30 novembre 2017

Bariloche

"La route est longue jusqu'à Bariloche. A la pampa vert épinard succèdent la steppe rocailleuse, des ciels immenses bigarrés d'hirondelles mauves et d'aigles noirs, des kilomètres et des kilomètres de pistes épineuses à travers le pays infini, puis la route s'élève, surgissent des montagnes à triple dentition, des mâchoires de requins, émergent les Andes hirsutes, le Tyrol argentin, et les Mengele longent un lac céleste lavé de neige quand enfin s'esquissent Bariloche et leur palace. Tout est merveilleux au Llao Llao, un bouquet de fleurs et des chocolats attendent les jeunes mariés dans leur chambre, démesurée et sobrement meublée, comme il se doit. Leur terrasse offre une vue panoramique des lacs Nahuel Huapi et Moreno qui enlacent la péninsule et la colline où est perché l'hôtel, un écrin de belles bâtisses aux toits pentus, comme une bourgade allemande médiévale, protégée des turpitudes et de l'agitation du monde. Le premier soir, l'agneau de Patagonie, cuit à la broche, est succulent. Martha est heureuse. À l'aube, lorsque la brume s'évanouit, elle frissonne devant tant de beauté, le paysage titanesque, les pitons violacés, les rais de lumière qui transpercent les forêts de hêtres antarctiques et de rouvres enneigés."
                Olivier Guez. La Disparition de Jozef Mengele.


Bariloche, le nom m'était inconnu jusque dimanche, quand le hasard des lectures me fit découvrir l'arrivée de Jozef Mengele dans cette petite ville de Patagonie au pied des Andes, à 1650 kilomètres au sud-ouest de Buenos-Aires. Trois jours plus tard, Marie-France y retrouve nos enfants et petits-enfants cyclistes au terme de leur périple sud-américain. Nos vies sont tissées de pareilles coïncidences: à deux jours d'intervalle, mes yeux lisent ce que leurs yeux voient, la beauté commence par un partage. 
 
Lu dans:
Olivier Guez. La Disparition de Jozef Mengele. Grasset. 2017. 240 pages. Extrait p. 140

L'infiniment voisin

L'aventure lointaine
n'est jamais loin de l'aventure intérieure
partir     rester
meubles ou valises?

Le même regard pour découvrir le glacier éternel
ou sa rue  
l'étranger infiniment loin
ou infiniment voisin

Tout est découverte.

28 novembre 2017

Au ciel

"Au ciel tout est vraiment bizarre
Le soleil est ton voisin
Les nuages passent et repassent devant toi
Comme un banc de poissons curieux derrière les parois de verre d'un aquarium
Au ciel ta vie est légère
Tu flottes joyeusement dans l'infini."
            Emmanuel Moses. Vol Air France 1856

Mardi, 23h55. 5000 avions et 500.000 passager(e)s se trouvent dans le ciel en même temps à l'heure qu'il est. Une seule occupe ma pensée (Vol KLM 701).
 

Lu dans:
Emmanuel Moses. Dieu est à l'arrêt du tram. Collection Blanche. NRF. Gallimard. 2017. 120 pages.

Inactivité heureuse

"Vous vous souvenez du fameux mot de Pascal: « Tout le mal de l'homme vient du fait qu'il ne peut se tenir seul dans une chambre. » Notre chambre était une cellule sombre, sans aucun meuble. Le dallage était froid, les murs nus. C'est dans cette nudité et ce dénuement absolu qu'il a fallu organiser cette vie intérieure nécessaire à la survie. Je dis « il a fallu », mais c'est justement l'indigence qui a favorisé cette organisation. C'est dans le silence et dans le noir, rivé à ma chaîne, que j'ai rassemblé tout ce qui était éparpillé auparavant dans ma vie d'homme libre. Enfin, je pouvais faire le ménage dans ma tête. J'en parle comme si je bénéficiais d'un privilège, alors que c'était l'horreur, mais je reconnais que dans ma vie d'homme libre, je n'avais pas eu le temps - ou l'envie - de faire ce nettoyage. Je m'aperçois ainsi qu'avant mon enlèvement, j'avais du mal à me retrouver face à moi-même. Pour le moindre temps libre, je me munissais d'un livre ou d'un journal : chez le dentiste ou voyageant dans le train ou en avion. Rester seul : c'est une chose que je ne parvenais pas à faire. Je croyais que le fait de rester seul avec ses pensées sans l'appui ou le secours d'un livre était une façon de perdre son temps..."
                            Jean-Paul Kauffmann


Sur la petite route menant à notre verger dans le Pajottenland, un vieil homme se repose dès que le soleil le lui permet. Immobile durant des heures, les yeux et la tête au repos, qui sait ce à quoi il rêve. Le tableau rustique qu'il forme avec son vieux banc vermoulu est rassurant: une inactivité heureuse demeure possible en ce monde.


Lu dans:
La maladie. Recueil de textes. Les Editions de l'atelier. 1995. 112 pages. Extrait page 20
Jean-Paul Kauffmann. La solitude qui nettoie. Le Figaro Magazine. 3 décembre 1988.

26 novembre 2017

La traque de soi-même

"Toutes les deux ou trois générations, lorsque la mémoire s'étiole et que les derniers témoins des massacres précédents disparaissent, la raison s'éclipse et des hommes reviennent propager le mal. Puissent-ils rester loin de nous, les songes et les chimères de la nuit. Méfiance, l'homme est une créature malléable, il faut se méfier des hommes."
             Olivier Guez

Dépouillé comme son titre, rigoureux comme un livre d'histoire, lisible comme un roman "La Disparition de Jozef Mengele" ne dépare guère le Prix Renaudot qui lui a été attribué. Œuvre de mémoire également, à découvrir lorsque se font entendre les petites musiques de repli sur soi et de haine de l'autre. On a cru jusqu'ici à l'impunité d'un tortionnaire passant une fin de vie paisible et dorée sous les cieux de pays accueillants, on découvre un homme dont le passé criminel traque la fin de vie de manière indélébile, réduit à l'errance dans la peur de justiciers, en quête d'un peu d'affection monnayée. On peut échapper à toutes les justices de la terre mais pas à soi-même.


Lu dans:
Olivier Guez. La Disparition de Jozef Mengele. Grasset. 2017. 240 pages. Extrait p. 231

25 novembre 2017

"Tout le passionne"

«Qui sait tout souffrir peut tout oser. »
                    Vauvenargues

L'oeuvre littéraire de Jean-Paul Kauffmann m'habite depuis de longues années. Enlevé et détenu comme otage au Liban durant 3 ans (1985-1988) avec le journaliste Michel Seurat, lequel sera tué durant sa captivité, il vit la traumatisante expérience de voyager en plusieurs occasions enroulé dans un tapis d'Orient où l'asphyxie l'amenait jusqu'à perdre connaissance. Il n'évoque sa captivité pour la première fois qu'en 2007 dans La Maison du retour (NiL éditions, 2007), sa position d'otage et les moments qui ont suivi son retour, le douloureux réapprentissage d'une vie normale, son impossibilité à lire, lui le passionné de littérature. Comme dans tous ses précédents ouvrages, tout est écrit ici sur un ton feutré au travers de l'histoire de l'achat d'une maison, tanière ou sas pour revenir vers sa famille, vers la vie. Si chacun de ses livres ont l'enfermement, l'extrême solitude, l'impression d'oubli de ses proches pour thématique commune, aucun n'évoque jamais directement son expérience d'otage: tout est écrit entre les lignes. D'où l'intérêt de découvrir ce témoignage paru le 3 décembre 1988 dans Le Figaro Magazine:

"Cette épreuve  m'a nettoyé l'âme, mais à quel prix ! Avant le 22 mai 1985, je partais dans tous les sens, comme beaucoup d'hommes de ma génération : curieux mais finalement insatisfait de tout, éparpillé. Peut-être avais-je un moi trop multiple. Certes, on pourrait prendre cette diversité pour une vertu. Notre époque tient le disparate pour une richesse. Mais je crois que c'est plutôt un signe d'indigence. A vouloir être trop, nous ne sommes rien. Cette terreur des gens à ne pas être dans le coup! Ils courent, ils courent mais le vieux monde est toujours devant eux. Cette plasticité aux humeurs du temps, je la refuse. C'est fatigant d'être un comédien. Beaucoup de gens ressemblent à la profession de foi de ce personnage de Sartre: «II faut avoir le courage de faire comme tout le monde pour n'être comme personne. » Je me méfie de quelqu'un dont on dit: «Tout le passionne. » Moi aussi, avant mon enlèvement, je me passionnais pour tout. Je crois avoir perdu cette versatilité. Aujourd'hui, je me sens apaisé, pacifié de l'intérieur. La proximité de la mort m'a remis les idées en place. Les choses m'apparaissent plus clairement qu'avant. J'ai perdu le goût du détail."


Lu dans:
La maladie. Recueil de textes. Les Editions de l'atelier. 1995. 112 pages. Extrait page 15.
Jean-Paul Kauffmann. Un passage décapant. Le Figaro Magazine. 3 décembre 1988.


24 novembre 2017

A voix basse

"Mon père dit :
J'aimerais ne plus peser sur tes épaules
Si tu me descendais à terre
on pourrait marcher côte à côte
Je ne suis pas aveugle ni paralytique
seulement un peu mort
Pour le moment
peut-être qu'on pourrait se donner la main
comme quand tu étais petit
maintenant c'est moi qui suis petit
Mais je grandirai
j'ai l'éternité pour ça."
        Emmanuel Moses.

 
Lu dans :
Emmanuel Moses. Sombre comme le temps. Collection Blanche, Gallimard. 2014. 120 pages

23 novembre 2017

Le néant gai

« Se préparer
au néant gai
adieu les choses     adieu les gens
soyez contents
je me repose. »
            Jean Rebuffat

Une patiente est morte hier, sevrée d'années et d'envie de vivre, la légèreté du matin n'était plus que lourdeur et la nuit absence de repos. Parfois la mort est une douceur.

22 novembre 2017

Qui sait pourquoi l'oiseau chante?

"Tu ne sortiras pas de ta prison , petite âme
comme le canari ne sortira pas de l'échoppe du cordonnier au bas de chez moi
il chante sans discontinuer
est-ce d'espoir, de désespoir
de tristesse, de bonheur de vivre?
Qui sait?
Oui, qui sait pourquoi un oiseau chante dans sa cage?"

Cueillies au Furet du Nord à Lille samedi passé quelques mots simples qui ont enchanté ma journée comme le canari.



Lu dans:
Emmanuel Moses. Dieu est à l'arrêt du tram. Collection Blanche. NRF. Gallimard. 2017. 120 pages.

21 novembre 2017

Thiamine

"Aminométhylpyrimidinylhydroxyéthylméthythiazolium"

Mot le plus long de la langue française, on le connaît tous: c'est la dénomination scientifique de la thiamine, ou vitamine B1.

20 novembre 2017

Même pas peur

"Parfois on apprend
que tous les morts ne sont pas vieux
est-ce pour autant
que nous devrions être condamnés à vivre dans la peur?

Chaque jour nous nous réveillons face aux mêmes choix
entre projets et inaction
entre l'aventure et la sécurité
entre vivre sa vie et se ménager une survie

Ce que j'ai appris ce jour-là
c'est qu'une vie d'évitement des risques
de peur de l'inconnu
mène à une existence déficiente

Moi j'ai choisi
parce que, à la fin,
la survie est insuffisante."
            d'après Arya Shah. Defining dead.

Lu dans :
Arya Shah. Defining dead. Rochester, 2017. Hektoen International. A Journal of Médical Humanities. Volume 9, Issue 4 – Fall 2017. Poetry.
ARYA SHAH est étudiante en 4ème année de médecine à la Mayo Clinic School of Medicine de Rochester, Minnesota.

18 novembre 2017

Sagesse du planeur

"Un planeur est conçu et construit pour voler. Il ne faut pas l'en empêcher par des manœuvres inutiles."
                         Anselm Grün

Le vol-à-voile comme école de vie. Comme le planeur est fait pour voler, la vie est faite pour être vécue sans manœuvres inutiles. Que d'énergie dépensée pour se donner l'impression qu'on la pilote. Le vol thermique nous rappelle qu'il suffit de peu de force pour adapter au vent le planeur qui prend alors la bonne direction, sans se mettre la pression pour atteindre sa destination. Cela passe bien sûr par une aide au décollage, une préparation minutieuse du trajet prenant en compte les vents favorables et les orages, une perception aiguë des ascendances et de la destination finale. Mais quelle sensation lorsque d'une chiquenaude son appareil se dirige en silence et sans turbulences vers la direction qu'on s'est choisie. On aimerait avoir pareils pilotes aux commandes de notre monde. 


Lu dans:
Anselm Grün. Nos vies rêvées. Parole et silence. 2017. 90 pages. Extrait pp 59,60 

17 novembre 2017

L'ombre de Procuste

"Les Grecs illustrent cette attitude par le lit de Procuste. Ce malfaiteur tronquait ou étirait les membres de ses victimes pour les adapter à un lit qui n'était pas à leur taille. Souvent, nous nous comportons en fonction d'images de nous-mêmes trop petites ou trop grandes. Nous mutilons nos possibilités, parce que nous avons de nous-mêmes une opinion trop modeste ou au contraire gonflée d'illusions."
                    Anselm Grün

  
Et si les images intérieures que nous véhiculons de nous-mêmes, avec les obligations qui y sont liées, étaient nos premiers persécuteurs? Une enseignante se rend à l'école en se voyant en dompteuse. Un DRH d'une grande entreprise s'identifie à un sandwich, comprimé par le haut et par le bas, un autre se perçoit comme un hamster dans sa cage. Un prêtre confie monter à l'autel comme à une potence. Bons élèves, certains partent au travail dans la hantise de tout faire selon les règles afin que personne ne puisse les critiquer et que leur vie se déroule comme un sans faute. Parmi eux, certains se voient en premiers de classe, s'évertuant à réaliser chaque jour quelque chose d'extraordinaire, tant dans leur famille que dans leur entreprise. On se défigure avec de telles images inappropriées, qui ne s'alimentent pas à notre fonds réel, nous obligeant à contrôler en permanence tous les interrupteurs. L'épuisement est proche.

Lu dans:
Anselm Grün. Nos vies rêvées. Parole et silence. 2017. 90 pages. Extrait pp 53,55
Xénophon, Mémorables, II, 38, 5.

16 novembre 2017

Mauvais genre

"Vous avez noté qu'on dit un steak de bœuf, une côte de bœuf, un rôti de bœuf. Mais dès que le bestiau semble suspect c'est la vache qui devient folle."
                         Guy Bedos
 

15 novembre 2017

Chez-soi

"Le chez-soi, c'est le paysage modeste, le quartier, le village où l'on tutoie l'artisan, le garagiste ou le postier puisqu'on a été jadis sur les bancs de la même école. Être chez soi, c'est savoir à quelle date fleurissent les lilas, arrivent les huppes ou le coucou, poussent les premières jonquilles. Être chez soi, c'est étalonner le temps qui passe, comme on cochait jadis l'âge et la taille des enfants d'un trait de crayon sur le chambranle d'une porte. Être chez soi, c'est se réinscrire dans une longue filiation d'ancêtres dont le paysage garde la trace des activités qu'ils menaient jadis: granges, chemins, creux, vergers, vignes, pommeraies dont les alignements survivent à leurs créateurs."
                    J-C Guillebaud

Ce chez-soi si bien décrit existe-t-il encore? Une autre version, actualisée, en a été faite qui définit le chez-soi comme l'endroit où on vit en sécurité et où on a un avenir, ainsi que nos enfants. Jean-Claude Guillebaud ne s'y est pas trompé, complétant sa définition surannée du chez-soi par un malicieux: "Il y a deux choses essentielles dont nous avons tous besoin : un chez-soi et le courage de le quitter."


Lu dans:
cité par Marion Muller-Colard. Le Complexe d'Elie. Ed. Labor et Fides. 2016. 176 pages. Extrait pp.26-27
Jean-Claude GUILLEBAUD, Je n'ai plus peur, Paris, Seuil (Points), 2015, pp. 87 et 88.

14 novembre 2017

Sagesse d'Antonio Machado

"Passer ou rester
ton destin est de passer
fugace      comme un sillon sur la mer

Ton chemin     c'est l'empreinte de tes pas
que tu es seul à créer
sans avant     ni après

Ne te retourne donc pas
sur la trace laissée    déjà effacée
tu n'y reviendras pas . "
        Antonio Machado. Proverbios y Cantares.

Paroles âpres du poète espagnol Antonio Machado (1875-1939) prenant le chemin de l'exil lors de la guerre civile en 1936, évacué avec sa mère Ana Ruiz et deux autres  frères à Valence, puis en 1938 à Barcelone (déjà elle). À la chute de la Seconde République espagnole, ils se réfugient en France. Arrivé à Collioure, à quelques kilomètres de la frontière, épuisé, Antonio Machado y meurt le 22 février 1939, trois jours avant sa mère. Aragon, puis Ferrat, lui rendirent hommage par ces vers inoubliés: "Machado dort à Collioure / Trois pas suffirent hors d'Espagne / Que le ciel pour lui se fit lourd / Il s'assit dans cette campagne / Et ferma les yeux pour toujours."

 Lu dans:
Antonio Machado. Proverbios y Cantares.
Louis Aragon. Les poètes. 1960

12 novembre 2017

Couleurs d'automne

"Les feuilles des arbres entament leur ballet d'automne, des pluies d'or et de feu qui tomberont à mes pieds pour épaissir l'humus, la terre bonne et fertile. Il faut toujours mourir un peu pour se mettre au monde. Bientôt les branches reprendront leur allure hivernale de squelette. On annonce un hiver rude, impitoyable. Avec un peu de chance, la neige couvrira le chemin; elle me donnera le doux loisir de la regarder tomber par la fenêtre et me soumettre tranquillement aux éléments que je ne maîtrise pas."
                          Marion Muller-Colard

Douceur des saisons qui s'écoulent à travers nous, hors de portée des bonheurs et tourments qui nous agitent. Prendre la neige comme un cadeau, et tout ce que la vie a d'incontrôlable.
 
Lu dans:
Marion Muller-Colard. Le Complexe d'Elie. Ed. Labor et Fides. 2016. 176 pages. Extrait p. 173.

11 novembre 2017

La mémoire amère

"Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore: les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins. Paradoxe: tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus."
                         Paul Valéry. La Crise de l'Esprit.

La démobilisation n'est pas un vain mot: l'armistice est la fin des combats mais n'est pas la paix, c'est plutôt la fin d'un monde et des valeurs qui le structuraient. À l’échelle des soldats démobilisables, comme l'écrivent Cabanes et Piketty, cette période s’apparente en outre à un véritable basculement identitaire. Il leur faut se dépouiller de leurs identités combattantes, faire le deuil des morts et de la compagnie des survivants et reprendre leur place dans la vie civile. Transition, qui passe aussi par une "déprise de la violence" après des années de folie meurtrière, entreprise qui prend du temps et dont la réussite n'est pas assurée. Les séquelles de 14-18 se lisent sur les visages des gueules cassées et les membres meurtris des invalides, mais aussi dans la vie quotidienne des survivants: le nombre de divorces triple entre 1915 et 1920, passant de 561 à 1 235 pour 10 000 mariages. On peut commémorer la fin d'un conflit armé, on ne saurait la célébrer. Il n'y a pas de héros de guerre, il n'y a que des victimes.

 
Lu dans:
Paul Valéry. La Crise de l’Esprit. Gallimard NRF 1919.
Ariane Nicolas (France Télévisions). Pourquoi l'armistice du 11 novembre 1918 n'a pas mis fin à la guerre. 11/11/2013.
Bruno Cabanes. La victoire endeuillée : La sortie de guerre des soldats français (1918-1920). Seuil. 2004. 576 pages. Bruno Cabanes et Guillaume Piketty sont aussi auteurs d'un article sur les sorties de guerre au XXe siècle, publié sur le site du Centre d'histoire de Sciences Po.

10 novembre 2017

Que la guerre était jolie

"Si nous étions rentrés chez nous en mil neuf cent seize, par la douleur et la force de ce que nous avions vécu, nous aurions déchaîné une tempête.
Si maintenant nous revenons dans nos foyers, nous sommes las, déprimés, vidés, sans racine et sans espoirs. Nous ne pourrons plus reprendre le dessus."
                    Erich Maria Remarque. A l'Ouest rien de nouveau.

1918. Un armistice qui laisse l'Europe exsangue, vidée de ses forces vives, qu'on continue à commémorer comme pour exorciser la peur que l'horreur un jour revienne. Ce matin en visite, je surprend Josée perdue dans le dépoussiérage des décorations de son père, étalées sur la table. En 17, il tira le mauvais numéro, les pairs, qui envoyait les dernières recrues au front. Puis il tira le mauvais âge, celui des contingents de l'armée d'occupation sur le Rhin durant cinq ans. J'aperçois aussi la Croix de Feu du cadet de famille, enrôlé volontaire à 16 ans pour rejoindre son grand frère. Il revint quelques mois plus tard, messager à cheval qu'il était beau et qu'il était jeune, porteur de l'annonce de l'Armistice ce 11 novembre funeste où une balle perdue le frappa à mort. Josée fait partie de cette génération qui a grandi sans père, sans oncle, et qui ne trouve pas la guerre jolie.

 
Lu dans:Erich Maria Remarque. À l'Ouest, rien de nouveau. Stock. 1929. be

08 novembre 2017

Sagesse de Jean Grenier

"Dans quelle mesure un animal voyage-t-il ? Dans celle où il tend vers un but. Un perroquet dans sa cage ne fait que se déplacer avec son maître. Un oiseau migrateur voyage."
            Jean Grenier
 
Mots sans importance, quoique. Où en suis-je ce matin, dans le voyage de ma vie: oiseau migrateur ou perroquet?


Lu dans:
Jean Grenier. La Vie quotidienne. Gallimard. NRF. 1968. 256 pages.

Sagesse gitane

"Je n'ai pas encore compris comment fonctionne le monde
mais je sais très bien ce que le ciel exige de moi.
Le temps du gâchis est fini.
Maintenant, je pose la main sur tout ce qui est beau."
         A. Romanes

Le gitan-poète Romanès qui ne savait ni lire ni écrire répond-il à un siècle de distance au docteur Thibault, de Roger Martin du Gard: "Je suis terriblement esclave de ma profession, je n'ai plus jamais le temps de réfléchir. Réfléchir, ça n'est pas penser à mes malades, ni même à la médecine; réfléchir ce devrait être : méditer sur le monde. Je n'en ai pas le loisir, je croirais voler du temps à mon travail. Sous le docteur Thibault, je sens bien qu'il y a quelqu'un d'autre : moi, et ce quelqu'un-là est étouffé depuis longtemps. Depuis que j'ai passé mon premier examen, ce jour-là crac la ratière s'est refermée. Et tous mes confrères sont comme moi, qui acceptent l'exigence dévorante du travail professionnel. Nous sommes un peu comme des hommes libres qui se seraient vendus." Lignes terribles que je redécouvre la semaine passée, ayant lu  l'entièreté des Thibault avec passion il y a quarante ans, au mitan de mes études de médecine. De l'eau a coulé sous les ponts, et des patients dans ma vie, mais je crois avoir échappé à la malédiction de Roger Martin du Gard: la médecine reste la plus belle occasion de méditer sur le monde qui m'ait été donnée.
 

Lu dans:
Alexandre Romanès, Sur l’épaule de l’ange, Paris, Gallimard, 2010. 90 pages. p. 41.
Roger Martin du Gard. Les Thibault. Tome III. L'été 1914. Ed. Gallimard.  Collection Folio (n° 3938). 864 pages.

07 novembre 2017

Pets de quarks

"Trop vieux         je n’aurai plus que les vents pour me bercer
et pour m’éclairer     quelques étoiles
moi l’éternel enfant      la boue d’atomes
les chatouilles d’électrons         les pets de quarks… "
        Claude Rahir


06 novembre 2017

L'art de perdre

"Dans l'art de perdre     il n'est pas dur de passer maître,
tant de choses semblent si pleines d'envie
d'être perdues que leur perte n'est pas un désastre.

Perds chaque jour quelque chose. L'affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l'heure gâchée qui suit.
Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître.

Puis entraîne-toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d'aller. Rien là qui soit un désastre.

J'ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l'avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître.

J'ai perdu deux villes, de jolies villes.
Et, plus vastes, des royaumes que j'avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n'y eut pas là de désastre."
                Elizabeth Bishop (1911-1979)

En quelques lignes sobres un art de vivre et un chemin vers la sérénité. Ces lignes m'ont habité depuis que je les ai découvertes, par leur simplicité et l'interpellation qu'elles nous adressent: que la route est longue encore pour y parvenir.

 
Lu dans:
Alice Zeniter. L'Art de perdre. Flammarion. 2017. 510 pages. Extrait page 496

04 novembre 2017

Sagesse des chimères

"Il ne s'agit pas de savoir si un rêve est absurde ou irréalisable
        mais s'il vous aide à tenir le coup.
Il y a des chimères qui ont bâti des civilisations
et des vérités qui ont tout détruit et n'ont rien su mettre en place."
                    Romain Gary

 


03 novembre 2017

Quand la Méditerranée traversait la France

 "A l'école, Annie apprend que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris."   
                Alice Zeniter. L'Art de perdre

C'est une époque que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître, quand on pouvait traverser le Sahara en Peugeot 203 (comme le fit une de mes patientes, actuellement octogénaire) en sécurité avec son seul passeport français. Quand passer de Marseille à Alger équivalait à traverser l'embouchure de la Loire: on restait en France. Image que beaucoup crurent éternelle, y compris parmi les nombreux Algériens français qui avaient combattu pour la France, travaillaient pour elle, collaboraient avec les services publics, la considérant comme leur patrie. Vinrent les semaines où il fallut choisir son camp, parfois libres, parfois contraints par la peur, rapidement, définitivement. Sans trop savoir, un demi-siècle plus tard, lesquels firent le bon choix tant l'histoire fut compliquée. Le beau livre d'Alice Zeniter "L'Art de perdre" en fait le récit avec une sobriété et une subtilité rares, décrivant les conséquences pour un harki et sa famille d'un exil qu'ils imaginaient comme un simple déménagement dans leur pays, la France. Nominé au Goncourt, on peut espérer qu'il en soit lauréat. 


Lu dans:
Alice Zeniter. L'Art de perdre. Flammarion. 2017. 510 pages. Extrait page 76.

01 novembre 2017

Sagesse des morts

« Ce corps qui fut un rire
brûle à présent
cendres emportées par le vent jusqu’au fleuve
et l’eau les reçoit
comme les restes de larmes heureuses. »
         Tahar Ben Jelloun.

Trois jours chômés, sur les rives lumineuses du Douro, là où le Portugal prit naissance. Une douceur dans l'air bienvenue, entre Halloween, Toussaint et Jour des morts, période propice à une introspection sereine sur le fil de notre existence qui se déroule sans que nous sachions où se trouve le curseur. Endroit mythique où le fleuve se jette dans l'océan, et d'où partirent goélettes, caravelles pour ajouter un nouveau monde au monde existant. Lumière, douceur, réflexion et espoir d'un monde nouveau, l'hiver peut commencer.


Lu dans:
Tahar Ben Jelloun. La remontée des cendres suivi de Non identifiés. Edition bilingue français-arabe, trad. Kadhim Jihad. Points Poésie. 2011. 68 pages.