29 février 2020

La chute d'une icone


 "J'avais souvent comparé la conduite de mes parents à ces tapisseries au canevas que ma mère brodait avec patience et régularité durant nos veillées. Et maintenant, il me semblait découvrir l'envers de l'ouvrage; derrière les lignes symétriques et les beaux ornements aux tons francs, j'apercevais les fils embrouillés, les nœuds, les mauvais points."
                            Jacques de Lacretelle. Silbermann. 1922

 
La distance peut être parfois grande entre les propos spirituels et les actes réels, et peu d'images décriront mieux que celle de l'envers du canevas aux "fils embrouillés, nœuds et mauvais points" la stupeur ressentie en apprenant la double existence de Jean Vanier, fondateur de l'Arche. Rares furent les hommes à ce point sanctifiés de leur vivant, dissimulant un versant sombre dans une clarté proclamée qui améliorait nos existences. Comme le suggère Charles Delhez dans une chronique inspirée par ces révélations, "nous sommes ici face au mystère de tout un chacun, où ivraie et bon grain sont souvent mêlés. Il nous faudra du temps pour accuser le choc, tenter de comprendre et trouver l’attitude intérieure juste. Une fois de plus, notre tâche est de sauver l’espérance et de continuer à croire en l’être humain." Le hasard des lectures me fait croiser dans la même heure le communiqué de l'Arche jetant le discrédit sur son emblématique fondateur et la fin du beau roman Silbermann. "Chacun de nous se voit soudain confronté à la vision d'une vie (..) au cours de laquelle on s'écorche davantage chaque jour. Ne savais-je point maintenant que sur les sommets auxquels j'avais rêvé d'atteindre, nul humain ne vivait (..) et qu'il n'est point d'âme, toute vertueuse et toute tendue à la sainteté qu'elle est, qui puisse s'élever hors de l'imperfection humaine."  En un certain sens, cette imperfection rassure, détruit l'idole au bénéfice de l'humain aux mains et pieds dans la boue, pétrissant un quotidien pas toujours net mais tellement proche de celui qu'on affronte chaque jour. Mieux vaut être humain que saint, la désillusion est moins grande. 


 
Lu dans:
Jacques de Lacretelle. Silbermann. Gallimard. 1922. Folio n°417. 124 pages. Extraits pp. 115, 119 et 124.
Charles Delhez. Jean Vanier : entre lumière et ténèbre. LLB du jeudi 27 février 2020. 

28 février 2020

Retenue


"Ma retenue est ce que les gens voient de moi.
Barrage à mes humeurs j'accumule des trésors de gentillesse.
J'alimente mon voisinage de mille petits ruisseaux de douceur.
À mon pied tout pousse et tout fleurit."
                Philippe Devuyst
 

 

27 février 2020

L'émerveillement des premières fois


"L'irrecommençable bonheur des premières fois. Tout à l'heure dans la rue Jacob la très petite fille qui trépignait, dansait de joie en criant : «Vive la neige! Vive la neige!"
                            Claude Roy. Minimes. 15 janvier 1987


Il ne sera jamais vieux, l'homme aux yeux de petite fille découvrant la neige qui chaque jour s'invente "une première fois": s'essayer à l'autostop dans sa campagne perdue, improviser un voyage en achetant un last minute chez Connections à Bruxelles National, passer une nuit dans une cabane perchée, réunir trois potes sur le pouce autour d'un spaghet-bolo aussi sommaire qu'inattendu. Enfiler les jours en veillant à ce qu'aucun ne ressemble à la veille.



Lu dans:
Claude Roy. La fleur du temps. 1983-1987. NRF. Gallimard. 1988. 356 pages. Extrait p. 296

22 février 2020

La chanson humble


"Vivre       
c'est apprendre l'humilité     
de recommencer sans cesse
récupérer des morceaux de faire ensemble
sans attendre des lendemains qui chantent
fredonnant chaque jour la petite chanson humble
qui humanise le paysage."
      librement adapté de Joelle Baumerder

 
Enfants de ma rue, venus de partout pour devenir mes voisins. Ils partagent nos vies, ont les mêmes espérances, et leurs parents la modestie du quotidien comme valeur commune. Tous dans la vraie vie, ils tissent un réseau point désagréable dans lequel nous aimons vivre.


21 février 2020

Méritants de naissance


"Le discours méritocratique permet aux gagnants du système de stigmatiser les perdants."
                Thomas Piketty
 

Lu dans:
Thomas Piketty. Aux origines de l'injustice. Philosophies Magazine. 136. page 9

19 février 2020

Ce caillou en moi


"Ce caillou si lourd     en moi
Cette masse stérile      et dure      et molle
et pleine de vide      avec à peine le souvenir   
d’un peu de bleu      d’un rire     d’oiseau blanc
avec le regret presque oublié      de ce temps
où l’univers en moi      naissait      et bougeait
s’étirait dans mes rêves      sortait de mes lèvres
en chanson de soleil      en musique de vent
Oh poésie bleue      cristal de feu
Oh neige morte
Pourquoi?"
                Liliane SCHRAÛWEN


Écrire, c’est faire parler des pierres, enfouies en nous depuis de longues années. Masse lourde et dure, pas toujours précieuse, elles ne le deviennent qu'en redonnant vie aux vestiges, avoir fait renaître leur mémoire pour en extraire la vie. Écrire est un exutoire à la parole quand le passé est trop difficile à exprimer. 
 
 

Lu dans:
Liliane SCHRAÛWEN. Nuages et vestiges. Bleu d’Encre. 2019. 91 pages.

18 février 2020

Soudain un rat


"Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l'escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n'était pas à sa place."
                        Albert Camus. La Peste.
 
Hier matin j'ai vu un rat. Pas un de ces rats blancs albinos propre sur lui comme on en voit dans les labos mais gluant et puant, terrorisant les passants. On relit à ce moment la première ligne du roman La Peste, Oran en quarantaine. On imagine Wuhan et ses rues vides, le magnifique paquebot Diamond Princess à quai depuis un mois, et on mesure la fragilité des choses.

 


Lu dans:
Albert Camus. La Peste. Gallimard Folio 1947 (1972). 288 pages.   

16 février 2020

La mort d'un troubadour

"Les lumières s'éteignent
je reste sur la scène
adieu amis     courage
on peut vaincre l'orage
et terrasser la peur

Sous le poids des souffrances
se lève l'espérance
et l'arbre de douceur
Il étendra ses branches
en aquarelle blanche
avec force et ferveur

En dépit de l'histoire
il faut de nos mémoires
effacer le malheur
joignons nos mains, nos âmes
brisons toutes nos armes
oublions les rancœurs

La rive se rapproche
un grand merci à vous
d'avoir été ici     merci beaucoup.
                La chanson ce l'adieu. G. Allwright/L. Porquet


Une dernière avant la route, le vieux baladin que nous avons tant chanté est mort ce dimanche. On sourit à la lecture de ces paroles d'espoir, un peu désuètes, qui enchantèrent tant de nos soirées et feux de camp. L'époque n'était ni meilleure ni pire qu'à ce jour, mais l'avenir avait un parfum d'espoir: "la rive se rapproche". 
 

15 février 2020

Bucoliques


"Prends ta flûte et chante (..)
As-tu comme moi fait de la forêt ta demeure     désertant les palais
suivi les rivières et escaladé les rochers
t’es-tu purifié de leur parfum et imprégné de lumière
as-tu bu le nectar de l’aube dans des coupes sans corps

T’es-tu comme moi posé le soir dans les bras de la vigne
caressé par des grappes mordorées
t’es-tu la nuit couché sur l’herbe et couvert du ciel
oubliant le passé et ignorant le futur

Prends ta flûte et chante
et oublie un moment les maux d'ici-bas et leurs remèdes
car les hommes ne sont que sont des lignes
écrites avec de l’eau."
                Aaatini Jenna, sur un texte de Khalil Gibran et une musique des Frères Rahabani


On croit relire Virgile et son berger Tityre, "mollement étendu sous l'ombre d'un hêtre, jouant du pipeau qu'accompagne le murmure de l'eau". Et on n'a aucune peine à s'imaginer nous-même au bord d'un ruisseau semblable, dans les bras d'une même vigne. L'être humain aurait-il si peu changé en tant de siècles? 

Lu dans:
Virgile - Les Bucoliques - Eglogue I. Mélibée et Tityre. 39 av.JC

14 février 2020

Sagesse de Nizar Kabbani


"Ton passé appartient au passé
il me suffit que tu sois là maintenant
tu souris et me tiens la main
et mon doute devient certitude
d'hier il ne faut parler

tes petits défauts  je ne les vois
les épines se transforment en encens
sans l'amour dans ses ailes
que serait l'homme ?

                                Nizar Kabbani

13 février 2020

Sagesse des chansons de marin


«Je suis entré     tête et menton devant
fier-bras tout gonflé de mon dur travail de docker
m’asseoir auprès d’hommes rugueux
qui soulèvent comme moi
bien plus que ce qu’on demande
au corps d’un homme normal.
Voilà de quoi sont faites mes sombres soirées.
(..) Cinq heures     et c’est déjà demain
harassés de rejoindre les docks
la fatigue ?          tous les jours
car de quoi vit l’homme ?
                Christophe Poot


Le seul titre du livre (Hareng Couvre-chef et autres chansons de marins) est déjà tout un programme. Davantage que de simples chansons à boire dans lesquelles le débardeur noie sa fatigue, la force des chansons de marins de Poot tient certainement à la dimension politique du propos. Car l'interrogation "de quoi vit l'homme?" est du Brecht pur jus, et les humains harassés par les horaires, les transports, la charge au-dessus de leurs forces, la fatigue physique et mentale n’appartiennent pas qu'au passé ou à L'Assommoir de Zola.  


Lu dans :
Christophe Poot. Hareng Couvre-chef et autres chansons de marins. Cinquième couche. 2019. 68 pages.

12 février 2020

Passeur d'âme


Il fut un temps dans l'enfance         où la clarté était l'évidence
s'ensuivit un combat de chaque jour pour repousser l'opacité
Le passeur          ce trait d'union
entre deux rives         entre deux rêves
porteur de clarté         qui pénètre les âmes.              
                 d'après Bernard Tirtiaux


Je les surprends à la table de la cuisine. Ses doigts déformés guident la minuscule main qui tient le crayon. Ils dessinent un oiseau, et sa cage ouverte, et le ciel où il y a un soleil. Le regard délavé pointe le même arbre sur la feuille que les yeux lumineux de l'enfant. Tout le sens d'une vie transparaît dans cette transmission silencieuse que je cueille comme un trésor.



Lu dans:
Bernard Tirtiaux. L'ombre portée. JC Lattès. 2019. 208 pages. Extrait pp 62, 168, 194.

09 février 2020

Le moment du passage


« On dit qu'avant d'entrer dans la mer, la rivière tremble de peur.
Elle regarde en arrière le chemin qu'elle a parcouru depuis les sommets des montagnes
la longue route sinueuse traversant forêts et villages
et elle voit devant elle un océan si vaste         qu'y pénétrer
ne parait rien d'autre que de devoir disparaître à jamais.
Mais il n'y a pas d'autre moyen     la rivière ne peut pas revenir en arrière
personne ne peut revenir en arrière.
La rivière a besoin de prendre ce risque et d'entrer dans l'océan
ce n'est qu'en entrant dans l'océan que la peur disparaîtra
parce que c'est alors seulement que la rivière saura
qu'il ne s'agit pas de disparaître dans l'océan         mais de devenir océan. »
                        Mikhael Nouaima (1889-1989). Le dernier jour. 


Surgit en mémoire l’impressionnant fleuve Saint-Laurent, dont on longe les berges s'éloignant progressivement l'une de l'autre. Et soudain, au loin l'absence de berge, le fleuve est devenu mer.  Expérience inoubliable, qui nous ramène à notre propre finitude.
 

08 février 2020

Bleu d'hiver


"Le vent a fait le ménage         le ciel en bleuit de froid.
l’hiver ici ne rencontre aucun obstacle, l’horizon tout entier fait silence.
Un ou deux matinaux     chacun suivant son chien     passent au large.
Et au large     aussi     les bateaux.
Pendant ce temps            la mer te parle à l’oreille
et personne ne saura les mots qu’elle t’aura chuchotés."
                                Marc Menu
 
 


Lu dans: 
Marc Menu. Alors, c’est du jazz. Quadrature. 2019. 100 pages.

07 février 2020

Sagesse des bergers


"Un chef est comme un berger. Il reste derrière son troupeau, il laisse le plus alerte partir en tête, et les autres suivent sans se rendre compte qu'ils ont tout le temps été dirigés par-derrière."
                            Nelson Mandela (1918-2013)  Un long chemin vers la liberté (1996)
 

Il se dit que les bergers en transhumance appliquent ceci intuitivement, gardant et plaçant les bêtes anciennes en queue de troupeau, ce qui le ferait avancer plus calmement et plus rapidement.
 

03 février 2020

La chute de l'ours


"Une chute qui  dure
tellement longtemps
qu’il a le temps de penser à mille choses
Il se dit qu’il a les poils décoiffés
qu’il a un peu froid
qu’il l’a un peu cherché
qu’il recommencera
que peut-être         en bas
pour l’accueillir
il y aura des bras ».
        V. De Changy, M Schneider


Grosses pattes, longues griffes, pelage brun, Kintsugi est un bel ours, grand et fort. Un jour, parce qu’il aime être admiré dans son audace et qu’il se délecte des chatouilles du vent entre ses orteils, il s’approche tout au bord d’une haute montagne. Le vent souffle si fort qu’il est précipité dans le vide. Une chute qui dure, et lui donne le temps de penser à mille choses. Ce n'est qu'un ours, ce n'est qu'une BD, et c'est nous parfois.
 

 

Lu dans:
Victoire de CHANGY et Marine SCHNEIDER. L’Ours Kintsugi. Cambourakis. 2019. 32 pages
Samia Hammami. Faire peau mieux que neuve. Une recension du Carnet et des Instants. 3 février 2020

De mon belvédère

"Un terrain en pente au-dessus de la ville
Des vieux matelas, des plantes et des bidons d'huile
Je monte là-haut m'asseoir, quand la ville s'allume
Je regarde le soir et je fume


Je vois le cours de danse, à côté de la piscine
Et des dames qui pensent, dans leur cuisine
Elles pensent aux actrices dans les halls monumentaux
Les brassées d'Iris et les beaux manteaux


De mon belvédère, je regarde la France
Avec ses lumières, ses souffrances
Je vois au bord de l'Eure, une usine qu'on vend
Et des hommes qui pleurent devant

Au bord du canal, il y a des campeurs
Des gens qui leur parlent et qui ont peur
Un monsieur de dos, à la découverte
De l'Eldorado, dans une poubelle verte

Fanions, bannières, plaisir et souffrance
Entre les barrières passe le Tour de France
La gloire a des chemins durs, abruptes,
Pour monter le machin, faut prendre des trucs

Un terrain en pente au-dessus de la ville
Des vieux matelas, des plantes et des bidons d'huile
Je monte là-haut m'asseoir, quand la ville s'allume
Je regarde le soir et je fume ."
                Alain Souchon

01 février 2020

Dernier voyage

"Vole
Va-t'en loin, va t'en sereine
Qu'ici rien ne te retienne
Quitte ton corps et nous laisse
Qu'enfin ta souffrance cesse
Puisque rien ne te soulage
Vole à ton dernier voyage
Lâche tes heures épuisées
Deviens souffle, sois colombe
Pour t'envoler."
    Jean-Jacques Goldman / Roland Romanelli