09 mai 2020

Cesser d'exister pour rester en vie

« La vie est trop courte pour être petite ».
                        Marianne Pierson-Piérard



Il est des phrases virales qui lorsqu'elles vous pénètrent dans la tête le matin ne vous quittent plus. Si on sait ce qu'est une vie courte, qu'est-ce qu'une vie petite? On peut être grand dans les petites choses, et certaines existences consacrées à la répétition sans fin de tâches subalternes, mais essentielles, possèdent une grandeur que n'ont guère bien des destinées historiques. La récente pandémie par contre nous interroge sur ce qui reste d'une vie lorsqu'elle se voit coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les significations qui la font grandir. Depuis deux mois, je suis interdit de visite de mes patients hospitalisés à l’hôpital, ce que je n'ai jamais vécu depuis 45 ans, et je vis cette interdiction dans la plus totale incompréhension. Nos vieux en maison de repos ont été d'abord coupés de leurs proches,  ensuite confinés dans leur minuscule chambre jour et nuit, pour les protéger. Quand vient l'horreur des statistiques de décès, et les conditions dans lesquelles cela se passe, surgit l'inévitable doute: "tout ça pour ça..." Et cela s'emballe, interdiction au conjoint d’assister à l’accouchement dans certaines maternités, interdiction de se rassembler à plus de quinze personnes pour les enterrements, dépouilles prestement enfouies dans des sacs plastiques sans autre traitement. Nul ne contestera qu'il faille en temps de crise protéger la «vie nue» dont parle Giorgio Agamben, et qu'il s'est trouvé d’admirables héros du quotidien pour le faire, en sauvant un certain nombre. Peut-on pour autant, sous peine de renier notre humanité, choisir la préservation de cette vie nue biologique au détriment de ce qui en fait une existence humaine qui ait son sens, son prix, sa grandeur: partager ses moments décisifs, naissance, maladie, vieillissement, mort. Nous avons voulu sauver la vie à tout prix mais nous l’avons parfois, à l’inverse, coupée de tout ce qui lui donne un sens. Cesser d’exister pour rester en vie ? Cette contradiction est accablante.
 

 
Lu dans:
Marianne Pierson-Piérard. Dora , névrosée. Coll. Femmes de lettres oubliées. 2019. 232 pages.
Abdennour Bidar. Cesser d’exister pour rester en vie ? Libération. 4 mai 2020.
Giorgio Agamben. Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue. Le Seuil. Paris. 1998. 216 pages.

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