06 juillet 2017

Cuzco

"Dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Vladimir Jankélévitch nous exhortait à nous maintenir « en équilibre à la fine pointe de l'instant ». Jamais ailleurs que sur une paroi de montagne, au sommet d'une « fine pointe » de granit ou de calcaire, j'atteins à ce point le sentiment d'habiter pleinement le temps. Là-haut, on ne fait que passer. On ne devrait pas se trouver là, on n'y restera pas, on n'y retournera jamais. Il est déjà temps de partir alors qu'on voudrait demeurer toute sa vie au sommet et qu'il fut difficile d'y parvenir. "
                Vladimir Jankélévitch, cité par Sylvain Tesson

Moment d'émotion cet après-midi. Nous conduisons à Bruxelles National  nos enfants Laurence et Pascal, et leurs quatre petits avec six vélos, trois tentes et les bagages pour un périple de six mois en Amérique du Sud. Dans la nuit calme de mon bureau, j'entends passer les avions et imagine la petite famille en vol vers Cuzco dans la cordillère des Andes où ils atterriront demain à 3500 mètres d'altitude. Les sentiments qui nous habitent en pareil moment sont contrastés, tant peut arriver, et c'est précisément pour cela qu'ils partent. Nous les interrogions hier sur le sens de pareille aventure, le moteur intime qui motive une telle préparation, de tels renoncements, une telle cassure avec un quotidien rassurant. "Pour vivre le moment exaltant et unique où la route se déroule devant nous le matin, soleil en face, chaque matin différent durant une longue période, sans préjuger de ce que nous verrons le soir. Et pour faire découvrir ce sentiment à nos enfants. " On rejoint Jankélévitch et son exhortation à vivre en équilibre à la fine pointe de l'instant, d'habiter pleinement le temps qui nous est alloué. Nos enfants nous confrontent à nos propres trajectoires, - qu'avons-nous fait de nos vingt ans? - , à notre capacité d'encore oser vivre l'inattendu, le projet fou qui nécessiterait de quitter nos sentiers balisés. Nourri au sens du devoir, du travail quotidien à réaliser le mieux possible, je me vois soudain confronté à une existence ayant déroulé les journées éreintantes, succession de tâches à accomplir en toute conscience professionnelle et orientées vers autrui en s'oubliant soi-même. Ce modèle a vécu. Comme le glisse mon fils dans la voiture vers Zaventem, "nous sommes tous imprégnés de notre époque", et jamais autant que ces derniers mois je n'aurai ressenti cette imperceptible mais inéluctable modification des cadres. Ce que j'imaginais être le monde n'était qu'un monde, qui s'endort doucement. Bonne route les petits, et prenez soin de vous. 
 

 
Lu dans:
Sylvain Tesson. Une très légère oscillation. Equateurs. 2017. 232 pages. Extrait pp.103,104

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