'existence, cette vie n'a pas été perdue.

 

Lu dans:
Éric Fottorino. Dix-sept ans. Collection Blanche. Gallimard. 2018. 272 pages. 

11 septembre 2020

Beauté fragile

 "Ils prennent feu facilement, non ? Oui. C’est un autre problème de l’aérostat, qui en a décidément beaucoup : fragile, cher, encombrant. Mais c’est si beau, ces baleines volantes, silencieuses et gracieuses. Pour une fois que l’homme invente quelque chose de poétique !" 
        Amélie Nothomb 



La journée fut belle, et le fond de l'air était chaud. Soudain, un éblouissement: une montgolfière surgissant de nulle part dans le ciel bleu, suivie d'une deuxième, puis d'une troisième. Inattendue cerise sur le gâteau, vraie récompense de fin de journée.  Sa fragilité participe à sa beauté, ainsi que son inutilité commerciale ou marchande. Elle vole pour son seul plaisir et celui de ses occupants. Une poésie tendre, à la Raymond Devos, dont il se disait que de la montgolfière il avait le volume et la légèreté, et dont on guette la survenue dans un quotidien besogneux. 




Lu dans:
Amélie Nothomb. Les aérostats. Albin Michel. 2020.180 p

09 septembre 2020

Pénitences médicales

 

"Au commencement étaient l’homme et sa souffrance, en face se trouvaient son semblable et sa compassion. Toute la médecine est partie de là."
                    Raymond Garcin. Leçon inaugurale à la chaire de Pathologie et thérapeutique générales. 1954.


Les petits billets écrits comme on parle, j'adore, ils sont la poésie de mon quotidien. "Ma petite Zoé  est rentrée de l'école avec de la fièvre 37°5, mal à la gorge et elle tousse. Mademoiselle Sylvie a mis un papier qu'il y a six autres cas dans la classe, et peut-être un corona. Peut-elle aller à l'école demain, ou est-on obligé de la tamponner (sic) et de la garder?  Dans ce cas j'ai besoin d'un papier pour moi aussi car ma maman travaille et mes beaux-parents sont tout cassés. Si vous devez me tester à moi, je préfère que ce soit par une prise de sang plutôt que tourner dans mon nez, à la limite dans ma gorge ça va. Est-ce que vous devez vraiment me voir ou pouvez-vous mettre les papiers à l'entrée, aussi une prescription pour la vraie grippe. Mon mari est dans le bâtiment et a peur de se faire vérifier contagieux et ensuite chômage technique, il demande un billet qu'il peut travailler en cas de contrôle? Je vous dis un grand merci.


Ah la médecine du Professeur Garcin! D'un art, elle est devenue soudain une sorte de jeu, et qu'est-ce qu'on s'amuse! Vous souvenez-vous de Combat Naval: avec une grande économie de moyens (une feuille de papier quadrillé, un crayon) il fallait nettoyer la mer de la flottille ennemie qui s'y terrait. Deux coups dans l'eau, puis un sous-marin coulé. La médecine au temps du Covid, c'est itou. Avec des moyens limités, il faut nettoyer la ville du virus qui s'y terre: une salve de trois symptômes mineurs (encombrement ou écoulement nasal, maux de gorge, maux de tête): un torpilleur touché, pas d'école trois ou quatre jours, thé - miel -citron, frottis au jugement du médecin. Une attaque traitresse de deux symptômes majeurs (fièvre, toux, difficultés respiratoires) et trois symptômes mineurs, oufti c'est du lourd: un porte-avion couché, quarantaine de sept à quatorze jours, frottis. Et si Covid-19 déclaré chez madame Sylvie, tous alla casa. Et les parents aussi, ouille. Un souci quand même: rien ne ressemble plus à un corona qu'un influenza ou qu'un VRS (Virus respiratoire syncytial), pour lesquel pas de consigne. C'est laissé au jugement du médecin de famille, encore une fois qu'est-ce qu'on s'amuse! Et une dernière pour inspirer Kroll: nos dirigeants n'avaient pas trop compris ce que les consignes signifiaient dans la vie quotidienne, alors on les mis à l'exercice pratique en leur envoyant le virus, comme ça ils peuvent eux aussi apprendre.

Lu dans:  

Jérôme Garcin. Le syndrome de Garcin. Gallimard. Coll. Blanche. 2018. 160 pages. Extrait p.9

à la mode de Prévert

 

"Se taire en classe c'est respecter le sommeil des autres."  
            Anonyme. Graffiti.
 

Humour potache d'un autre âge. En dix mots, on replonge dans un passé révolu de classes silencieuses entre français et calcul, des rêves plein la tête.


08 septembre 2020

Canaux de communication

 

"John Fitzgerald Kennedy a quarante-six ans. Le chancelier [Konrad Adenauer] lui parle alors du maréchal von Hindenburg. — Comme il était très vieux, il ne s'intéressait plus qu'aux questions qu'il connaissait. Un jour, on lui présente Einstein. Il le fait asseoir à côté de lui, et la seule question qu'il lui pose c'est : «Dans quel régiment avez-vous fait votre service militaire, monsieur Einstein ? »   
                Lorraine Fouchet.


Anecdote savoureuse, rapportée par la fille de Christian Fouchet, compagnon de la Libération et ministre de l'Intérieur français sous Charles de Gaulle. Un de mes vieux patients, amoureux de motos et des routes de France parcourues avec sa femme et une tente lors des premiers congés payés, entamait chaque consultation par un bilan de santé de mon ancêtre Honda Silver Hawk rangée sur le trottoir. Rassuré par l'annonce qu'elle avait démarré le matin, et qu'elle ne perdait pas d'huile, on pouvait parler de sa santé à lui. Dans les formations en marketing on parlera de "créer des canaux de communication" qui libèrent la parole et rendent votre interlocuteur réceptif. Qu'y trouver à redire? 


Lu dans:
Fouchet Lorraine. J'ai rendez-vous avec toi. 270 pages. Éditions Héloïse d'Ormesson. 2014. Extrait p.142

06 septembre 2020

Sagesse d'Albert Camus

 

"Plus je vieillis et plus je trouve qu'on ne peut vivre qu'avec des êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d'une affection aussi légère à porter que forte à éprouver."
    Albert Camus . Lettre à René Char

 

 

05 septembre 2020

Sauvageons, je vous envie

 "La gravité d'une question se mesure à la façon dont elle affecte la jeunesse"

                Pierre Mendès France.



Et soudain, à les voir s'enlacer sur les terrasses, assis sur les genoux, sur les tables, dans des rave-parties adroitement improvisées, danser toute une nuit, puis encore une autre et encore un matin, refaire le monde à Flagey, réenchanter les soirs d'été et se réinventer un avenir, on s'aperçoit que le train est passé en ce qui nous concerne, les baby-boomers. Le regard apeuré que nous leur jetons, critique, amer, craintif pour notre propre survie, est l'éclairage que les vieux marins jettent sur les moussaillons affrontant la tempête. Ils étaient sympas pourtant pendant le confinement, attentifs à ne pas contaminer papy et mamie, respectueux des règles, et soudain on découvre des sauvageons pleins de sève et d'insouciance. Ce soir un doute m'envahit: oserais-je affirmer qu'il y a 50 ans, en pareilles circonstances, je n'aurais pas été des leurs à Nice menant la chenille et chantant à tue-tête la rengaine adaptée de la Bande à Basile "Pose les deux pieds en canard / C'est la Covid qui redémarre / En voiture les voyageurs / La Covid part toujours à l'heure." Comme l'écrivait Christine Taubira au lendemain des attentats de Paris "et puisque la jeunesse était visée, des jeunes sont revenus, en couple, en bande, en essaim sur les terrasses des cafés, prêts à faire retentir leurs rires même stridents d'angoisse, même mêlés de larmes, plaisantant sur les choses les plus sérieuses de la vie, comme faire l'amour." Au fond de moi, malgré toutes nos craintes de voir réapparaître le virus en raison de pareils comportements à risque, la part de folie que secrètent encore nos jeunes me rassure: le confinement ne les a pas rangés plus qu'il ne faut et, quand il faudra redémarrer, ils auront l'énergie que nous n'avons plus.


Lu dans: 

Pierre Mendès France. Œuvres complètes, tome 4, 1955-62. Pour une République moderne. Message à la jeunesse. Gallimard. 1987. 976 pages. Extrait page 148.
Christiane Taubira. Murmures à la jeunesse. Philippe Rey éd. 2016. 94 pages. Extrait pp.68-69

03 septembre 2020

Bonheur à l'extrait de jardin

 

"Ce matin, une heure de jardinage léger : ramassage et tri des pommes, des coings, des poires tombés dans l'herbe. Il fait toujours très beau, mais les nuits sont plus fraîches, l'herbe mouillée redevient verte. Avec les pommes, les poires, les coings, Martine fait une délicieuse compote aux trois fruits d'automne dont la couleur ambrée, légèrement translucide, la texture douce et charnue s'accommodent très bien de la légère amertume du fromage blanc moulé à la louche. Assis dans la cuisine, près de la petite fenêtre qui donne sur le cognassier, on mange ainsi de l'extrait de jardin, du concentré d'automne, une fraîcheur trempée mêlée de chaleur opulente, de l'or presque liquide et quand même un peu âpre."
                        Philippe Delerm



Philippe Delerm n'a tenu son journal qu'une seule année de sa vie. Il a 37 ans et se sait riche de ce qui manque à presque tout le monde : le temps long, la saveur de l'extrait de jardin, du concentré d'automne, de l'or presque liquide. Bien longtemps avant l'ouragan du succès de La Première gorgée de bière,  il écrit en pensant qu'il sera, un jour peut-être, reconnu. Trente ans plus tard, il annote en post-scriptum la dernière page de son journal  "Je n'ai sans doute jamais été plus heureux que cette année-là."


Lu dans:
Philippe Delerm. Journal d'un homme heureux. Seuil. 2016. 262 pages. Extrait p.215

02 septembre 2020

Sons de septembre

 "Lundi matin. Une cloche aigrelette sonnant l’heure dans un lointain encore indéfinissable, les trois sifflements d’une tourterelle posée sur un balcon voisin (une brève, une longue, une brève, ce qui dans l’alphabet morse correspond à la lettre r comme dans roucoulement), quelques aboiements épars et les motocyclettes pétaradant en contrebas participent tous, à des degrés divers, de la rumeur qui s’élève depuis le port à la façon d’une carte d’identité sonore." 

                    Gilles Ortlieb



Tendez l'oreille: quelque chose a changé en peu de jours. Depuis des mois nous nous étions habitués à une sorte de paresse des sons, quelque chose comme de la ouate entre les bruits, une sonorité ralentie et plus douce. Ce matin le paysage sonore de mon quartier s'est réveillé, rien de bien désagréable d'ailleurs mais déployant une richesse de tonalités qui se répondent comme la vie qui reprend. La couleur de l'air a changé, le fond pique un peu, le jour met quelque temps à se lever, dans l'arbre devant la maison un peu de roux. Les fenêtres fermées filtrent à nouveau les conversations et leur redonnent une intimité qu'elles avaient perdues. Il reste une douceur dans l'air, mais moins affirmée. Deux gosses progressent à cloche-pied vers l'école. Septembre est là. 


Lu dans:
Gilles Ortlieb. Antigone à vendre. Le Chemin. Gallimard. N°19. 7 mai 2020.

Le bonheur des Simples

"Il faudrait essayer d'être heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple."     
Jacques Prévert


Longtemps, il y a loin au Moyen-Age, on les appelait les Simples, ces plantes médicinales qui vous faisaient du bien. Ce matin, j'en ai croisé une, de gris vêtue, du genre rase-murs, qui consulte pour désordre dans les idées. Elle oublie et confond, nommez-moi ça docteur. Un test rapide lui propose d'écrire une phrase qui ait du sens, la première qui lui vient à la plume. Elle écrit "je me sens bien".  J'ai épinglé le quart de feuille au mur, entre le calendrier et la photo des enfants, question de m'en imprégner les soirs de doute.  Comme le partage un de mes collègues sur son blog, "demain, quelle contagion de bonne santé vais-je être ?"
 

01 septembre 2020

Yallah

 "On ne peut comprendre la vie qu’en regardant en arrière; on ne peut la vivre qu’en regardant en avant."

                    Sören Kierkegaard



L'image de ces milliers de bout'chous reprenant le chemin de l'école réchauffe le cœur: on redémarre, après ces interminables mois d'incertitude. Pari risqué, qu'on espère gagnant pour eux, et pour nous tous. La démarche a du sens: on se met en route par le bas, les plus jeunes partent en tête. Bonne année scolaire les petits!