30 novembre 2018

Sagesse du cordonnier


"Je travaille durement
Soyez gentil
N'apportez avec vous
Ni pessimisme
Ni envie
Ni rumeur
Ni méfiance
Ni mauvaise volonté
Ni désarroi
Ni jalousie
Ni abattement
Ni mécontentement
De grâce, ne vous laissez pas aller."
            Lu dans l'échoppe d'un cordonnier (cité par Pierre Hebey)

Dans l'échoppe d'un cordonnier, Calle di-Parrochia di San Zaccaria. Une affichette toute en longueur, en majuscules grasses d'imprimerie, fait comme un écho à cet autre cordonnier de mon quartier qui signalait en vitrine "qu'il n'y a que deux manières de travailler, VITE ou BIEN, moi j'ai choisi."  Le métier est en passe de disparaître, ce modeste cordonnier "sans rien d'particulier / dans un village dont le nom m'a échappé / qui faisait des souliers si jolis, si légers / que nos vies semblaient un peu moins lourdes à  porter" (Goldman) mais leurs écriteaux crayonnés me restent en mémoire comme un mode d'emploi de l'existence. 
On se racontait jadis cette histoire de corps de garde où tout était faux sauf la morale qu'elle véhiculait. Ce soldat qui retrouve sa rue, quittée précipitamment dix ans plus tôt pour déclaration de guerre, ému devant la maison de son enfance, la boulangerie, la boutique du cordonnier où il avait déposé la veille de sa fuite une paire de chaussures . Il y pénètre, hume aussitôt l'odeur de jadis mêlant cuir mouillé, colle, sueur. Il sort le coupon jauni par dix ans d'absence, avec un chiffre et ses initiales. Miracle, le cordonnier retrouve la paire sans peine et dit: "j'ai eu beaucoup de travail ces temps-ci et n'ai pu les terminer, pouvez-vous repasser demain?"  N'est-ce pas délicieux?
 
     
Lu dans:
Pierre Hebey. Les passions modérées. NRF. Gallimard. 1995. 472 pages. Extrait. pp.401, 402
Jean Jacques Goldman. Il changeait la vie.


Sagesse de François Cheng

La fleur qui affleure d'entre les pavés,
Un rayon qui raye la patine d'un mur,
Le regard de pitié que nous jette la bête
De somme surchargée, le furtif parfum
Qui nous arrête et nous emplit de regret.
Et tous les cris entendus: cri de l'enfant
Qui a perdu sa mère, ou de la mère
Qui a perdu son enfant, cris des oiseaux
Qui varient selon l'heure, cris de douleur
Ou de plaisir qui tant se ressemblent.

Et l'instant muet qui soudain révèle,
Au-dedans et au-delà de nous,
Trouant le palpitant présent, l'impalpable
Présence qui nous fait dire à voix basse :
«Nous sommes parce que tu es.»
 
Lu dans :
François Cheng. La vraie gloire est ici. NRF. Gallimard. 2013. 162 pages. Extrait p.44

28 novembre 2018

Feu d'artifice


"Qui veut briller n'éclaire pas."
            Sagesse taoïste

On lit tant de choses. Pour s'apercevoir que la sagesse n'a pas d'âge.


Lu dans:
Denis Grozdanovitch. La puissance discrète du hasard. Denoël. 2013. 336 pages. Extrait p. 131

Comme une envie d'inactualité


"Vouloir vivre de son temps
c'est déjà être dépassé."
        Eugène Ionesco

Qui n'a ressenti quelquefois une étrange satiété, une réaction contre la tyrannie de l'actualité à laquelle nous nous soumettons davantage par addiction que par réflexion. Contester l'importance des événements qui se précipitent, et les mettre en perspective. Délaisser l'allégresse de l'initié, qui sait ce qui se passe au moment précis où cela se passe: une action terroriste au Yémen, une voiture à contre-sens sur l'autoroute de Charleroi, un communiqué de presse ministériel réagissant à une saillie d'un contradicteur. Le bruit du monde emprisonne et suscite parfois l'impatient besoin d'une halte. Et si on tentait de greffer un peu d'inactuel sur l'actuel afin de briser cet enfermement asphyxiant, redécouvrant le plaisir du livre oublié, de l'habit passé de mode, du vélo oublié dans sa cave, d'une vieille amitié. Comme l'écrivait en 1998 (au siècle passé, 20 ans déjà, quelle inactualité !) Pierre Hebey "L' Actuel dévore de plus en plus vite les événements et les gens dont il se nourrit. Il avale, il ne mastique même plus. C'est un monstre à l'insatiable appétit qu'on nous enseigne à vénérer comme une divinité à laquelle nul ne saurait se soustraire."


Lu dans :
Pierre Hebey. Le goût de l'inactuel. NRF. Gallimard. 1998. 222 pages. Extrait p.12  

27 novembre 2018

Sagesse de Bertolt Brecht


"On dit d'un fleuve emportant tout qu'il est violent
Mais on ne dit jamais rien de la violence
Des rives qui l'enserrent.
On dit que le vent qui courbe les bouleaux est violent
Mais qu'en est-il de la tempête qui courbe les hommes
qui travaillent dans les rues ?"
        Bertolt Brecht. Sur la violence
Il est une autre forme de violence, bien actuelle. Le weekend passé, le centre commercial de Villeneuve d'Ascq scintillait de mille feux, Saint Nicolas, Noël et Black Friday confondus. On ne peut qu'être éblouis devant tant de robes superbes, de costumes ajustés, de chaussures au cuir souple étalés pour le désir. Auparavant ces articles occupaient l'espace des rues chics et des boutiques de zone franche dans le aéroports et les palaces. Elles se trouvent actuellement au seuil des quartiers suburbains dans des centres commerciaux  devenus espaces de promenade et de distraction. Admirer sans consommer, désirer sans se satisfaire, et sans l'illusion d'un jour y arriver, ne constitue-t-il pas une des formes les plus raffinées de la violence?

26 novembre 2018

Autopsie de la fatigue


"Au verger de mémoire
Entre promesse et souvenir
Je suis l'arbre je suis
Le tronc et la sève et le fruit.
Ah ! Donnez-moi l'humble force de croire
A ce grand œuvre à travers moi
Mais pour ce soir je n'en peux plus
D'avoir vécu
Toutes ces vies à la fois ! "
                Antoinette Dalcq
 
De toutes les plaintes déposées lors d'une consultation, la fatigue est la plus récurrente. La recherche d'une maladie sous-jacente suscite l'inquiétude du patient et l'attention du médecin, à juste titre. Démarche fréquemment décevante lorsque tous les examens techniques reviennent normaux: un patient à prise de sang normale aurait-il droit à la fatigue? Sans aucun doute, tant le rythme de vie que nous nous imposons quotidiennement épuise la sève. Il reste une piste, guère testée jusqu'à présent: agrafer le poème d'Antoinette Dalcq aux protocoles d'examens normaux en guise de commentaire et de programme de vie.
 
 
Lu dans:
Antoinette Dalcq. Nommer les choses comme Adam. Ed. J.Dieu-Brichart. 1988. 56 pages. Extrait p.52

23 novembre 2018

Ecoute... la vie


 "J'écoute aussi
Tout ce qui n'est pas dit
Tous les désirs tous les conflits
A travers larmes et naissances
Mauvaises nuits
Et trop lourdes dépenses.
La maison grande à rebâtir...
Ou les amours sans espérance
La solitude l'impatience
Devant le mur de l'avenir."
                    Antoinette Dalcq

Une amie que je n'ai connue que par ses écrits, ce devait être une belle personne, est venue me parler ce soir. Dans mon bureau, le silence revenu, je lis ses paroles qui rejoignent mes souvenirs d'une journée assez ordinaire, peuplée des récits de "larmes, de naissances, de mauvaises nuits, de trop lourdes dépenses."  Toutes choses minimes et essentielles, la vie des gens constitue le plus beau des romans.


Lu dans:
Antoinette Dalcq. Nommer les choses comme Adam. Ed. J.Dieu-Brichart. 1988. 56 pages. Extrait p.51

Ces mots qui font vivre


"Il y a des mots qui font vivre
Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade
Et certains noms de pays de villages
Et certains noms de femmes et d'amis."
            Paul Eluard. Extrait d'un poème à Gabriel Péri

Et si demain     nous privilégions
ces mots qui font vivre
délaissant ces paroles qui nous écorchent les lèvres
autant qu'elles blessent     présents ou absents
ceux qu'ils sont supposés atteindre.
 

22 novembre 2018

Univers, univers


"Nous sommes des univers passagers
dans l'univers qui s'éternise."
            Régis Jauffret

Le temps de la cuisson d'un gigot d'agneau, une femme imagine les diverses existences qu'elle aurait pu vivre, ou aimerait vivre encore. Nous connaissons tous ces moments fugaces, une seconde, une heure, où se déroule en nous  tout un univers de sensations, de souvenirs d'un passé heureux ou de désirs d'un bonheur encore possible. Si dense et si fragile. Hasard, j'ai retrouvé hier une énorme farde de coupures de presse jaunies sur l'assassinat du Président Kennedy le 22 novembre 1963. Il représentait pour les gosses que nous étions un univers de jeunesse, de réussite, de progrès, idéalisé comme seuls les mythes peuvent l'être. Nous assistions en direct à l'éclatement de cet univers en même temps que celui de sa boîte crânienne: cela existait, soudain cela n'était plus et le monde continuait. Ce fut sans doute ma première leçon de philosophie appliquée, que je me devais de consigner patiemment durant plusieurs semaines en découpant la presse. Amusant: à peu de temps près ma future épouse réalisait une farde similaire sur la conquête de l'espace. Nous étions dans le même Univers, mais nos univers n'étaient pas les mêmes.



Lu dans:
Régis Jauffret. Univers, univers. Verticales. 2003. 607 pages.

21 novembre 2018

La haine douce


"Je hais les gens, et ils me le rendent bien."
                parole glanée en salle d'attente
         

On connaît la haine sauvage, partagée chaque jour par les chaînes d'information. Il est une haine plus sournoise, dont les méandres serpentent dans notre quotidien, discrète  et inattendue.
La salle d'attente abrite un trésor: tous nos derniers livres lus et choisis avec soin, mis à la disposition des patients qui souhaitent les emprunter. Expérience de partage fort enrichissante vécue souvent comme un prolongement de la parole médicale. Parmi ces ouvrages, le livre "Cerveau droit, cerveau gauche : Cultures et civilisations" du Pr Lucien Israël. Surprise: un patient a biffé rageusement de plusieurs traits de bic le nom "Israël" sur la tranche, véritable plaie béante sur l'étagère. L'existence est une succession d'enthousiasmes et de désillusions, mais  découvrir que parmi la foule de ces patients aimables, déférents, policés s'en trouve un au cerveau pareillement dérangé me laisse songeur.  Je me surprend à les scruter quand ils pénètrent dans le cabinet de consultation: "serait-ce lui?" La haine de l'autre parviendrait-elle à contaminer subrepticement jusqu'à notre propre regard? 
 

20 novembre 2018

Sagesse des ponts



"Le plus court chemin de soi à soi, c'est l'autre."
Paul Ricoeur

Confidence reçue.
"Un pont
enjambant l’abîme dans lequel était ma vie
me permit de me retrouver
— biffer pont et écrire ami
tu fus cela."
 
Lu dans: 
Paul Ricoeur, cité dans La Vie sauve. L. Violet et M. Desplechin.  Seuil 2005. 127 pages.

17 novembre 2018

Sagesse de Mark Twain


""Si vous dites la vérité, ça vous épargne un effort de mémoire."
                    Mark Twain

Lu dans:
Richard Powers. L'Arbre-Monde. Trad. Serge Chauvin. Cherche-Midi. 2018. 550 pages

16 novembre 2018

Un bruit très bas


"Le bruit très bas    à peine si on l'entend
de la source timide    cachée sous la verdure
entre les menthes les guimauves le cresson
la source qui fait modestement son travail de source
mais va rejoindre    par de très longs chemins l'océan Atlantique."
            Claude Roy. Un bruit très bas.

Que j'aime ces gens qui font un bruit très bas, "source qui fait modestement son travail de source", et sans ostentation nous rendent le quotidien plus agréable. Ils sont nombreux, et nous cheminons ensemble sur le bout de Terre, le bout d'époque que le hasard nous a attribués.


Lu dans:
Claude Roy. Les pas du silence. Gallimard. NRF. 1993.270 pages. Extrait p.157 

15 novembre 2018

Infiniment libre


"Quand on est libre de faire tout ce qu'on veut, on finit par ne pas faire grand chose. Quand le choix est infini, il n'y a pas de choix possible."
                    Jonathan Coe

Lu dans:
Jonathan Coe. Le Cercle fermé. Traduction Jamila et Serge Chauvin. Gallimard. 2007. 560 pages.

13 novembre 2018

Payable en perles de verre

"Une belle affaire : en 1626, Peter Minuit, d'origine française, achète aux Indiens leur île de Manhattan pour vingt-quatre dollars, payables en perles de verre.
Le fort, à l'extrémité du promontoire, reçoit quelques canons et devient Fort-Amsterdam. La ville prend le nom de Nouvelle-Amsterdam. Un mur de pieux traverse maintenant l'île de part en part, protégeant le bétail contre les incursions des ours et des loups. De ce mur (wall), il ne reste qu'un nom : Wall Street. Aujourd'hui le mur est démoli et les loups peuvent entrer."
                    Paul Morand 

Regard décalé (récit de voyage écrit en 1930) sur une époque encore bien plus décalée (1626), avec une touche d'humour sans âge. A relire ces lignes, on se dit que cela vaut la peine d'écrire. 


Lu dans:
‎Paul Morand. ‎New York. Récit de voyage. Flammarion. 1930. 281 pages.

Écris quelque chose de joli / l'aube entre nos bras qui repose

 "Le premier bonheur du jour
c'est un ruban de soleil
qui s'enroule sur ta main
et caresse mon épaule."
        Françoise Hardy

On débute ce jour par une minute d'"embellie" ( le beau mot de Ferrat ), même si le soleil ne caresse rien ce matin. On peut rêver.


Lu dans:
Françoise Hardy. Le Premier Bonheur du jour. 1963.

12 novembre 2018

Le goût de la vie


"C’est l’histoire d’un petit paysan du Morvan parti à l’âge de 20 ans à la guerre en 1914. C’est l’histoire de mon grand-père qui, le 11 novembre 1918, à 11 heures, entendit le clairon sonner le cessez-le-feu de l’armistice. De ses quatre années dans l’enfer de cette première boucherie industrielle mondialisée, il me reste une tranche de mémoire liée à la nourriture. Chaque Noël, mon grand-père nous préparait le brûlot qu’il partageait autrefois avec ses camarades de tranchées: quelques fruits enrobés de sucre qu’il flambait avec un peu d’eau-de-vie. Nous regardions alors les flammes bleues de la gnôle lécher les quartiers d’orange. (..)  
Après la guerre, la gamelle de soldat a servi à faire le caramel des gâteaux de riz que nous mangions en famille. Mon grand-père nous a transmis que la nourriture, c’est la vie, le goût de la vie. C’est tenir bon. Partager, parfois même avec les ennemis déclarés de la tranchée d’en-face. Nourrir les autres au péril de sa vie: pour que leurs frères d’armes trouvent un peu de réconfort autour d’un quart de soupe, des soldats sont morts en tirant la cuisine roulante entre les trous d’obus."
                        Jacky Durand


Lu dans:
Papilles de la Nation. L'édito de Jacky Durand dans Libération.

09 novembre 2018

Ceux de 14

"Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos."
            Maurice Genevoix . Ceux de 14.

Le centenaire de la Grande Guerre occupe l'espace, et cela ne paraît guère abusif tant on mesure que les horreurs passées peuvent se reproduire. Les guerres commerciales ont souvent précédé les guerres militaires.  Et pas plus que nous n'avons prise sur l'affrontement économique qui se développe sous nos yeux, aurions-nous davantage prise que les poilus de 14 en cas de déflagration? A méditer à l'occasion de ce 11 novembre.

Lu dans:
Maurice Genevoix . Ceux de 14. Flammarion. 1992. 680 pages Recueil de récits de guerre, rassemblés sous un même titre en 1949: Sous Verdun (avril 1916), Nuits de Guerre (décembre 1916), Au seuil des guitounes (septembre 1918), La Boue (février 1921), Les Éparges (septembre 1921).

Face à soi-même


"En ce moment grave de ma longue vie j'ai trouvé ici ce que je cherchais: être en face de moi-même. L'Irlande me l'a offert de la façon la plus délicate, la plus amicale".
        Charles de Gaulle.

Cette phrase est gravée sur un bloc de pierre en dessous de l'effigie du Général de Gaulle dans la petite ville de Sneem, où le président de Gaulle et son épouse passèrent deux semaines après qu'il eut démissionné de ses fonctions. La modestie de l'auberge dans laquelle il descendirent, en passe d'être fermée définitivement pour obsolescence au moment de leur arrivée, convenait sans doute à la grandeur du personnage qui dut y trouver une confirmation de l'impermanence des choses. Aujourd'hui est date anniversaire de son décès, annoncé un sombre soir de novembre 70 par les vendeurs de journaux exhibant de grands titres en noir et blanc. Souvenir d'une époque pas si éloignée où l'info nous parvenait en rue, transmise par des voix humaines comme cela se faisait sans doute dans les sociétés anciennes, en noir et blanc et dans une certaine lenteur, bien éloignée de l'effervescence actuelle. Plus étrange encore reste le culte du souvenir pour ce dirigeant dont l'image obsolète ainsi que celle de son épouse apparaissent sans doute rassurantes dans l’incertitude actuelle.


Lu dans:
https://ie.ambafrance.org/Charles-de-Gaulle-et-l-Irlande

07 novembre 2018

Eloge de la perte


"En route, le mieux c'est de se perdre.
Lorsqu'on s'égare, les projets font place aux surprises et c'est alors, mais alors seulement que le voyage commence."
            Nicolas Bouvier


Lu dans:
Nicolas Bouvier. L'usage du Monde. La Découverte. Collection Poches littérature. 1992. Format: Ebook E

Du pouvoir de la mouchette sur le Kindle


"Le diable est dans les détails."

Ma liseuse devient folle, les pages avancent, par une, par dix, puis reviennent sur elles-mêmes me faisant survoler ce que je venais de lire sans que mon index l'ait commandé. Une liseuse possédée en quelque somme, ou atteinte d'obsolescence programmée. L'esprit gambade, évoquant mille hypothèses, jusqu'à la découverte d'une mouchette microscopique, guère plus grande qu'un point-virgule du texte affiché dans lequel elle se dissimulait. Elle progresse d'un millimètre vers la droite sur l'écran, vingt pages se tournent. Elle revient sur ses pas, le texte défile vers son origine. Amusé par l'idée que pareil événement ne survient qu'exceptionnellement dans la vie d'une liseuse, et d'une mouchette, j'imagine déjà une extension possible au célèbre effet papillon attribuant au plus petit de nos actes un pouvoir démultiplié par la technique. L'effet mouchette.

06 novembre 2018

Dans le chaos du monde


 « J’ai lu des tonnes de philosophes. J’ai médité des heures durant, mais rire et aimer au cœur du chaos, je n’y suis jamais parvenu. »
                Alexandre Jollien

Le secret, s’il existe, est évidemment de se hisser, ou de se laisser glisser, jusqu’au point où le rire devient possible sur le chemin des inévitables désillusions de l'existence, ses arrêts, ses départs. Comme bâton de marche, la phrase d’une amie bouddhiste de Jollien au milieu d’un déménagement C’est le bordel, mais il n’y a pas de problème ! , qui devient la description exacte de l’existence. La vie n’étant qu’un immense et incompréhensible bordel, à nous de ne pas y voir un problème, ce qui exige une ascèse constante. L’idéal ? Ne plus éprouver le chaos du monde comme effrayant, se défaire même de l’idée qu’il serait utile d’en sortir, puisque ce prétendu chaos, en fait, n’entrave rien.

       
Lu dans:
Roger-Pol Droit. Vainqueur par chaos, à propos de La Sagesse espiègle, d’Alexandre Jollien. Le Monde des livres. 31.10.2018.
La Sagesse espiègle, d’Alexandre Jollien, Gallimard, 2018. 224 pages.

04 novembre 2018

L'absence de destin des méduses

"Pourquoi les méduses ? Il y a quelques années, la découverte d’une espèce de méduse dont toutes les cellules se régénèrent a affolé la communauté scientifique. C’est un animal potentiellement immortel et indatable, qui subit le courant, qui flotte. C’est une métaphore parlante. La vie sans fin ressemble à un flottement où on abdique son libre arbitre. À terme, vivre sans aucune pensée de la mort, sans aucune évolution du corps, c’est vivre sans pouvoir prendre de décision puisque tout peut être repoussé, effacé, refait intégralement. On refait sans arrêt le portrait de soi, on ne l’achève jamais, on n’est plus rien en fait. La méduse portait cette idée spectrale, translucide et passive."
                    Thomas Cailley

Le vieux mythe de l'immortalité réapparaît sous des habits du transhumanisme et de la cryogénisation dosant à parts égales science, médecine et science-fiction. Au risque de perdre l'essentiel: vivre en projet, et la jouissance d'une existence dont on mesure qu'elle aura une fin. La lassitude d'un long chemin sans destination finale n'est guère enviable. 

Lu dans:
Thomas Cailley Ad Vitam, l'angoisse de la vie éternelle. L'envers des médias. La Libre Supplément Quid du 3 au 11 novembre 2018

03 novembre 2018

Comme une présence


  "Tout ce que tu dis parle de toi: singulièrement quand tu parles d'un autre."
                    Paul Valéry.

Nos mots nous trahissent. Une patiente partage son vécu après le décès de sa belle-maman dont elle a hérité des cendres sur la cheminée, "d'où elle continue à me surveiller ."  Rien de méchant, mais le récit de la vie comme elle va, et dans lequel chacun de nous peut se reconnaître.


Lu dans :
Paul Valéry. Oeuvres Tomes 1. Gallimard. La Pléiade. 1957. 1857 pages.

02 novembre 2018

L'empreinte


"On croit transmettre de grandes choses à ses enfants et c'est parfois par des petits souvenirs de rien du tout qu'on reste dans leur mémoire."
             Benoîte Groult

Il se paralysait peu à peu, ne s'alimentait plus guère et on le comprenait mal. Quelques semaines avant de s'en aller, il décrivait que sa main gauche inerte se souvenait encore de l'empreinte de la paume de son grand-père quand ils rentraient de l'école durant l'hiver. Minuscule menotte blottie dans une grande paluche qu'ils enfouissaient dans la poche de la veste pour qu'elles restent au chaud. C'est de cette chaleur qu'il se souvenait, irradiant dans tout son pauvre corps en déroute. Qui n'aimerait laisser de la chaleur en héritage? 


Lu dans:
Benoîte Groult. La touche étoile. Grasset. 2006. 288 pages 

01 novembre 2018

Tous les saints d'Halloween, tous les diables de la Toussaint


"Nuit au temple du sommet
lever la main et caresser les étoiles
mais chut! baissons la voix
ne réveillons pas les habitants du ciel."
        Li Bo (701-762)

Un groupe joyeux et grimé descend l'avenue en quête de friandises, Halloween et ses monstres venus d'Amérique précède et supplante progressivement le silence de la Toussaint. Même pas peur, un masque de mort sur le visage pour la tenir à distance. Demain pourtant je ressentirai ce besoin de silence pour faire une place dans ma journée à ces innombrables disparus qui m'ont construit, aimé, remis sur la route, et qui constituent une partie de ce que je suis. Certains départs récents cicatrisent à  peine. D'autres étaient déjà morts à ma naissance, et j'en porte néanmoins l'empreinte tel ce grand-père vétéran de 14-18 qu'une vieille patiente eut l'impression de revoir à mon entrée dans son salon. Son émotion perceptible me fit soupçonner un sentiment ancien et fort à son égard. La fête de Toussaint nous rassemble, disparus et survivants, mais aussi humains de toutes croyances et incroyances: le souvenir des morts n'appartient à aucune religion. Moment précieux où, le Temps ayant fait son œuvre, la mort n'est plus une défaite, le ressentiment n'est plus de mise, les regrets s'estompent. Cimetière ou simple souvenir fugace, je vous souhaite une belle fête de Toussaint. 

Lu dans:
Tseng Tchong-Ming (traducteur). Rêve d'une nuit d'hiver : Cent quatrains des Thang. Paris, Leroux. Lyon, Desvigne, 1927. 113 pages.