29 novembre 2019

Douce pluie

"La pluie a glissé du drap de la nuit
le jour remonte la couverture       
et remet à plus tard l’heure du réveil
La pluie saupoudre la cour         le jardin         les roses et le gazon
la rue est enveloppée de ce cocon mouillé et retient son souffle
je frappe aux carreaux         Pluie, m’entends-tu?   
Restes-tu avec moi toute la journée où vas-tu courir la galipote au delà de mes toits?
Quoiqu’il en soit         j’ai envie de te regarder embellir le dehors
et moi je vais rester au dedans         sans regrets.
Le jour fait la grasse matinée             et je cours le rejoindre. " 
                                        Nadine Leray


Il pleut, la nuit. Étrange pouvoir de la pluie qui lave tout, les rues dont le rares passants se dépêchent de rentrer, les bruits lointains de l'autoroute comme tamisés, le ciel aux étoiles dissoutes. Plus que tout, la pluie établit la frontière entre le dehors et le dedans et, quand elle est douce comme cette nuit, incite à voyager en soi-même.



28 novembre 2019

Parlez-vous le mamanais?


"Votre chien c’est un enfant. D’ailleurs, dans les pays anglo-saxons, on ne dit pas « maîtres » ou « propriétaires », mais « pet parents ». Et la tendance aujourd’hui est de l’assumer, en parlant à son chien en… mamanais. Le mamanais : un vrai mot pour une vraie langue, observable dans presque toutes les cultures et désignant la manière dont les parents s’adressent aux nourrissons, de cette voix inhabituellement haute – carrément idiote – avec plein de diphtongues et une certaine musicalité :  Mais il est où mon doudou chériiiii ? Il est lààààà ! "
En 2017, Jeannin et Leboucher ont publié un article intitulé "Comment parler chien-chien à votre gentil toutou ?" Ils ont étudié comment le discours adressé à l’animal de compagnie influençait son activité, évaluant l’attention des animaux (44 chiens adultes et 19 chiots) auxquels on adresse la même phrase "On va se promener ?" énoncée selon différents registres : discours adressé à un humain adulte (voix grave, faible modulation), à un enfant, puis à un animal de compagnie. Le résultat, c’est que les chiens sont des bébés. Plus on leur parle avec une fréquence élevée – cette petite voix aiguë un peu idiote –, de fortes modulations de fréquence, des phrases courtes et des répétitions, plus ils comprennent. Et surtout, plus ils nous aiment. Complicité réciproque: le chien (Canis lupus familiaris) possède un muscle facial que les loups n’ont pas, le muscle du petit chiot triste (levator anguli oculi medialis, ou Laom), qui lui permet de relever intensément les sourcils et de lui faire des yeux plus grands, plus mignons, plus attendrissants. Et l'homme craque.



Lu dans:
Julie Huon. Sale chien! Le Soir. 27 novembre 2019. page 15 

26 novembre 2019

Derrière les mots


"Là, derrière nos voix
est-ce que l'on voit nos cœurs
et les tourments à l'intérieur
entendez-vous dans les mélodies
derrière les mots, derrière nos voix,
les sentiments, les pleurs, les envies
qu'on ne peut pas dire."      
    Alain Souchon, Laurent Voulzy. Derrière les mots.


Derrière la barrière des mots qu'on dit, tout ce bruit qui fait fumée, il y a tous les mots qu'on ne dit pas. Joliment dit: un silence éloquent.


24 novembre 2019

Une vie de comptable


"Chaque anniversaire n’est pas une année de plus, mais une année de moins. Combien d’années de moins voulez-vous en plus ?"
                             Raphaël Enthoven


Et pour poursuivre dans la même veine, il se disait de Mathusalem que l'âge avait si peu de prise sur lui qu’à cinq cent soixante-dix-huit ans il n’en paraissait que trois cent deux. Étrange comportement humain que de comptabiliser ainsi ses années sur terre, les plus jeunes prenant fierté à se vieillir d'un an quand est évoqué leur proche anniversaire, l'adulte mûr à masquer son âge en le diminuant... pour se vieillir à nouveau quand approche la décennie qui fait de vous un héros survivant aux autres, "j'ai bientôt nonante ans savez-vous". A quoi sert-il de baliser son passage sur terre d'unités de mesure sans aucune signification à l'échelle de l'univers, et dont la perception fluctue en fonction de leur intensité vécue? Quel plaisir trouve-t-on à ce comportement d'otages noircissant les murs de leur geôle d'une croix à chaque lever du soleil, alors que rien ne distingue un jour d'un autre? Si ta vie était un feu, et toi le bois qu'il embrase, en chiffrerais-tu la durée où te contenterais-tu de le contempler, entre réalité et rêverie? Et l'évolution de ses flammes, de l'allumage jusqu'aux braises, t'inspirerait-elle la même nostalgie que celle ressentie face aux rides d'un visage? Si ta vie était un ruisseau rejoignant la mer, en marquerais-tu les berges d'étapes chronométrées? Si ta vie était le vent qui souffle, comment en baliserais-tu la course? La vie est trop belle pour se laisser emprisonner dans un calendrier.
   

Lu dans:
Raphaël Enthoven, Jiang Hong Chen. Imaginez. Coll. Medium+. 2019. 96 pages. Extrait page 88  

23 novembre 2019

Jouer avec le feu


"Imaginez un papillon qui tourne autour de la flamme d’une bougie. Fasciné par sa lumière, par les battements du feu, le papillon voudrait connaître la flamme, il voudrait l’étreindre, il voudrait toucher celle qu’il admire de loin. Il voudrait épouser la chaleur, joindre au spectacle de la lumière la sensation du chaud. C’est un jeu dangereux. C’est, littéralement, ce qu’on appelle « jouer avec le feu »."
                        d’après Vladimir Jankélévitch



Le fusionnel fascine, cette attraction ultime pour ne faire qu'un avec la flamme de la bougie, la femme aimée, l'ami de toujours, l'artiste en représentation. Un court instant se perd la conscience que la fusion d'un métal, aussi précieux soit-il, est une liquéfaction. On se perd à tout vouloir gagner, à absorber ce qu'on souhaite posséder. Revient la quête de la bonne distance, qui procure chaleur et lumière sans dissolution, qui accepte la distance pour sauvegarder l'identité.
 

Lu dans:
Raphaël Enthoven, Jiang Hong Chen. Imaginez. Coll. Medium+. 2019. 96 pages. Extrait page 10.

22 novembre 2019

Main qu'on tend, main qu'on demande


"Combien de fois as-tu vraiment demandé à quelqu’un ce que tu voulais ? Nous n’osons plus. Nous espérons. Nous rêvons que ceux qui nous entourent devinent nos désirs, que ce ne soit même pas la peine de les exprimer. Nous nous taisons. Par pudeur. Par crainte. Par habitude. "
                    Laurent Gaudé

 
Il est loin le temps où "on demandait sa main" à la femme aimée.  Belle image perdue que cette main dont on espère tant de choses, main qui soutient dans la difficulté, main qui donne, main qui enlace, main qui réchauffe. Plus largement, redécouvrira-t-on que demander, c'est honorer. Démarche d'humilité, de confiance, qui laisse en outre la liberté d'un refus. En un certain sens, demander surpasse donner.
 

 

Lu dans:
Laurent Gaudé. Eldorado. J'ai lu. 2009. 224 pages.

21 novembre 2019

Fumer la vie


"Guardamare lui donna une cigarette. Il s'approcha pour l'allumer entre les mains que l'homme avait jointe pour couper le vent. Ils reprirent leur place et ne dirent plus rien. Fumer côte à côte, Giorgio ne pouvait pas donner plus."
                    Marcel Sel


Le tabac est plus qu'une herbe à fumer. La symbolique de la cigarette, du cigare, ou de la pipe dans l'image que le fumeur se donne, mais aussi dans ses relations humaines, reste à investiguer. Un patient sevré au terme d'un effort considérable sur lui-même me narre sa rechute. "Ma première bouffée fut une révélation: je suis de nouveau celui que je suis. C'est comme un retour de voyage lointain, après des semaines j'étais de nouveau chez moi."  On ne peut mieux résumer la force de nos addictions, qui dépassent largement la dépendance pharmacologique. Tabac, alcool, malbouffe: une photographe renommée, amaigrie de 40 kilos pour raison médicale, surprend un gosse souffler  sa mère: elle n'est plus là, la dame des photos? Un patient diabétique envoie aux orties tout le programme conçu pour l’équilibrer et lance à la cantonade aux clients de son bistro "Salut les gars, Firmin est de retour". L'être humain reste à découvrir.

 
Lu dans:
Marcel Sel. Rosa. Onlit Éditions. 2017. 296 pages

20 novembre 2019

Une femme en 80 jours


"Un minimum bien employé suffit à tout."
            Jules Verne. Le Tour du monde en 80 jours.  


On aime parfois, l'espace d'une soirée, croire aux belles histoires. Ainsi celle de ce Phileas Fogg, flegmatique, richissime et énigmatique gentleman londonien croisé dans nos lectures d'enfance, qui gagne son pari: accomplir en quatre-vingts jours un fabuleux voyage autour du monde, employant tous les moyens de transport, paquebots, trains, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphant. Mais après ? Qu'a-t-il gagné à ce déplacement, qu'a-t-il rapporté de ce voyage ? Rien, si ce n'est une charmante femme, qui le rendit le plus heureux des hommes. En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde ? 




Lu dans :
Le tour du monde en 80 jours, de Thierry Janssen, d’après le roman de Jules Verne (1872). Théâtre royal du Parc. Jusqu'au 30 novembre 2019.

19 novembre 2019

L'homme qui aimait les trains


"Le temps a passé         et puis les heures, les mois, les années.
Les petits trains qui nous attendent à la gare ont sifflé         sur les petits viaducs
pour nous emporter         vers nos petits destins. "
      Alexandre Vialatte. Battling, le ténébreux


Fascination d'Alexandre Vialatte pour les trains, et pour la vie qui nous emporte. "L’homme entre dans le soir de sa vie comme dans un pays étranger. Les gares sont plus petites et plus rares. Les voyageurs deviennent moins nombreux. Ils ont changé de costume. On ne voit plus de bérets basques. Les quais sont de plus en plus déserts. Les affiches, dans les salles d‘attente, ne parlent plus des mêmes montagnes. Et sou­dain, au bout d’un tunnel, l’horizon lui-même a changé. Quels sont ces longs pays bleuâtres ? Des plaines s’éten­dent, qu‘on n‘avait jamais vues, transfigurées par on ne sait quel reflet. (..) Il faut reprendre le train du soir. Le pays est de plus en plus désert, les gares de plus en plus distantes. Et, un matin, les rails ayant changé de versant, on revoit, mais de si haut et de si loin, un bref instant, le pays de la vie, comme autrefois."



Lu dans :
Alexandre Vialatte. Battling, le ténébreux, ou la Mue périlleuse. Gallimard. NRF. 1928. 239 pages.
Alexandre Vialatte. Dernières nouvelles de l'homme. Le train du soir. Julliard. 1998. 314 pages

18 novembre 2019

La peste assoupie


 "Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s'élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses, à admirer que de choses à mépriser."
                        Albert Camus. La peste.


Roman d'après-guerre, la peste est vaincue. Avec discernement, Camus suggère que cette allégresse reste toujours menacée. Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses. Pour revenir un jour réveiller ses rats et les envoyer mourir dans une cité heureuse. Texte inspiré, plus actuel que jamais, redécouvert au Théâtre royal des Galeries cette semaine. Le roman a 70 ans, ce qu'il réveille en nous aurait pu être rédigé hier.


Lu dans:
Albert Camus. La peste. Gallimard NRF. 1947. 336 pages.

15 novembre 2019

Comment vieillit la dentelle


"Gabriel, ta vie a-t-elle tenu toutes ses promesses
Comme vieillit la dentelle aux ailes de ta jeunesse?
Te souviens-tu : nous avions au fond de nos poches vides
            plus de ciel que les avions
            plus de voiles que de brides
As-tu parcouru le monde
as-tu remonté le temps
as-tu ramené la Blonde Iseult au bras de Tristan ?"
                            Karel Logist






Lu dans :
Karel Logist. La Force d'inertie. 1996. Le Cherche-Midi. Collection Domaine privé. Epuisé.

Sagesse de Gustave Thibon


"Je n'aime pas que toi. Mais je t'aime en toute chose et j'aime toute chose en toi. Tu n'es pas l'être qui usurpe et voile pour moi le monde, tu es le lien qui m'unit au monde. L'amour intégral exclut l'amour exclusif : je t'aime trop pour n'aimer que toi."
                        Gustave Thibon
 
 

14 novembre 2019

Sur-vie


"Les fins de mois sont de plus en plus difficiles, surtout les trente derniers jours."
                        Coluche
   

Au physique et à l'allure, elle me fait penser à Dominique Leroy, l'ex PDG de Proximus, en version modeste. Mère célibataire, deux gamins turbulents qu'elle a laissés devant la télé le temps qu'elle consulte. Ni aide parentale, ni frère ni sœur, au travail depuis l'âge de 16 ans. Un diplôme acquis de haute lutte en cours du soir, mais sous-employé. Ni auto, ni vacances, une survie au quotidien. Admire-t-on jamais assez le courage tranquille de cette population laborieuse dont chaque fin de mois, chaque maladie des gosses, chaque rappel d'assurance sont autant de crises budgétaires?
 

12 novembre 2019

Le Compostelle des gilets jaunes

"Elle dit « de cette mémoire, je n’ai pas de mérite
je compte vingt mille jours
et comme j’ai peu vécu, mes souvenirs
sont des jardins en pente faciles à entretenir.»
                        Karel Logist


On ne s'attend guère à se voir bousculé dans nos certitudes, et soudain ce soir de 11 novembre elles s'invitent au salon. C'est une marche pacifique et solidaire dans laquelle se sont engagées ces femmes gilets jaunes du sud de la France. Le jardin sans souvenirs, elles connaissent, la vie précaire laisse peu de place pour les grandes aventures. En décidant de rallier Marseille à Paris à pied, Sarah, Manon, Fabienne, Marie et leurs camarades ont fait le choix de quitter pendant un mois, leurs enfants et leur travail. La magie des rencontres sur la route, les approvisionnements spontanés en produits locaux offerts par des sympathisants, le réseau des solidarités pour trouver un abri le soir font de ce documentaire un témoignage attachant.



Lu dans :
Karel Logist. J'arrive à la mer. Ed de la Différence. Coll. Clepsydre. 2003. 140 pages
Anne Gintzburger. La marche des femmes. France 3. 2019. 53 minutes. Diffusé le 12 novembre 2019 à 0h41, disponible jusqu'au 12.12.19.

10 novembre 2019

Last Post


"C'est vrai, on oubliera. Oh ! je sais bien, c'est odieux, c'est cruel, mais pourquoi s'indigner : c'est humain... Oui, il y aura du bonheur, il y aura de la joie sans vous, car, tout pareil aux étangs transparents dont l'eau limpide dort sur un lit de bourbe, le cœur de l'homme filtre les souvenirs et ne garde que ceux des beaux jours. La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond... On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu'ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois."
                            Roland Dorgelès. Les Croix de bois.


Entre le soldat Jules Peugeot ( † 2 août 1914) et le soldat Augustin Trébuchon († 11 novembre 1918),  ce sont 9,7 millions de morts pour les militaires et 8,9 millions pour les civils qui disparaîtront dans un conflit qu'ils n'avaient ni souhaité, ni décidé. Horreur bien partagée, chaque camp la moitié, la défaite est dans les deux camps. Si Trébuchon perdit la vie cinq minutes avant la fin des hostilités le 11 novembre, dérision ultime il fut déclaré mort le 10 novembre pour garder au "jour de la victoire" tout son éclat. Cette guerre devait être "la der des ders",  mais le pire était à venir, et aujourd'hui encore des conflits armés secouent l'Afghanistan, le Yémen, le Soudan du Sud, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo (RDC), la Syrie, l'Irak, le Mali, le Nigeria et la Somalie. Que d'Armistices à venir. 
 

 
Lu dans: 
Roland Dorgelès. Les Croix de bois. 1919. Albin Michel. Inspiré de l'expérience vécue par son auteur durant la Première Guerre mondiale, le récit de Dorgelès est pressenti pour l'obtention du prix Goncourt de 1919 mais finalement devancé par À l'ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust. Il obtient le prix Femina. Dès sa publication, le livre est accueilli chaleureusement par la critique officielle et par les anciens poilus, fraîchement démobilisés ou hospitalisés pour blessures de guerre.   

08 novembre 2019

La bonne distance


"Une société de porcs-épics se pressait un jour d’hiver où il faisait froid, les uns contre les autres, pour se prêter réciproquement leur chaleur et se protéger ainsi du gel. Mais bientôt ils perçurent l’effet des piquants, ce qui les dispersa de nouveau. Et lorsque le besoin de se réchauffer les rassemblait encore une fois, c’était le mal précédent qui recommençait ; de sorte qu’ils furent ballottés entre deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé la distance moyenne à laquelle ils pouvaient le mieux se tenir. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leurs propres vies intérieures, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreux défauts, qui les rendent antipathiques et insupportables, les font bientôt se fuir. La distance moyenne qu’ils finissent par trouver et qui leur permet d’être ensemble, ou de s’aider sans se piquer, s’appelle la politesse."
                        Raphaël Enthoven. Les porcs-épics  (d’après Schopenhauer)


Lu dans:
Jiang Hong Chen (Illustrations), Raphaël Enthoven (Textes). Imaginez. L'école des loisirs. Coll. MEDIUM+.  2019.  96 pages. Extrait p.6

Parfums heureux


"Il fume
En rentrant chez lui
Dans le crépuscule de ses pensées
Avec la même mollesse
Que les arbres du parc
Dont les contours se fondent
Dans la buée du soir."
                Emmanuel Régniez


Me revient soudain en mémoire le parfum mêlé du café fraîchement moulu et de la cigarette du dimanche de notre papa après le repas familial. Des Player's Navy Cut dans un étui rigide de carton orné d'une tête de marin, voilier et bateau à roue en arrière-plan, qui nous emportaient vers les arômes lointains de la Virginie. Moments précieux qui nous faisaient toucher au bonheur, et dont le seul souvenir est déjà un cadeau.
 


Lu dans:
Emmanuel RÉGNIEZ, Cédric FRIGGERI. Ordinaire(s). Marges en pages. 2019. 176 pages. 

07 novembre 2019

La version adulte du Bic


« Qu’est-ce qui nous a fait devenir ce qu’on est ? ».
                        Kenan GÖRGÜN
 

Dans l'ébrouage du matin, un Bic s'échappe de ma chemise: une étrange impression de l'avoir toujours connu s'en dégage, pareil à lui-même avec son design iconique, son bouton-poussoir latéral au son si caractéristique et son clip accroché au revers de la veste, toujours à portée de main,  prêt à prendre note. Rétro, emblématique, imaginé et commercialisé l'année de ma naissance, tout à la fois immuable et différent. Un savoir-faire transmis depuis des décennies, amélioré en permanence afin de ne plus baver en fin de ligne ou de vie, d'écrire en toute position, de bénéficier d'une bille unique de finesse et de souplesse sur les papiers les plus rugueux, de mieux tenir en main, de ne pas couler en poche. L'exemplaire acheté ce matin a réalisé toutes les promesses du Bic de ma naissance, tout à la fois si semblable et si différent. Essence et existence: pour sûr cela reste un Bic, mais traversé par un flux continu d'études, de projets d'améliorations, d'imperceptibles lissages de l'image qui lui ont permis de résister à l'oubli et aux poubelles des objets disparus faute de s'être adaptés. Et nous, face aux nombreux futurs possibles, correspondons-nous à la "version adulte de qui nous étions plus jeunes", ou comment évoluer sans muter?

  
Lu dans:
Kenan GÖRGÜN. Le second disciple. Arènes. Coll.Equinox. 2019. 396 pages.
Charly Delwart. Databiographie. Flammarion. 2019. 352 pages.

06 novembre 2019

N'oublie pas le soleil


"N'oublie pas la chanson du soleil, Vassili.
Elle est dans les chemins craquelés de l'été,
dans la paille des meules,
dans le bois sec de ton armoire,
si tu sais bien l'entendre
elle est aussi dans le cœur du criquet.
Vassili , Vassili parce que tu as froid, ce soir,
Ne nie pas le soleil."
    Sabine Sicaud (1913-1928)
 


 
Lu dans:
Les Poèmes de Sabine Sicaud, précédés d'un avant-propos de François Millepierres. Stock.  1958. 140 pages. 

05 novembre 2019

Presser le pas


"Dans un square sur un banc
Il y a un homme qui vous appelle quand on passe
Il a des binocles un vieux costume gris
Il fume un petit ninas il est assis
Et il vous appelle quand on passe
Ou simplement il vous fait signe
Il ne faut pas le regarder
Il ne faut pas l’écouter
Il faut passer
Faire comme si on ne le voyait pas
Comme si on ne l’entendait pas
Il faut passer presser le pas."
            Jacques Prévert. Le désespoir est assis sur un banc.


Il est là, jour après jour, au bas du boulevard du Prince de Liège, avec son inamovible panneau "soyez gentil, j'ai faim". Le plus souvent, las de faire la manche, il s'assied et contemple les autos qui traînent au feu rouge. Une vie dans l'attente de rien. Je tente de comprendre, me disculpant de ne pas sortir la piécette, de détourner le regard afin de ne pas croiser le  sien, invoquant les mafieux qui le déposeraient le matin pour une interminable journée, de la nécessité de "ne pas nourrir les pigeons si on ne veut qu'ils se multiplient",  des services d'aide publics qui encourageraient un peu de mendicité attestant que "l'indigent s'assume". Que ne rumine-t-on dans sa tête pour se donner bonne conscience? Entre temps le feu passe au vert et la vraie vie continue. Tant de faux bons motifs valent-ils une piécette qu'on ne veut pas donner par principe? Se retrouver un jour, un seul jour, du mauvais côté du boulevard, nous révélerait sans doute la valeur d'une aumône.






Lu dans:
Jacques Prévert. Le désespoir est assis sur un banc. Paroles. Gallimard. 1946

04 novembre 2019

Lumières dans l'obscurité

"Il y a des petites lumières dans ma vie quand je suis dans l’obscurité de mes pensées. C’est ça l’amitié."
                        Simone Signoret, citée par Costa Gavras


Le réalisateur Costa Gavras évoque les instants qui ont façonné son existence. Son premier salaire d'assistant réalisateur qui lui permet d'entrer dans un magasin et de s'offrir, sans regarder à la dépense, un imperméable. "Je ne me suis plus jamais senti aussi riche, mais surtout, à ce moment-là, je me suis senti libre." L'amitié aussi, cette "paix extraordinaire. C’est ce qui permet de continuer à faire ce que vous avez envie de faire. Très souvent, je me demandais : " Qu’en pensera Simone ? Qu’en pensera Chris ? » Cela ramène les choses à leur vraie valeur. Quand je disais, aux Etats-Unis, que je connaissais Chris Marker, mon image changeait ! Je devenais soudain quelqu’un de meilleur, de différent."




Lu dans:
Béatrice Gurrey. Costa Gavras: L'âme du cinéma est française. Je ne serais jamais arrivé là si. Le Monde 2 novembre 2019.