30 septembre 2018

Couleurs des Laurentides

"Sur le fleuve en amont
Un coin de ciel brûlait
Et la nuit peu à peu
Et le temps arrêté."
          Jacques.Brel. La ville s'endormait.

A moins d'une heure de route de Montréal, un puzzle grandeur nature: les Laurentides. Ou comment recomposer en une fraction d'espace le ciel, l'eau et les forêts sur lesquelles le soleil couchant darde une lumière mordorée. Chaque feuille de chaque arbre possède une teinte différente, qui se modifiera au fil des heures. La route sinue surprenant le regard, arbres, lacs, nuages tous pareils, tous différents. "Panta rhei », tout coule, disait Héraclite à ceux qui croyaient à l'unité dans le monde sensible, à sa permanence, à son immobilisme. Aux Laurentides, on réapprend Héraclite.

Lu dans:
Jacques Brel. La ville s’endormait. Brel. Les Marquises. 1977. 33 tours 30 cm Barclay 96 010, paru sans titre à l'origine.

Revenir à Montréal?

"Et puis surtout y a leur accent
Mis à part quelques mots désuets
Ils parlent le même langage que nous
Mais pour l'accent j'sais leur secret
Ils ont trop d'souplesse dans les joues.
Niveau architecture, Montréal c'est un peu n'importe quoi
Y a du vieux, du neuf, des clochets, des gratte-ciels qui s'côtoient
Mais j'aime cette incohérence et l'influence de tous ces styles
J'me sens bien dans ces différences, j'suis un enfant de toutes les villes
Y a plein d'buildings sévères, y a des grosses voitures qui klaxonnent
Et des taxis un peu partout, c'est l'influence anglo-saxonne
Y a des vitraux dans les églises et des pavés dans les ruelles
Quelques traces indélébiles de l'influence européenne
Y a des grands centres commerciaux, et des rues droites qui forment des blocs
Pas de doute là-dessus, Montréal est la p'tite sœur de New York
Y a des p'tits restos en terrasse, un quartier latin et des crêperies
Pas de doute là-dedans, Montréal est la cousine de Paris

Je prétends pas connaître la ville, j'suis qu'un touriste plein d'amitié
Mais j'aime ce lieu, son air, et ses visages du monde entier
J'me suis arrêté pour observer la nuit tomber sur Montréal
Et l'dernier clin d'œil du soleil changer les couleurs du Mont-Royal
Les phares des voitures ont rempli les interminables avenues
J'me suis senti serein, un peu chez moi, un peu perdu
J'me suis réfugié dans un Starbucks afin d'finir de gratter
Mon p'tit hommage sur cette ville où j'me suis senti adopté
J'ai pas encore vu grand-chose, j'veux découvrir et j'sais pourquoi
Je reviendrai à Montréal voir les cousins québécois."
               Grand Corps Malade. A Montréal.

Montréal serait-elle donc "la ville où on revient" comme le chantent Robert Charlebois et Grand Corps Malade? Peut-être, tant est prégnant le sentiment d'une étreinte fugace d'une ville qui ne se laisse découvrir que lentement, justifiant d'y revenir. Il n'empêche, à l'automne de la vie, l'impression tenace que toutes ces images, senteurs, mélodies de rue, couleurs qu'on a le privilège de découvrir ne se renouvelleront guère leur donne une densité particulière. A la différence du rythme familier de nos semaines de travail, conçues pour se répéter à l'infini, le dépaysement d'un voyage lointain nous fait toucher du doigt notre finitude: ce qui est vécu ne se renouvellera pas. Serait-ce cette intensité du moment qui explique l'impression tenace d'un temps qui s'étire?

Lu dans:
Grand Corps Malade. À Montréal. Paroliers : Fabien Marsaud / Yann Perreault. À Montréal © Sony/ATV Music Publishing LLC

L'ours qui est en vous

"Réveillez l'ours qui est en vous."
                 Publicité murale pour la bière L'Ours, Ottawa

Quelques conseils en cas de rencontre d'un des nombreux ours noirs qui peuplent les forêts de l'est du pays. En principe, c'est lui qui s'enfuit, dans le cas contraire jetez par terre toute nourriture que vous transportez, y compris le dentifrice qu'il adore. Mettez-vous face au vent afin qu'il puisse vous sentir et ne vous approchez pas. Ne vous enfuyez pas non plus, il court plus vite que vous. Parlez fort en levant les bras afin de paraître plus large et plus impressionnant que vous ne l'êtes. Un sifflet permet parfois de faire peur à un ours agressif, tout comme une bombe au poivre (évidemment, il faut l'avoir sur soi au bon moment). Si rien ne marche, il reste la bière. 

Lu dans
Publicité murale dans une rue d'Ottawa
Québec. Le Routard 2017-18. 700 pages. Extrait p. 59

Moment d'émotion à Ottawa

"Le côté d'où nous venions était couvert d'arbres de six à sept mètres de haut. Je me souvenais de l'aspect du pays en 1913, le désert... Le travail paisible et régulier , l'air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l'âme avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. Je me demandais combien d'hectares il allait encore couvrir d'arbres?"
                          Jean Giono

Au parc Jacques Cartier à Ottawa, une mosaïculture monumentale accueille les visiteurs sortant du Musée canadien de l'Histoire (anciennement Musée des Civilisations). Elle représente l'Homme qui plantait des arbres, merveilleux petit opus philosophique écrit par Jean Giono en 1953. Que cette sculpture végétale contemple le bel écrin du musée d'histoire constitue un bel hommage à l’obstination des hommes à croire en un avenir meilleur. Un beau moment d'émotion.  



Lu dans :
Jean Giono. L'homme qui plantait des arbres. Gallimard. NRF Collection blanche. 1996. 33 pages

26 septembre 2018

Notes de bonheur à Toronto

"Les deux hommes regardent le fou et le fou ne trouve rien à dire. Il ouvre le coffre, en sort une vieille guitare . Le charretier a pincé une corde, puis une autre, puis toutes les cordes. On dirait une volée de clochettes, un troupeau dans la montagne. Le voilà qui siffle mieux qu'un berger. Une pastorale sort de lui. La cabane est comme penchée au-dessus de son épaule. L'angélus sonne au loin et dit aux hommes d'être heureux dans les travaux utiles. Jubiau coupe l'air et rompt le charme par un juron. Silence. Pour se faire pardonner, il sourit... :- Excusez-moi, je suis heureux. Quand je suis heureux, je suis bête."
                     Félix Leclerc

A Toronto, classée quinzième au rang mondial des villes les plus agréables à vivre, que manquerait-il si ce n'est ce zeste de folie qui fait les beaux souvenirs, ce "p'tit bonheur que l'on croyait perdu" de Félix Leclerc, retrouvé là où on l'y attendait le moins. Sous les doigts d'un vieux  guitariste assis sur un banc à l'entrée de Central Market, ou encore dans la mélodie entêtante d'un saxophoniste de trottoir à Spadina Street. Leur musique, fort belle dans son dénuement, m'a "enchanté". Elle nous humanise, comme elle rappelle à  cette capitale gigantesque et si fonctionnelle  qu'on peut apporter beaucoup tout en ne rapportant rien. . 

Lu dans:
Félix Leclerc. Le Fou de l'île. Écrit à la fin des années 1940, le deuxième roman de Félix Leclerc, d'abord refusé par des éditeurs québécois, paraît à Paris en 1958. Le fou de l'île met en scène un étranger, venu un jour de « la ville de fer », comme son auteur, pour s'installer dans l'île où il s'emploie à transformer les insulaires en leur recommandant de rechercher « la chose qui vole », c'est-à-dire l'amour et l'espérance.

25 septembre 2018

Niagara Falls

"Là, les rapides sont pris de frénésie. Une eau blanche bouillonnante, écumeuse, fuse à cinq mètres dans les airs. Aucune visibilité ou presque. Un chaos de cauchemar. Les Horseshoe Falls sont une gigantesque cataracte de huit cents mètres de long, trois mille tonnes d'eau se précipitent chaque seconde dans les gorges. L'air gronde, vibre. Le sol tremble sous vos pieds. Comme si la terre même commençait à se fendre, à se désintégrer, jusqu'à son centre en fusion. Comme si le temps avait cessé d'être. Qu'il ait explosé. Comme si vous vous étiez approché trop près du cœur furieux, battant, rayonnant, de toute existence. (..) Il y a longtemps,  chaque année au printemps , les Indiens d'Ongiara amenaient en sacrifice en amont des gorges une fille de douze ans au-dessus de Goat Island, à la hauteur des rapides, du"point de non-retour", comme on disait dans la région puis ils lâchaient le canoë..."
          Joyce Carol Oates.  Les chutes. 


De la berge surplombant les chutes, on aperçoit la rivière Niagara reliant deux lacs gigantesques, avant qu'elle ne se précipite dans le vide. On peut s'imaginer être un de ces premiers explorateurs qui s'y étaient aventurés ne se rendant compte que trop tard que le courant s'accélérait et qu'ils avaient pénétré dans la zone de "non-retour" des rapides turbulents, écumeux. Vision volontiers allégorique de nos existences si souvent emportées par l'illusion d'une action personnelle nous propulsant à toute vitesse, n'apercevant que trop tard n'être pour rien ni dans la propulsion ni dans la vitesse, devenus le jouet impuissant de "quelque chose qui nous arrive", comme aux vierges indiennes que les Iroquois sacrifiaient à Niagara. Le "grand tonnerre des eaux" prête à l'introspection, comme l'écrivait Tocqueville à un ami en 1805, "dépêche-toi d'y aller, ils ne tarderont pas à en faire une horreur." Belle justesse de vue, l'écrin urbain enserrant les chutes est devenu un vaste Luna Park. Mais lorsque au matin s'éteignent les lumières des hommes, leurs sons et leurs feux d'artifice, au moment où seul au monde face à cette falaise mugissante dans le soleil qui se lève, irradiant la brume d'un arc-en-ciel inattendu, vous vous dites que - peut-être - vous venez de revivre votre naissance.  


Lu dans:
Les chutes. Joyce Carol Oates. (The Falls, 2004). Traduction française en 2005 aux éditions Philippe Rey (Prix Femina étranger). Poche 2011 Coll Pointdeux. 1008 pages.  Entre café et journal, une pensée (mardi 25 septembre 2018)

24 septembre 2018

To be different

"Nos différences sont ce qui nous rassemble."

              Sagesse murale



 Lu sur les murs de l'aéroport international de Toronto, Les tout premiers mots d'une rencontre sont souvent ceux qu'on emporte  J'ai l'impression qu'on va s'entendre.

22 septembre 2018

Brûler d'une impossible fièvre

"Comment dormir, pourtant,
sans retourner au potager
encore une fois,
reprenant le chemin comme on remonte
le temps, pour s’assurer que tout
a bien été quitté, dans les règles,
et paré, avant l’orage
l’arrière
parfois seule chance
pour demain."
           José-Flore Tappy

Comme on l'imagine, sur le départ pour un mois ou pour un an, le sac devant la porte. Il se lève une dernière fois pour s'assurer que ce qu'il laisse nourrira ceux qu'il laisse, et leur avenir commun. Une fièvre l'habite qui sera son chemin: la nécessité de quitter tout ce qu'il aime. Il est le contraire d'un aventurier.


Lu dans:
José-Flore Tappy. Trás-os-Montes. Ed La Dogana. 2018. Écrivaine, poète et traductrice vaudoise (1954- )

20 septembre 2018

Peur du jour, peur de tout

"Ils ne nous laissent pas chanter nos chansons
ils ont peur
peur du jour qui naît
peur d’aimer
peur de l’eau qui coule
peur de l’espoir. "
            Nâzim Hikmet

"Je suis au bout de ma vie". Je ne connaissais pas l'expression, ni son usage. Elle ferait fureur dans nos athénées et collèges, signe de ralliement le matin dans les cours de récréation entre élèves entamant la journée. Elle désigne à la fois un épuisement, l'absence d'envie, la lassitude des jours sans rien, le dégoût des cours et de leur cadre, une navigation morne sur une eau sans vagues, sans tirant, sans horizon. En ce début d'automne, ce serait comme déjà l'hiver, déroulant son long manteau givré dans une absence de limite entre la neige et le ciel pâle. 
Il y a sans doute un effet de posture dans cette affirmation désabusée, entendue déjà à d'autres époques. Mais tout de même... La France s'ennuie, écrivait Pierre Vianson-Ponté dans Le Monde deux semaines avant le début de Mai 68. Certaines phrases sont prémonitoires, et d'entendre la plus charmante de mes jeunes patientes déclarer "qu'elle est au bout de sa vie" m'inspire autant d'incrédulité que d'espérance. Toute jeune, les fées se sont penchées sur son berceau, et elle le leur a bien rendu. Elle ne croit plus aux fées, mais on ne perd rien pour attendre. Au bout du bout, il devrait y avoir autre chose. 
 

Sagesse de fin d'été


"Le soleil aime la terre
La terre aime le soleil
C’est comme ça.            
Le reste ne nous regarde pas."
                Jacques Prevert. Soyez polis. Histoires. 1963.

Dernier jour d'été météorologique, demain le bel automne nous fait préparer les petites laines, et de belles couleurs.
 

18 septembre 2018

Le livre inachevé

"Un (bon) livre n’est jamais vraiment terminé. La dernière phrase lue, il continue à vivre en nous, on le médite, on le rêve, on le prolonge. Ses personnages poursuivent leur destin dans notre esprit : on les imagine, on les réécoute, ils sont devenus des amis. Il est donc malaisé, dès le mot fin d’un bouquin, d’entamer le premier chapitre d’un autre. Comme si l’eau du premier ne nous avait pas encore désaltérés de toutes ses richesses."
                 Jean-Claude Vantroyen
 
Lu dans:
Jean-Claude Vantroyen. De l’art de ne pas terminer un livre. Le Soir Livres.  15.9.18. Extrait p. 46

Aujourd'hui est une fête


"Quel jour on est ? dit Winnie . On est aujourd'hui, dit Porcelet. C'est mon jour préféré, dit Winnie. "
                Sagesse des albums pour enfants.
Aujourd’hui, jour de la braderie annuelle à Anderlecht. Les rues se peuplent de tout un cheptel de bovins, caprins, ovins sortis des fermes du Pajottenland. Jadis vrai jour de fête pour l'écolier que j'étais, se remplissant les poches de marrons et de bonbons acidulés, le marché annuel balisait la rentrée scolaire d'une pause appréciée. On ne se remplit plus les poches de marrons, mais il reste possible de vivre un bel aujourd'hui.


    Fichier
          15-10-17 11 22 13
   

17 septembre 2018

Je veux passer une journée tranquille

" Si un signe n'a pas d'usage, il n'a pas de signification "
                Wittgenstein. Tractatus logico-philosophicus. 3.328

Ce que parler veut dire. Une courte pièce de théâtre de Pascal Chabot se déroule dans le sous-sol d'un aéroport. Dans la spirituality room, où les voyageurs de toutes confessions peuvent se recueillir, dialoguent un homme et une femme qui s'aimèrent dix ans plus tôt. Paroles denses, coeur-à-coeur, mots et silences confondus, ne nécessitant ni réponses, ni actions, phonèmes par lesquels la vie passe. Pour désigner cette activité, on utilise encore le vieux verbe " parler ". S'il demeure le même, son registre s'est actuellement élargi au langage de séduction, de menace, aux phrases pour instruire ou distraire, faire obéir ou désobéir. Plus récemment encore, nous "parlons" désormais aussi à nos téléphones, à nos enceintes connectées, nous leur donnons des  ordres de services, demandons des informations, commandons des produits. Nous parlons et le monde nous obéit.  Nous obéit? Illusoire mystification née d'algorithmes qui répondent avec discernement aux formulations émises par chacun. L'innocente phrase " Je veux passer une journée tranquille " débouchera aussitôt sur des propositions commerciales paramétrées sans que nous nous en apercevions à nos habitudes de lectures ou de choix musicaux, programmes télévisés, achats antérieurs, fréquentations de restaurants ou de sites de vacances enchanteurs. Une délicieuse impression de puissance - parler avec effet immédiat - débouche subrepticement sur une prise en charge douce jamais innocente. Parler est la clé dans la serrure de la prise en charge.


Lu dans:
Pascal Chabot. L'homme qui voulait acheter le langage. Presses Universitaires de France. 2018. 106 pages.
Ludwig Wittgenstein. Tractatus logico-philosophicus. Trad. de l'allemand par Gilles-Gaston Granger. Gallimard. NRF. Bibliothèque de philosophie. 1993. 128 pages.
Roger-Pol Droit. Pour parler, abonnez-vous au forfait langage. Le Monde des Livres. 14 septembre 2018

15 septembre 2018

Barbara l'automne

“Ce matin j’ai écouté Barbara, c’est fou ce que sa voix s’accorde parfaitement avec l’automne, l’odeur de cette terre mouillée, pas de celle dans laquelle les racines repoussent, mais où elles s’endorment doucement pour mieux renaitre, se préparent à puiser leurs forces dans l’hiver.  L’automne est une berceuse pour la vie à revenir.  Toutes ces feuilles qui changent de couleur, on dirait un défilé de haute couture, comme les notes dans la voix de Barbara.”
                Valérie Perrin

L'automne, saison de diversité, de sérénité et d'abondance. Tout se met progressivement en repos dans une explosion de coloris et de fruits gorgés de saveurs. L'automne est une saison de don par excellence. Heure d'hiver, heure d'été? S'il faut faire un choix unifiant, pourquoi  pas heure d'automne? Merci Georges, qui de ta lointaine Amérique nous fait découvrir ces belles lignes qui repartiront aussitôt vers des amis et enfants tout aussi lointains. Et demeurés proches grâce à ces créneaux de communication si efficaces.


Lu dans:
Valérie Perrin. Changer l’eau des fleurs. Albin Michel. 2018. 560 pages. Extrait p. 421

14 septembre 2018

Le bonheur d'être

"Nous parlerions de la mer
et des étés lointains
Nous parlerions des déserts
de pays incertains
de Surcouf, des marins
des couchers d'équinoxe
qu'ils ont vu sur les îles
loin d'ici, loin de tout
Nous parlerions de la vie
(elle est là même si tu ne le veux pas)
sans doute de Dieu
parce qu'il n'est pas là
Nous lui dirions ensemble
Qu'on t'a fait tristesse
Qu'on me dit solitude
Mais qu'on a le bonheur
D'être là
            Jean-Louis Pestiaux. Apolline.

Belle réflexion sur le bonheur d'être, qui nous fait guetter impatiemment le jour qui se lève, parfois dans un état de souffrance ou de détresse indescriptibles. Comme si à chaque escale répondait un nouvel horizon. A vingt ans on rêve d'Amérique, à quatre-vingt d'arriver chez le fleuriste du bas de la rue. Le désir est pareil.



Lu dans :
Jean-Louis Pestiaux. L'hiver est là. Edilivre. 2018. 60 pages. Extrait p. 45

12 septembre 2018

Croiser une gazelle

Te rappelles-tu ?
Nous marchions en silence
Les yeux sur le sable
Rien que nos pas
Sur une vague jaune
A l'ombre du Chiriet
Dans le bleu de l'azur une gazelle
A moins un mirage éblouissant
Nous regardait franche, dressée
Scintillante de grave sérénité
Tu dis, j'en ai souri longtemps
« Que c'est beau!
Pourquoi n'est-ce-pas l'éternité ? »
             Jean-Louis Pestiaux

Et si , comme le suggère Jean-Louis Pestiaux dans son dernier beau recueil "les seuls moments de raison étaient les moments de passion" ? On y cueille la magie des mots simples qui illuminent une journée, surprenants comme le regard croisé d'une gazelle.


Lu dans :
Jean-Louis Pestiaux. L'hiver est là. Edilivre. 2018. 60 pages. Extrait p. 42

Mets et merveilles


"La cuisine d'un pays traduit le caractère de ses habitants et transfigure l'imagination. Visiter un supermarché est aussi instructif que parcourir un musée ou une salle d'exposition."
              Maryse CONDE

       
Lu dans :
Maryse Condé. Mets et merveilles. JC Lattès. 2015. 300 pages

11 septembre 2018

La fatalité à sa fenêtre


"La fatalité triomphe dès que l'on croit en elle."
     Simone de Beauvoir

"Elle regrette d’être cette jeune femme-là, qui depuis toujours s’accoude aux événements pour les regarder passer, sans oser en changer le cours."  (Giulia, dans La Tresse)


Lu dans:
Simone de Beauvoir. L'Amérique au jour le jour. Gallimard. Collection Blanche NRF. 1954.  380 pages.
Laetita Colombani. La tresse. Grasset. 2017. 224 pages. Extrait Kindle p.78 

10 septembre 2018

L'odeur de la pomme blette

"Cette ville c’est mon enfance, mon adolescence, mon premier amour. Le coin de rue où ma sœur s’est fait tuer, le vieux libraire à qui je commandais des livres interdits, le café où je venais prendre un thé en sortant du travail, feuilleter les journaux et discuter à bâtons rompus avec deux ou trois amis, l’odeur de pomme blette du magasin de primeurs de mon père, les grands yeux noirs au regard profond de l’enfant blessé que je transportais dans mes bras ».
                    Oda Baydar

Une ville, une vie, alternance d'autant de moments éblouissants de bonheur que de drames. En 2016, et durant deux ans, Diyarbakır (ville du sud-est de la Turquie, considérée par les Kurdes comme la capitale du Kurdistan turc) a été partiellement détruite par l’armée du président Erdoğan, en particulier le quartier central et populaire de Sur. Progressivement, les réfugiés reviennent. Comment reconstruire au départ d'images heureuses un futur imprégné par tant de malheurs?

Lu dans:
Oda Baydarraduit. Dialogues sous les remparts. Trad. Valérie Gay-Aksoy. Phébus. 2018. 160 pages

08 septembre 2018

Si la vie avance


 "Il disait qu'à son âge
c'est l'heure d'aller aux nuages
le sourire jusqu'au bout
La vie c'est pas grand chose, des rêves et de la prose
Mais fais-en ce que tu veux
Si la vie avance, si la vie avance
Elle se termine un jour
Et moi quand j'y pense, et moi quand j'y pense
Je suis rempli d'amour. "
            Boulevard des airs (groupe musical français).   Si la vie avance (2018)

Pour sûr, voila un paragraphe pétri de bienveillance qu'on retrouvera à l'avenir sur quelques avis de nécrologie pour saluer le départ de belles personnes. Quelques lignes comme antidote au cynisme, y a pas de mal.

07 septembre 2018

Nuages, merveilleux nuages

"Nuage un instant apprivoisé
Tu nous délivres de notre exil."
        François Cheng

Rue Haute, 14 août 2018. Maison de repos des Petites Soeurs des Pauvres. Il a placé sa chaise roulante dans l'axe précis de la fenêtre d'où il aperçoit les nuages. En aéronautique on évoquerait une fenêtre de tir, j'y vois davantage le cerf-volant dont, jeune encore, il maîtrisait le vol sur la plage d'Erquy. De la gravité à la légèreté, le corps devient esprit par la magie du rêve. Il n'est d'âge pour accompagner les arabesques d'un nuage dans le ciel.


Lu dans:
François Cheng. Enfin le royaume. Quatrains. Gallimard. Collection Blanche. 2018. 160 pages. Version Kindle Extrait p. 523.

05 septembre 2018

Fin de course pour le vieil éléphant


"Les faibles qu’elle devrait protéger, accompagner, elle leur tourne le dos, comme ces vieux éléphants que le troupeau laisse derrière lui, les condamnant à une mort solitaire. Dans un livre pour enfants sur les animaux, elle a lu un jour cette phrase : « Les carnivores sont utiles à la nature, car ils dévorent les faibles et les malades. » Sa fille s’est mise à pleurer. Sarah l’a consolée, en lui disant que les humains n’obéissaient pas à cette loi. Elle se croyait du bon côté de la barrière, dans un monde civilisé. Elle se trompait."
            Laetitia Colombani

Est-on jamais assuré de se trouver du bon côté de la barrière? En classe préparatoire d’un grand lycée parisien, l’écrivaine noire américaine Zora Neale Hurston écoute l’un de ses brillants professeurs assurer que « les classes sociales les plus défavorisées sont généralement les femmes, les jeunes et les Noirs »… Appartenant aux trois groupes, elle mesure soudain que sous la bannière Liberté, égalité, fraternité la frontière ténue de l'exclusion la frôle et qu'il importe de ne pas saigner quand on nage avec les requins. Un parcours d'athlète. Comment oublier que dès notre naissance, nous sommes le fruit de la course victorieuse d'un spermatozoïde plus résistant, plus agile, plus malin que les millions d'autres du même éjaculat? Que le vieil Akéla qui rate sa proie est condamné à quitter définitivement la protection de la meute pour une existence solitaire. Que nous nous amusions comme des fous à jouer chaise musicale excluant celui qui ne trouvait pas de siège? Notre enfance et ses récits, ses jeux, ses héros, ses squaws, ses scalps, ses sprints effrénés nous prépare-t-elle à construire une société solidaire ou une conquête de l'Ouest carnivore? Il est raconté qu'en transhumance, les troupeaux où on conserve les vieilles vaches à l'arrière gardent une cohésion et un rythme qui les fait avancer plus rapidement que ceux où elles sont éliminées. Ce qui est bon pour les (b)ovidés et les caprins ne serait-il pas d'application pour l'homme? 


Lu dans:
Laetita Colombani. La tresse. Grasset. 2017. 224 pages. Extrait  p.188 (Kindle)
Valérie Cadignan. Fin de règne. Anne-Solitude de France. Présence africaine. 2017. 110 pages.

04 septembre 2018

Amis lointains

"Cela te concerne, si la maison de ton voisin brûle."
            Horace, Épîtres, Livre I, v. 80

L'avenir se prépare de loin. Imaginer Horace rédigeant cette phrase au début de notre ère, et le temps mis pour qu'elle nous parvienne en toute pertinence, laisse rêveur. J'ai reçu en dépôt il y a une trentaine d'années la collection Budé d'un de mes titulaires de latin-grec, afin qu'ils inspirent ma pratique médicale. Ce furent de bons maîtres, et les éclairages de l'actualité qu'ils me procurent sont d'une grande sagesse, amis lointains avec qui j'aurais aimé dialoguer paisiblement le soir venu, avec qui je dialogue d'ailleurs en ouvrant au hasard leurs ouvrages. « On peut supprimer les classes de latin et de grec », déclarait l’académicien Jean d’Ormesson, « mais pas les siècles durant lesquels Socrate et Virgile ont irrigué nos intelligences. »


Lu dans:
Horace, Épîtres, Livre I, v. 80. Cité par Pascale Seys. Et vous qu'en pensez-vous? Ed. Racine. 2018. 224 pages. Exergue.

03 septembre 2018

Les papillons inédits de la rentrée


"Smita s'éveille avec un sentiment étrange, une urgence douce, un papillon inédit dans le ventre.
Aujourd'hui est une journée dont elle se souviendra toute sa vie.
Aujourd'hui, sa fille va entrer à l'école."
        Laetitia Colombani

Premier matin de classe, la petite école communale bruisse de partout, repeuplée soudain de ses élèves multicolores. Je relis mentalement la superbe description du roman La Tresse où Smita l'Intouchable fuit, la petite main de sa fille Lalita dans la sienne, à travers la campagne endormie. Elle n’a pas le temps de parler, d’expliquer à sa fille que ce moment, "elle s’en souviendra toute sa vie comme de celui où elle a choisi, infléchi la ligne de leurs destins. Elles courent sans bruit, pour ne pas être vues ni entendues. Lorsque ils se réveilleront, elles seront loin déjà." Donner une école à son enfant pour lui éviter de nettoyer des chiottes toute sa vie. Des Smita, j'en ai reconnues quelques-unes ce matin, soucieuses de léguer au moins deux choses à leurs gosses: la santé et un diplôme. Échapper à la fatalité des "ménages" égrenés tout au long de la semaine, avoir la maîtrise de deux ou trois langues, conduire un jour sa propre voiture, s'acheter un appartement. J'éprouve une tendresse particulière pour ces mamans modestes qui ce matin "ont un papillon inédit dans le ventre" au moment de lâcher la main de leur petit(e) pour un avenir meilleur que le leur. Étudier est un privilège.


Lu dans:
Laetita Colombani. La tresse. Grasset. 2017. 224 pages. Extrait  p. 135 (Kindle)

Buvard neuf

" Sous la main, un nouveau buvard."
        Pensée pour un premier septembre

J'ai remplacé le buvard de mon sous-main ce dimanche soir. Réminiscence des  cahiers neufs, des pages blanches incitant à l'écriture et à l'apprentissage, on n'oublie jamais entièrement ces émotions-là. Il s'étale au centre de mon bureau, vaste flaque d'un rouge carmin immaculé, l'année scolaire peut commencer. Il y a longtemps que je n'ai plus entendu sonner la cloche rassemblant les rangs, mais demeure tapie en moi cette envie de commencer quelque chose, d'imaginer une aventure, d'écrire un nouveau récit. Le buvard est une page blanche améliorée, heureux d'absorber la copie en négatif des lignes écrites à la main, d'absorber les chiures de bic à l'encre grasse, les ratures de mots diversement orthographiés, d'araignées au bout d'un fil ou de petits bonshommes pendus croqués durant les interminables attentes téléphoniques. Fleurs, flèches, quadrillés, spirales, signes de ponctuation rageurs, smileys, taches de formes et de couleurs diverses, tous les symboles d'une journée imparfaite s'y côtoient dans une apparence de désordre. Le buvard est notre cahier d'esquisses des temps morts et des mots biffés de notre existence. Contempler ce vaste espace immaculé à l'orée de l'année, tolérant de manière anticipée nos dérapages, nos impatiences, nos essais ratés me fait envie. Mon sous-main neuf est un véritable programme de vie.

Je vous souhaite une belle année scolaire, on a tous quelque chose à apprendre.
CV