30 juin 2020

Trente juin ça ne s'oublie pas

Contre vents et marées         envers et contre tout
j'ai         chevillé dans le cœur         un rêve de bonheur
un jour nouveau qui se lève   
un geste     un regard     un mot     un ami qui vient
deux arbres dressés dans le ciel         la lune et la nuit
deux amoureux dans un champ 
une fille qui revient d'un voyage très loin."
                    François Bérenger. Tous ces mots terribles.
 
 
S'il ne me fallait garder que deux dates dans l'année, ce seraient le 30 juin et le 1er septembre. Sentinelles entre deux mondes juxtaposés, qui me furent aussi heureux l'un que l'autre: celui d'un espace vierge à découvrir en toute liberté et celui du monde extérieur avec ses règles dans lesquelles on s'insère. Chaque 30 juin réveille en moi un rêve de bonheur , d'un jour nouveau qui se lève et se répétera inlassablement deux mois durant. Il y a longtemps que je n'ai plus jeté de cahiers au feu, ni remercié de professeur, et pourtant la magie demeure. J'interrogeai un jour mes enfants sur leur motivation à prendre la route à vélo, hors de tout confort et de toute sécurité, pour de si longs mois. "Pour la griserie de l'horizon inconnu qui se déroule devant nous le matin, à découvrir sans modération." C'est ce qui me fait chaque année le 30 juin vous laisser deux longs mois sans café ni journal, sans toutes ces balises rassurantes que sont vos réactions amicales, pour connaître la seule griserie de ce vaste espace libre et désert. Il importe que nous retrouvions des rythmes dans l'année, une respiration après cette longue chronique quotidienne du Covid-19, un moment pour activer la touche étoile, celle qui nous met en pause mais nous fait aussi rêver à ce qu'étaient nos grandes vacances à l'âge où le vélo était à lui seul une autoroute. Il manquera quelque chose, mais que remplacera chaque matin le tintement d'une sonnette de bicyclette, le chant d'un merle, l'étude hésitante d'un Czerny au piano d'une petite voisine, tous ces instants modestes qui font de nos journées d'été une école à part entière. Bonnes vacances à ceux qui peuvent en bénéficier, on se retrouve en septembre.


Lu dans:    
Béranger en public 98. Tous ces mots terribles. Double CD Futur Acoustic CD 0399

28 juin 2020

Boire le soleil

"J'aurais bien voulu te prendre
Avec nous comme autrefois
Mais Suzy m'a fait comprendre
Qu'on est un peu à l'étroit
Il faut être raisonnable
Tu ne peux plus vivre ainsi
Seule si tu tombais malade
On se ferait trop de souci
Tu verras tu seras bien
(..)
Ton serin chante à tue-tête
Allons maman calme-toi
Oui le directeur accepte
Que tu le prennes avec toi
Y'a la télé dans ta chambre
En bas y'a un beau jardin
Avec des roses en décembre
Qui fleurissent comme en juin
Tu verras tu seras bien."
                    Jean Ferrat

"C’est dimanche aujourd’hui.
Pour la première fois, aujourd’hui
ils m’ont laissé sortir au soleil
et moi
pour la première fois de ma vie,
j’ai regardé le ciel sans bouger
m’étonnant qu’il soit si loin de moi
qu’il soit si bleu
qu’il soit si vaste."
                   Nazim Hikmet



Lu dans:
Jean Ferrat. Tu verras tu sera bien. Album Ferrat 80. 1980
Nazim Hikmet. Chanson de ceux qui boivent le soleil. 1928

27 juin 2020

Quand la vie s'évapore

"Un jour je deviendrai de l’eau
afin de m’évaporer."   
                    Carino Bucciarelli


Pas plus que la buée ne signe la fin de l'eau, ne meurent les images qu'elle nous a permis de construire: le torrent de montagne, le verre d'eau fraîche pour la soif, celle qui s'écoule guidée par le creux de la main à la fontaine, le ressac des vagues dans les rochers, les merveilleux nuages. Chacun a les siennes, issues de la même eau et des mêmes brumes, pareilles aux souvenirs multiples qu'on garde d'un être cher quand il s'en va.



Lu dans:
Carino Bucciarelli. Singularités. Herbe qui tremble. 2020. 127 pages.  

26 juin 2020

Ma plage en bout de rue

"Je m'allonge sur le dos dans l'herbe    je ne vois que le ciel
Il vente légèrement. Les oiseaux chantent dans l' arbre.
Quelle tranquillité ! Je ferme les yeux.
Je voudrais rester ainsi longtemps, sans penser à rien."
                            Aki Shimazaki


Sous les pavés la plage... Rentrant d'une visite hier soir au soleil déclinant, je découvre la vaste esplanade herbeuse devant la cité du Peterbos, envahie par les familles des immeubles sociaux proches. Par groupes familiers, en cercle autour de tables de camping, par terre, sur les bancs de pierre bordant la petite mare, tapant la balle, ou devançant la nuit couchés dans l'herbe, s'étend une ville en miniature se rêvant être en bord de mer. Si ce n'est Paris-Plage ça l'évoque quand même. On a les paradis qu'on peut, mais pour toute cette population modeste, si humaine et si proche de mon domicile, ce bonheur-là est bon à prendre.


Lu dans:
Aki Shimazaki. Tsubame. Le poids des secrets. Leméac Ed. 2001. Babel 2007. 122 pages. Extrait p. 92

24 juin 2020

Images de courage

« Après le tremblement de terre, nous avons été sauvés par un policier japonais, qui avait protégé quelque trois cents Coréens à son poste. Mille Japonais étaient arrivés là-bas en criant que les Coréens avaient jeté du poison dans les puits. Le policier leur a hurlé : « Si c'est vrai, apportez l'eau ici. Je vais la boire ! » Il l'a bue réellement. Les gens ont enfin quitté le poste. Sans lui, madame Kim et son mari auraient été tués. Elle a ajouté : « C'est une chance très rare d'avoir rencontré une personne courageuse comme lui. Son existence nous a donné l'espoir de pouvoir continuer à vivre ici."
                                    Aki Shimazaki



Que peut un homme seul? Son pouvoir est celui qu'il s'assigne. On a tous besoin de pareilles images les jours où le courage nous vient à manquer.


Lu dans:
Aki Shimazaki. Tsubame. Le poids des secrets. Leméac Ed. 2001. Babel 2007. 122 pages. Extrait p. 92

23 juin 2020

"Certains ont l'air honnête, mais quand ils te serrent la main, tu as intérêt à recompter tes doigts." 
                                Coluche
 
 

Noisettes perdues

"L'image de l'écureuil prévoyant, qui cache dans le sol une partie de ses provisions, dans l'attente des mauvais jours est légendaire.
Ce qui l'est moins est sa distraction qui lui fait oublier où il a enterré certains des glands ou des noisettes dont il a fait provision. "
                                Olivier Lascar


Ce 12 mars on a enfoui dans une grande précipitation tout ce qu'on aime, afin de le retrouver intact le printemps venu. L'été est là, et la peur d'en avoir oublié m'habite. Oublié l'endroit de la cachette, ou pire encore oubliée tout simplement leur existence. Telle cette patiente âgée hospitalisée pour une fracture du bassin à l'hôpital proche, où je fus interdit de visite comme sa famille et ses amis. Envoyée en maison de revalidation en province, elle l'a quittée sans laisser d'adresse. Elle n'a plus trop sa tête, pas de famille et pas de téléphone connu. Elle est sortie de ma vie, alors que je l'aimais bien et peine à la retrouver. Vit-elle encore d'ailleurs? Noisette perdue.

Pensif, je contemple les fêtards de ma commune danser devant le feu improvisé de la rue Dante, comme les feux de la Saint Jean fêtent la sortie du printemps. Quel printemps? Cette épidémie m'a volé trois mois de mon existence, et je n'en garderai vraiment pas le moindre souvenir émerveillé. Un printemps pour du beurre, des plants de muguet pléthoriques pourris sur pieds sans trouver destinataires, le tronc de notre lilas creux rongé de l'intérieur, et des familles entières, des rues, des quartiers clivés comme ils ne l'ont jamais été. Jamais l'euphorie ne côtoya d'aussi près la détresse, mais il fut de bon goût de ne pas l'évoquer. Dans la même rue d'aucuns chantaient Baudelaire "Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté"  et d'autres invoquaient Dante "Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance". Irai-je avec ces "braves petits" qui dansent l'été retrouvé, sur ces terrasses fleuries "comme avant", tout ce qui rouvre, s'étreint, se tasse, se pelote, pleurniche sur le sort horrible des boîtes de nuit encore closes, se susurre à l'oreille que la vie est si belle et le monde est si beau. C'est la fête à tous les étages, même si le record de nouvelles infections détectées en un jour dans le monde c'était le 18 juin, oui oui: avant hier, 181.232 personnes, mais c'est loin monsieur, et heureusement ce n'est plus pour nous, car nous on a déjà payé et on ne va pas se saigner deux fois. Imaginer durant quelques instants que ce déconfinement débridé pourrait nous ramener tout ce chaos dans quelques semaines me glace le sang, tout ça pour ça...

Il est des rêves dont on est heureux de se réveiller, encore quelques semaines dormir et on tentera de se reconstruire, loin des fêtards et loin des experts, dans le grand silence et la grande solitude qu'est le confinement choisi des vacances.


Lu dans:
Olivier Lascar. L'écureuil roux cache ses provisions pour l'hiver. Science et Avenir. 6 juillet 2014.  

21 juin 2020

La toux, clochette du lépreux

"Allô, Tonton, pourquoi tu tousses ?"
            Fernand Raynaud


Ce qu'on a ri on l'entendant tousser en scène, cet inimitable clown triste qu'était Fernand Raynaud. On ne rit plus de ces choses-là à notre époque de Covid-19. La plus petite quinte, sèche et discrète, provoque bonds en arrière et regards réprobateurs, toux devenue aussi inconvenante que l'était un pet quand la toux faisait rire. Les allergiques portent le masque pour se protéger des pollens et se bourrent les poches de pastilles antitussives. Malheur à celui dont le nez coule de surcroît, mieux vaut pour lui ne pas sortir en journée, ni surtout sortir un mouchoir. Et si ses yeux brillent, admiratifs, amoureux, irrités par le vent et la poussière, il se voit aussitôt suspecté de fièvre, un vrai lépreux. On mesure la puissance de la peur à la distance qu'elle crée entre les personnes.


18 juin 2020

L'arôme passé du café réchauffé

"Elle réchauffa un reste de café - hors la pendaison et autres symptômes excessifs, est-il un geste qui signale plus clairement la dépression que de réchauffer du café au risque qu'il bouille, alors qu'on a tout ce qu'il faut pour en faire du frais?" 
                    Jacqueline Harpman



Il a pris rendez-vous sans trop savoir pourquoi, si ce n'est "que sa vie ressemble à du café réchauffé". Ces histoires d'agueusie-anosmie et le confinement l'ont perturbé, il se demande si la Covid-19 atteint aussi le cerveau. La semaine passée, en télétravail depuis deux mois, il a résilié son adresse sur Gmail, fermé son compte Facebook et bloqué l'accès de sa boîte professionnelle, I am out of the office for a long time. If you need assistance, please contact the helpdesk. Il a pris le bus 49 pour la Gare du Midi, et contemplé interminablement le tableau de départs. Pourquoi pas la mer? Ostende lui est apparue sinistre dans son silence. Il rêvait d'un moules-frites, mais les restos étaient fermés. Le tram vers le Zwin était vide, et le Zwin interdit d'accès. Où se niche l'arôme du café fraîchement torréfié dans tout cela? Sur un banc, il a rêvassé à une rencontre inattendue, mais la police lui a intimé de marcher. Il est rentré et a pris rendez-vous, sans trop savoir pourquoi. Il est parti sans traitement, plus léger du récit déposé comme un sac sur le bureau. Je ne suis pas sûr que je le reverrai, mais tout cela a-t-il une importance? 


Lu dans:
Jacqueline Harpman. Orlanda. Grasset. 1996. 306 pages

16 juin 2020

Du côté des fourmis

"Entre deux visites – oh oui, cette fois, les affaires ont bel et bien repris –, on a voulu anéantir une colonie de fourmis avec une grande casserole d'eau bouillante. Puis avec un gros caillou, posé au milieu de leur chemin. Pendant une grosse minute, ce fut la panique. Et puis d’un coup, ça contourne le caillou et tout redevient comme avant.  Ce week-end, les petites fourmis, on les a vues se remettre à courir, comme si rien ne s'était jamais passé. (..) Tant mieux pour elles. Elles le méritent, franchement. Regarde comme elles sont mignonnes, vu d’ici. C'était pas facile, elles en ont bavé. Elles se sont bien remises en question, c'était des autres fourmis quand tout d'un coup s’est arrêté. Des fourmis mutantes, une espèce nouvelle qui avait pas mal de bons côtés. Alors de là-haut, lentement on se penche, on s'approche tout près et on leur murmure à l’oreille: « Le caillou, souvenez-vous du caillou. »  
                        Julie Huon


Le caillou, souvenez-vous du caillou. Comme on le plaçait jadis en exergue des romans,  toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

  

Lu dans:
Julie Huon. Jour 7 : les fourmis. Chronique. Le Soir 15 juin 2020.

"Tout ce que des hommes peuvent rêver, il se trouvera d’autres hommes pour le réaliser."  
                                    Jules Verne
 



Lu dans:
Idriss Aberkane. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages.

14 juin 2020

Précieux comme une goutte

"Un médecin m'a raconté l'histoire d'une femme ensevelie sous d'autres cadavres ayant survécu en se concentrant, durant l'attente de son sauvetage, sur la beauté d'une goutte d'eau tombant sur une feuille. "
                        Frédéric Brun



De qui serons-nous demain la goutte? Une patiente après une lourde intervention chirurgicale retrouve son domicile et une plante qu'elle croyait morte. Miracle, la fleur est intacte malgré la tige rompue, un minuscule brin ayant sauvegardé  la vie. Il n'est rien qui ne vaille la peine d'être tenté.




Lu dans.
Frédéric Brun. La Beauté. Poesis. 2019. 310 pages. Extrait p.17

13 juin 2020

Sagesse de l'essaim

"Abeille, petit merveille qui fabrique du ciel."



L'épidémie de printemps atteint son acmé, après trois mois de journées ensoleillées l'activité s’accélère. La ponte est intense et on a dénombré dans la ruche 2000 nouveaux œufs ce jour. Le nombre d'admissions ce mois pourrait atteindre les 50 000 abeilles, non compensées par des sorties, d'où l'impérieuse nécessité de lisser la courbe de progression dans les semaines qui viennent. En cas de dépassement d'occupation, la Reine a annoncé un ambitieux plan d'essaimage scindant la communauté en deux. En début de semaine, un premier déconfinement est programmé, les abeilles les moins âgées étant encouragées à butiner dans un rayon de 5 kilomètres et à revenir le soir gorgées de nectar et les pattes pleines de pollen. Les plus âgées, protégées, veillent à l'entretien des cadres pleins et operculés, remplis de miel qui feront la récolte de printemps. Les ouvrières, les financières, la cheffe. Répartition non sans conséquence, les jeunes abeilles de juin, laborieuses ne vivront que 5 à 6 semaines, alors que celles nées à l’automne, et pour lesquelles l’activité au sein de la ruche est réduite, survivront jusqu’à 6 mois. La Reine quant à elle bénéficiera d'une longévité de 5 à 6 ans. Il reste à espérer que la météo soit bonne, car de trop fortes chaleurs pourraient fragiliser tout ce bel équilibre.

Que sait une ruche des troubles de l'homme, et que sait l'homme des discussions qui agitent l'essaim? Partageant la Terre et ses enjeux, pour les solutions c'est chacun pour soi. Alors que... Des termites africaines aux manchots de l'Antarctique, ne pourrait-on imaginer que les solutions à nos problèmes soient globales et que l'autre, le minuscule, le plus menacé, est peut-être porteur d'une vérité qui nous manque.             

 


12 juin 2020

Léger

"Une mouette rieuse peut-elle consoler un saule pleureur?" 
                    Sylvain Tesson



Cela ne veut rien dire bien sûr, mais c'est léger. Alors qu'on lit tant de choses qui elles non plus ne veulent rien dire, mais se font passer pour essentielles. 




Lu dans :
Sylvain Tesson. Aphorismes sous la lune et autres pensées sauvages. Des Equateurs. 2008. 109 pages.

11 juin 2020

Une mémoire pleine de trous

"Sa mémoire a des trous    Cherche un mot qui s'enfuit
Il cherche un nom    Il cherche moi    Il ne sait plus
Celui qui se croit moi ne sait plus qui j'étais
Le rêve qui me rêve oublie qu'il me rêvait

Puis le courant revient    L'ampoule se rallume
La montre se remet à tricoter le temps
Où m'en étais-je allé quand je n'étais pas là?
Le rêve qui me vit rêve qu'il rêve à moi
                    Claude Roy. Choses intermittentes

 

Je le cherche des yeux, c'est lui qui me trouve, une lueur dans les pupilles signale qu'il m'a reconnu. Une fraction d'instant il est à nouveau Jean, qui sillonnait le pays et récoltait les contrats mieux que quiconque, qui racontait Roland Garros et les deux coupes du Monde remportées par la France comme s'il y avait été, Jean la passion, Jean l'amitié, Jean un concentré de vie et d'intelligence. Ne dites pas à ma femme que j'ai l'Alzheimer, elle s'en inquiéterait. Certaines étiquettes sont si lourdes à porter qu'avec le temps je diagnostique les démences de plus en plus tard, pourquoi se presser à les sortir du monde? Il est là, et puis il ne l'est plus, il est sur la route, sa BM tire terrible, les ventes sont bonnes aujourd'hui, et soudain sans préavis à nouveau la chambre 23. On dit qu'il est confus, alors qu'il voyage mieux que nous dans un passé et des provinces merveilleuses. Il dessine à longueur de jour des figures étranges qui me rappellent celles que j'aimais tracer quand mon esprit était libre d'avenir et de contraintes. On le décrit perdu dans son monde, quelle triste vie, un légume, pas d'avenir, les amis se font rares, la famille est à bout, pourquoi prolonge-t-on ces gens? Parce que c'est Jean, précisément et qu'à certains moments il est plus Jean que nous ne sommes Paul, Suzanne ou Samira, englués dans nos existences confinées par bien d'autres choses que le Covid-19. Et si nous leur laissions la possibilité de suivre leur route parfois déviante sans tenter désespérément de les remettre sur la nôtre, ou d'espérer qu'ils redeviennent ce qu'ils étaient. Une visite à Jean dans sa maison de repos nous enseigne l'abandon des certitudes.

 
Lu dans:
Claude Roy. Les pas du silence. NRF Gallimard. 1993. 270 pages. Extrait p. 210

10 juin 2020

Ces voyages intérieurs en extérieur

"Il faut regarder le ciel intensément
c'est un immense manteau    qui nous recouvre de sa beauté
de sa chaleur lumineuse et de ses mystères
j'aime les nuages
les nuages qui se passent la main
là-bas dans le ciel
les merveilleux nuages
les regarder         c'est regarder bien plus loin."
            Marion Hänsel.  Nuages: lettres à mon fils



Marion Hänsel a largué les amarres hier. "Il était un petit navire", son dernier film autobiographique, aura été sa manière de nous dire au revoir, avec pudeur et une infinie poésie. Alors que semble prendre fin la longue épreuve d'une épidémie destructrice, la belle réflexion qu'une femme hospitalisée porte sur elle-même et ce qui l’entoure, sa chambre, la vue sur la ville, le ciel, les couloirs, les ascenseurs et le personnel soignant, acquiert une densité particulière. Elle écoute les sons, différents de jour ou de nuit. Elle a le temps de rêver, de revoir certains moments de sa vie. Comme le résume joliment Fabienne Bradfer dans Le Soir, "film après film, (..) elle a cherché à saisir l’insaisissable universel de nos vies, de nos tourments, de nos racines, sans peur des silences. Son cinéma a mis en scène des hommes et des femmes en quête des petites choses de la vie et cherchant à larguer les amarres. Elle avait ce fascinant mélange de nostalgie du passé et d’urgence du moment, proposant des voyages intérieurs en extérieur. Il viendra vite un temps où l’on redécouvrira son œuvre." 
Deux souvenirs me reviennent ce soir: la chance d'un dîner partagé à l'initiative d'un ami cher, et la citation tirée du film Nuages, utilisée en fin du repas de mariage de notre troisième fils. Le jeune couple nous quittait le lendemain pour un périple d'une année aventureuse à vélo autour du monde, et seule la poésie de Marion Hänsel me parut être à la hauteur des sentiments que j'éprouvais pour eux. La longue scène des adieux à son fils, le reflet des nuages en mouvement dans la vitre du train qui s'éloigne, la main qui envoie comme un dernier baiser résumaient mieux que n'importe quel poème ce mélange de mélancolie et de confiance qui accompagne les grands départs.



Lu dans:
Fabienne Bradfer. Marion Hänsel a largué définitivement les amarres. Le Soir. Cinéma. 9 juin 2020 

09 juin 2020

Ikigai, la sagesse d'Okinawa

"Ikigai, la "raison d'être", recherche permanente de l'intersection  entre        
        faire ce qu'on aime
        faire ce dont le monde a besoin
        faire ce qui permet d'être rémunéré à sa juste hauteur 
        faire ce en quoi on excelle."


Ikigai (生き甲斐) est l'équivalent japonais de la « joie de vivre » et de la « raison d'être », à la fois ce qui nous pousse à nous lever le matin et assure(rait) les longues vies. Non pas un but à atteindre mais un équilibre à rectifier chaque jour. La philosophie peut être simple.


Lu dans:
Idriss Aberkane. L'Âge de la connaissance. Laffont. 2018. 374 pages.

08 juin 2020

Entre la peste et le corona

« L’un des pires péchés que l’historien peut commettre s’appelle l’anachronisme, qui consiste à vouloir plaquer le présent sur le passé."
                            Françoise Hildesheimer


La TV qu'on apprécie. Un documentaire glaçant sur un épisode méconnu de notre histoire semi-récente, qui vit 8 millions de personnes prendre la fuite devant l'avancée allemande entre le 10 mai et le 17 juin 1940 , dans des conditions de survie éprouvantes, mus par la crainte des exactions de 1914 de la part de l'envahisseur. Panique collective liée au sentiment de répétition de l'Histoire, de l'inéluctabilité d'une horreur qui ne peut que se répéter. La crainte du danger devient le danger. L'histoire des pandémies n'y échappe guère, chacune ravivant la mémoire ancestrale des méfaits de la peste, du choléra ou de la grippe espagnole décimant les populations. Comparaison n'est pas raison, même si l'ampleur du confinement lors de ces épidémies présente d'étranges similitudes. La peste de Marseille (1720) décime 40 000 malades sur 80 000 habitants, puis dans toute la Provence, où elle fait entre 90 000 et 120 000 victimes sur une population de 400 000 habitants environ. Guère de similitude non plus quant à l'approche sanitaire, l’une des premières mesures prises étant la fermeture des hôpitaux, considérés comme des foyers d’infection, l'abandon des malades et la fuite "vite, loin, longtemps" des populations (encore) préservées. 


Lu dans:
Françoise Hildesheimer. Fléaux et société : de la Grande Peste au choléra. Hachette. 1993. 175 pages.
Françoise Fressoz. Cette mondialisation de masse des phénomènes épidémiques, c’est du jamais vu. Le Monde. 15 mai 2020.
L'exode. La Une. RTBF. Dimanche 7 juin 2020. 20h15. 95'

06 juin 2020

Les dernières fois

"– On a tout le temps.
– Pas du tout, j’appelle l’hôpital, faut qu’ils soient prêts.
– Je voudrais prolonger ce moment.
– Quel moment?
– Nous deux, seuls, dans l’appartement. C’est la dernière fois, tu te rends compte?"
                        Jacques De Decker


Prendre conscience qu'il s'agit "de la dernière fois"  est rare, alors qu'on sait toujours quand "c'est la première fois". Les deux font les belles images d'une vie, avec l’intensité du moment suspendu.



 

Lu dans:
Jacques De Decker. Le ventre de la baleine. Labor. 1996. Rééd. Weyrich. Coll. Plumes du coq. 2015. 184 p.

05 juin 2020

Bonheur je te crains

"– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Je suis trop heureuse.
– Ben alors… c’est que tout va bien.
– Tout va trop bien."  
                    Jacques De Decker.



Ou comment avoir peur du bonheur, la "chérophobie", du mot grec "chairo", qui signifie "je me réjouis". Redouter anticipativement le bruit assourdissant que fait le bonheur quand il s'en va, auquel - tout compte fait - on peut préférer la mélancolie, ce "bonheur d'être triste" qui lui se prolonge à l'infini.



Lu dans:
Jacques De Decker. Le magnolia, ou Le veau-de-ville et le veau-des-champs. Lansman. 1998. 71 pages.

03 juin 2020

Sagesse de Marc Ferro

"Au lendemain de la guerre, alors que nous nous trouvions, ma jeune épouse et moi, en Bade-Wurtemberg, à Rottweil, une ville en ruine, notre petite quatre-chevaux est tombée en panne. Pas un homme en vue dans les rues de cette grosse bourgade… Nous avons hélé une femme âgée, qui nous a indiqué un garage à un carrefour plus loin. Là, personne pour nous accueillir… Mais, sous une voiture, s’activait un jeune garçon en salopette. Il n’avait pas dix ans. Nous lui avons expliqué ce qui nous amenait, et il nous a accompagnés en poussant la voiture. Puis, au garage, il a entrepris de la réparer. Sitôt terminé, il a ouvert la porte d’un bureau et, sur un cahier, nous a fait certifier que nous lui avions versé quelques marks. Il n’a pas prononcé un mot de plus. Je lui ai alors demandé où étaient ses parents : « Gestorben » (morts), a-t-il répondu. C’est tout. Cette entrée dans la vie m’avait à l’époque frappé. Et d’autres après, qui m’ont conduit à écrire ce livre." 
                                    Marc Ferro


On peine à croire à la véracité de ce récit, s'il n'était écrit par Marc Ferro, historien et académique renommé. On tente d'imaginer ce qu'est devenu ce jeune mécanicien orphelin de guerre, sa résilience, ce qu'il a pu construire, les cauchemars qui le hantent et si , en définitive, il fut moins heureux que nous. Une patiente ayant connu la guerre compare le récent confinement et son enfance dans les caves "cela y ressemblait, la peur en moins, et moins long quand même". On ne saurait mieux résumer, et relativiser les choses. La mémoire du passé nous aide à recentrer le présent.


Lu dans:
Marc Ferro. L'Entrée dans la vie:  amour, travail, famille, révolte. Ce qui change un destin . Editions Tallandier. 2020. 250 pages. Extrait p. 9

Sagesse capillaire

"Je viens de me faire couper les cheveux, ma fille de sept ans trouve que ça ne se remarque pas car selon elle je n’ai rien coupé. Elle comprend soudain, me dit qu’en fait je n’ai pas coupé beaucoup pour ne pas gâcher, comme s’il s’agissait d’une denrée rare. (..) Je regarde dans le miroir ces cheveux que je perds progressivement, et finalement l’idée d’organiser une grande fête pour la fin de mes cheveux ne semble plus si adéquate. Parce qu’il y en a encore assez, et parce qu’il n’y a pas toujours un avant et un après mais un état entre les deux dans lequel je suis justement. "  
                            Charly Delwart


Un monde binaire. On adore ce qui commence et se termine par une frontière nette: y avait des cheveux, y a plus de cheveux, y avait le covid, y a plus de covid: avant - après, propre - sale, blanc - noir. Ce qui s'écoule dans une lente immobilité n'enthousiasme guère: étudier le droit pénal ou l'anatomie durant le blocus, attendre Godot, tenir une consultation de vaccination contre la grippe dans un pensionnat, patienter dans la file surchauffée du péage autoroutier de Cavaillon... Rien à voir avec les feux de la Saint Jean qui annoncent l'été, les feux d'artifice de la Saint Sylvestre, l'anniversaire de la Reine Elisabeth, le lancement du Costa Concordia: Yalla, on y va, demain sera bien.
 
 

Lu dans:
Charly Delwart. Databiographie. Flammarion. 2019. 352 pages. Extrait p. 143.

02 juin 2020

"Pour ce qui est de la taille humaine idéale, la bonne grandeur c’est quand les pieds touchent le sol."
                Anonyme
      

01 juin 2020

Quand le jour tombe

"Réalité incertaine, pareille à une brume, une fumée, une bulle de savon, un nuage, un pas que la pluie efface déjà sur le sable. L'impalpable, l'invisible, Ie volatil sont l'essence même du monde."
                            Corinne Atlan


Une demi-heure avant la chute du jour, se laisser pénétrer par l'impermanence des choses entre la lueur du soleil qui rougeoie et la clarté blafarde de la lune qui entame sa veille. Deux réalités se font face un bref instant, qui ne cohabitent guère longtemps. Au-dessus de nous, si haut qu'on ne l'entend guère, un avion trace un trait de craie éphémère, dont on avait presque perdu le souvenir. Qu'il paraît loin le temps où, à la même heure, ils étaient dix et plus à s'entrecroiser dans un éblouissant et incessant ballet. Derniers chants d'oiseaux qui se souhaitent la bonne nuit, ici et là des bruits ménagers familiers, quelques notes d'un piano d'apprentissage, les cloches de la collégiale égrenant l'heure une dernière fois avant de se taire jusqu'au lever. Les images d'une journée fériée, emportées par un cerf-volant paisible entre ciel et terre, s'échappent une à une comme une invitation à la nuit. La sérénité qui baigne ce moment interpelle: y aurait-il donc une vie hors du Covid-19, totalement inaccessible à cette agitation effrénée qui s'est insinuée dans nos journées depuis trois mois, laissant croire que toute la vie du monde lui était suspendue? Il suffit de peu pour s'en laisser convaincre.


Lu dans:
Corinne Atlan. Petit éloge des brumes. Folio 6693.  2019. 128 pages.Extrait pp. 78-79