28 juillet 2017

Le temps long

"Le mauvais temps, c’est trop longtemps le même temps."
         Etienne Ernoux, agriculteur

Il y a de l'Ecclesiaste là-dedans, "un temps pour naître, un temps pour mourir, un pour œuvrer, un pour se reposer." La Bible fut écrite par des gens de la terre et des champs.
Le moment paraît venu de prendre quelque temps pour lire plutôt que d'écrire, de flâner plutôt que se presser.
On se retrouve en septembre, avec bonheur.


Lu dans:
Bernard Padoan. Jamais contents de la météo, les agriculteurs? Le Soir 28 juillet 2017. page 12.

27 juillet 2017

La force du levant

"Je montais sur le mont Épomée de l'île d'Ischia la nuit pour assister à la naissance du jour. Sur le sommet, se trouve une petite terrasse de tuf creusé, un endroit pour se tenir accroupi et attendre. La première clarté fendait la nuit derrière le Vésuve, puis le soleil dépassait la bosse du volcan et éclairait la mer. Depuis lors, j'ai l'impression qu'une énergie naissante se dégage avec plus de force au levant qu'au couchant. Je m'explique cet effet par l'effort d'ascension du soleil au milieu du ciel. En descente, en revanche, l'effet est celui d'une énergie épuisée, en chute libre. Mon ami alpiniste Romano Benet a l'habitude de dire que même les pierres savent aller en descente. "
                    Erri de Luca

A longueur de temps, nous transformons le réel en un récit dont nous occupons le centre. Que le soleil se meuve autour d'une terrasse en tuf qui nous sert d'abri, qu'il ait une vigueur insoupçonnée le matin et marque de la fatigue le soir venu, que la pluie soit triste, la lune pensive et le vent capricieux piétine allégrement la plus élémentaire objectivité et la capacité de raisonnement dont on a dit qu'elle est le propre de l'homme. Sommes-nous moins humains pour autant, pas sûr. Placé dans un contexte donné, traversé par ses questions, ses craintes, ses attentes, l'homme n'a de cesse de tromper la raison avec laquelle il cohabite pour convoler avec son éternel compagnon le rêve. Et comme l'écrivait joliment Anne Dufourmantelle, "ce que peut le rêve est immense: réparer, se remémorer, prophétiser, écouter, terroriser, apaiser, libérer, dévoiler et nous permettre d'oublier." 

Lu dans:
Erri de Luca. Le plus et le moins. NRF Gallimard. Traduit de l'italien par Danièle Valin. 2013. 197 pages. Extrait p.178
Anne Dufourmantelle, théologienne, philosophe et psychanalyste est décédée la semaine passée en tentant de sauver ses enfants de la noyade. 

Un amour à l'imparfait

"Si vous n’aimez pas vos imperfections, quelqu’un les aimera pour vous."
                    Sagesse des publicitaires. Message d'accroche du site de rencontre Meetic

Mettre des années à découvrir une vérité occultée: notre imperfection est indispensable pour être aimé. On peut éprouver de l'admiration pour un homme parfait, - encore faut-il que cela se trouve ou existe - , mais comment vivre avec lui une relation amoureuse dans laquelle les manques communiquent et se complètent? Ma route a croisé un moment celle d'un couple atypique, patients fidèles que j'aimais beaucoup. Elle était bossue, il était borgne, étiqueté simplet à l'école. Ils m'ont beaucoup appris sur l'amour humain. Pour aimer quelqu'un ne faut-il pas avoir quelque chose à lui apporter, le partage équitable des manques fait les belles paires. L'occasion est belle de vous faire découvrir le chant "La beauté du geste" de Gérald Dalmas: 

Je me demande parfois à quoi je ressemble
A quoi je ressemble sans mon masque
Combien je mesure quand je suis pas à genoux
Ce que j’aurai pu faire du temps qui passe
Avant je faisais plus jeune que mon âge
Mais le passé m’a rattrapé
Maintenant je suis raccord c’est dommage
Tout cassé, tout froissé
Tout froissé

Je ne cherche plus la beauté du geste
Plus d’absolu, plus de noblesse
Je suis bien largué, je suis bien à l’ouest
T’es la seule chance qui me reste (..)
Si tu pouvais remplir un jour
Ce manque chevillé au corps que je trimballe depuis toujours

Quand j’en peux plus je m’assied sur un banc
Je regarde ces gens, ces gens qui assurent
C’est vrai qu’ils sont beaux mais c’est gênant
Ils ont les dents longues et le regard dur
Des peintures
        La beauté du geste" par Gérald De Palmas

26 juillet 2017

Comme une ombre sur un mur

"Quand viendra le printemps,
si je suis déjà mort,
les fleurs fleuriront de la même manière
et les arbres n'en seront pas moins verts qu'au printemps dernier.
La réalité n'a pas besoin de moi."
                              Fernando Pessoa 

Pessoa livre ici une vision embellie du sempiternel "nul n'est irremplaçable", que je commence parfois à considérer comme la plus stupide des sentences, niant toute responsabilité individuelle de l'humain sur la maison Terre et sur sa communauté de vie. L'absence qui succède à la vie peut se révéler présence, comme en musique ou dans un dialogue le silence intérieur laisse en nous la place pour la voix de l'autre. Nul n'est irresponsable de l'empreinte positive ou négative de son passage sur terre, si minime fut-elle. L'artiste Claudio Parmiggiani a illustré ceci dans sa Delocazione réalisée à Modène en 1970, quand il décida d'exposer dans une pièce qui servait de réserve au musée. En déplaçant les objets posés contre les murs (caisses, échelle), Parmiggiani aperçut les traces laissées par les objets qu'il manipulait. Remettant tout en place, il fit brûler des pneus dans la pièce, puis, la fumée étant dissipée, la vida: ne restaient alors sur les murs que les empreintes des objets, laissées par la fumée, traduction et recomposition active des empreintes de la poussière. Il s'agissait, selon l'artiste, d'exposer « des espaces nus, dépouillés, où la seule présence était l'absence, l'empreinte sur les murs de tout ce qui était passé là, les ombres des choses et des gens que ces lieux avaient abritées». Le temps, les lieux et les personnes que nous avons quittés survivront sans nous, mais pas à l'identique comme en témoignent les ombres sur les murs. Disparus, nous demeurons responsables de la qualité de leur survivance, d'infimes bonheurs ou d'un infini malheur. Notre vie en poussière nous prolonge sur les murs de leurs existences.   


Lu dans:
Claudio Parmiggiani, cité par Jean-Marc Besse. Habiter un monde à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages. Extrait p.126

25 juillet 2017

Assise debout

"Venez dans nos nuages    disent les oiseaux
qui prêchent pour leur chapelle
et proposent à nos pesanteurs des légèretés nouvelles.
Osez marcher sur le vent
nier les évidences
crier des insolences.
Et nous         nous allions
comme de gros oiseaux de basse-cour."
                                  André SCHMITZ  

Combien mesure-t-on quand on n'est pas à genoux? A genoux devant la vie qui passe, et un quotidien qui nous englue. Un ami cher quitte ce lundi Bruxelles pour Vezelay par BlaBlaCar, d'où il poursuit sa route pour Assise sac au dos. Quand on a déjà parcouru trois-quart de siècle, 1200 kilomètres à pied ont une saveur particulière. Modeste, il semble se justifier en suggérant qu'Il est des périodes de la vie où si on n'y prend garde on s'assoupit, et de plus en plus tôt chaque année qui passe. Notre ami emporte une liseuse: sait-on jamais en cas d'insomnie..
  

23 juillet 2017

Beau comme de l'Angelus Silesius

"De la plante je dis     "c’est une plante"
de moi je dis     "c’est moi"
et je ne dis rien de plus
qu’y a-t-il à dire de plus  ?
            Fernando Pessoa. Poèmes païens.

Pendant de longues semaines de reconstruction personnelle après une chute qui l'a cassé, Sylvain Tesson parcourt les chemins noirs de l'Hexagone, tentant de "déposer sur les choses le cristal du regard sans la gaze de l’analyse, ni le filtre des souvenirs. Jusqu’ici, j’avais appris à faire de la nature et des êtres une page où noter les impressions. Il m’était urgent à présent d’apprendre à jouir du soleil sans convoquer de Staël, du vent sans réciter Hölderlin et du vin frais sans voir Falstaff clapoter au fond du verre. Bref, à vivre comme un de ces chiens: ils goûtent la paix, langue pendante, donnant l’impression qu’ils vont avaler le ciel, la forêt ou la mer et même le soir qui tombe. Bien entendu, l’entreprise était vouée à l’échec. Un Européen ne se refait pas."

Ce regard épuré sur les choses et les gens est une invitation que l'on peut reprendre comme leçon de sagesse. Tu t'appelles comment? et tu vas où? Regarder celui qu'on croise comme on s'émerveille de la transparence de l'eau qui coule à la fontaine, sans tenter de tout percer, de tout comprendre, de cerner ce qui nous unit et nous divise pour simplement se réjouir qu'il soit là, est un art de vivre.


Lu dans:
Sylvain Tesson. Sur les chemins noirs. Éditions Gallimard. 2016. 144 pages 

22 juillet 2017

Pause


"Le soleil tapait
j’ai enlevé mon tee-shirt mes chaussures mes chaussettes
et j’ai posé sur ma tête ce chapeau ridicule de coupeur de coton
l’herbe sentait bon l’herbe
des fourmis couraient sur les dalles chaudes
j’ai attrapé un livre
et je me suis couché sur la pelouse
un bourdon s’est envolé
et l'herbe a écrit sur mon dos ."
    Thomas Vinau


Lu dans:
Thomas Vinau. Juste après la pluie. Alma éditeur.  2014 . 280 pages 

21 juillet 2017

Au pays vacances

"La saveur amère des huitres fraîches qu'on vient de tirer de l'eau
les invasions de termites au début du mois de mai
la cacophonie des grenouilles des marais en été
les grillons toute la journée        les criquets pendant la nuit
les averses éclairs de fin juillet     cinq minutes de pluie diluviennes
la guirlande des petites barques dans la baie
la minuscule constellation de leurs phares     brillant comme des lampions de Noël à l'horizon  Et l'étrange lueur verte     d'un éclat presque surnaturel     émanant des cyprès à l'heure du crépuscule."
            Tom Cooper

C'est un pays de nulle part, nommé vacances. Espace imaginaire et mythique, entre une journée à Pairi Daiza et un mois en Namibie, nos rêves n'ont pour frontière que nos moyens. On s'y reconstruit, déposant les contingences à la consigne, et François Pignon devient Robinson pour  une période de temps qu'on s'achète. Pas tous, ou pas cette année. Aujourd'hui, pas un seul des patients examinés n'avait de projet de vacances, sauf un qui emmènera les gosses demain à Bruxelles les Bains. Et on s'interroge: soit les gens n'ont pas tous les mêmes rêves, soit ces rêves sont mal répartis.


Lu dans:
Tom COOPER. Les maraudeurs. Traduit de l'anglais par Pierre Demarty. Albin Michel. 2016. 398 pages. Extrait p. 392

19 juillet 2017

Aube, aurore et crépuscule

"Où cours-tu , Aurore ?     Reste, si mince et bouleversante lueur
l'heure que je préfère 
où le monde s'apprête à être le plus pur     où l'air est le plus frais
où l'oiseau tire de son gosier     le chant le plus liquide et le plus miraculeux
où la feuille de l'arbre retombe dans la première pâleur 
couverte de la rosée que l'air mystérieusement pleure."
                        Pascal QUIGNARD

L’aurore, cette lueur fugace, brillante et rosée qui annonce le lever du soleil, court intervalle durant lequel le jour semble se ramasser comme un chat juste avant qu'il saute. Comme si toute notre vie se jouait dans les interstices, se chargeant d'une densité particulière  entre le jour et la nuit, entre deux saisons, entre deux anniversaires, entre deux phases de l'existence. Le temps se suspend, on retient son souffle, présumant qu'un instant plus tard on sera dans tout autre chose, d'inconnu mais qu'on aspire à découvrir.  L'aurore succède à l'aube,  première lueur du soleil qui blanchit l’horizon et annonce qu'aucune nuit n'est sans fin. Son frère jumeau le crépuscule rappelle discrètement qu'aucune vie n'est sans fin.  

Lu dans :
Pascal QUIGNARD. Une journée de bonheur.  Arléa poche. 2017. 142 pages

Saveurs du jour

"Souvent j’ai l’impression d’être un sachet de thé dans l’eau tiède du monde
mais parfois me rattrape
la sensation violente d’être une goutte d’eau saturée de saveurs dans une boîte de thé."
            Thomas Vineau


Lu dans:
Thomas Vinau. Juste après la pluie. Alma Editeur. 2014. 282 pages.

18 juillet 2017

Le prix de l'usure

"Victor, descendant des Cosaques de l'Oural, à qui nous louons un side-car Oural  et signalons que le réservoir fuit et que manquent les freins, explique d'une voix très douce: «Chaque moto a sa vie propre ... »
            Sylvain Tesson

Il faudrait entamer les études de médecine par un stage de mécanique moto. J'ai relu hier quelques passages du mécanicien philosophe Matthew Crawford et son éloge du carburateur, qui m'a initié à une approche anthropomorphique de ma vieille moto Honda les jours où elle rechigne à la tâche. Comme la moto, chaque humain a sa vie propre, justifiant tant de misères apparues au fil du temps et qui ne relèvent guère d'un atavisme familial ou d'une hérédité faible. Chaque journée, avec son stress, sa fatigue, ses addictions, ses petits traumatismes crée l'usure de l'ensemble et prépare les points de ruptures futurs. Il semble vain de s'en lamenter, mieux vaut le considérer comme le prix payé pour vivre. 
 

Lu dans:
Sylvain Tesson. Géographie de l'instant. Pocket.15645. Editions des Equateurs. 407 pages.  Extrait p.71
Matthew B. Crawford. Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. La Découverte. 2009. 250 pages.

16 juillet 2017

Rayon passeur

"Entre le mur et le volet
l’immensité         d'un rayon."
        Thomas Vinau.

On imagine, allongé contre ce mur, un désespéré guettant le volet clos dans l'obscurité. Et soudain l'inattendu rayon de soleil, dans lequel se réverbère la poussière du quotidien, soucis, peurs, découragement, douleur. Cette poussière danse, et l'obscur recule, rien n'a changé mais tout est différent. N'être que ce fugace rayon de lumière me satisfait pleinement, les jours où mon intelligence peine à donner du sens à mon passage sur terre. Surgit un souvenir ancien: une patiente émaciée revint un jour chez elle après une pénible hospitalisation, entre mort et vie. Une orchidée dont la tige s'était brisée avait miraculeusement survécu grâce à un minuscule cordon non-rompu par lequel la sève était passée. La vie regorge de symboles qui nous portent.  Comme me l'écrit un ami cher ce matin
"le vide fait le plein,
l'ombre, la lumière,
le désespoir attend l'amour..."

Lu dans:
Thomas Vinau. Juste après la pluie. Alma Editeur. 2014. 282 pages.

Sagesse du Dombass

 "Que sais-tu du soleil si tu n'as pas été à la mine?"
            Sagesse d'un mineur du Dombass.



Lu dans :
Sylvain Tesson. Une très légère oscillation. Equateurs. 2017. 232 pages. Extrait p.30

14 juillet 2017

Sagesse de Liu Xiabo

"Même si je suis réduit en poudre, j’utiliserai mes cendres pour t’étreindre".
            Liu Xiaobo

Mort en détention, Liu Xiaobo (prix Nobel de la Paix 2010) n'aura pas eu l'occasion d'étreindre son épouse la poétesse Liu Xia une dernière fois, elle-même gardée en résidence surveillée à Pékin depuis le lendemain de l'arrestation de son mari. Victime de délit d'opinion, il écrit n'avoir "ni ennemis ni haine" dans un texte lu lors de la cérémonie du Nobel.


Lu dans:
Véronique Kiesel. Lio Xiabo, esprit libre, mort détenu. Le Soir 14 juillet 2017. Extrait p.9

11 juillet 2017

Belzec

"  Maman, pourtant j'étais sage !
                    Noir ! Noir ! "
                               Paroles d'un enfant enfermé dans la chambre à gaz de Belzec en 1942, selon le témoignage de Rudolf Reder, seul prisonnier survivant.

Il m'arrive d'imaginer ce que deviendront ces gosses de partout examinés en consultation. Ce soir j'essaie de deviner à qui aurait pu ressembler cet enfant gazé en 1942, mort étonné.


       
Lu dans:
Rudolf Reder. "Belzec ". 1946.​ Repris par Jerzy Ficowski Déchiffrer les cendres, poèmes, traduits du polonais par Jacques Burko, Postface Anne Kamienska, suivi de Photographies des lieux, par Marc Sagnol. Éditions Est Ouest internationales, 2005.

Que la vague m'emporte

"Je suis né sous de bons auspices. Ma mère la Lune pour sa lumière, mon père le Soleil pour sa chaleur, et la Terre pour son jardin immense."
                    Visages, villages. Sagesse du vieil ermite poète

On a apprécié le dernier film d'Agnès Varda, fruit de l'amitié entre une très vieille grande dame et un street-artist de cinquante ans son cadet. On s'est laissé surprendre par ces visages de rencontre à-travers la France profonde, par le déroulé des photos géantes d'inconnus sur les endroits les plus improbables, femmes de dockers en immensément haut sur les containers du Havre, pieds dodus de la réalisatrice sur les wagons citernes sillonnant l'hexagone, femme de mineur sur la dernière maison occupée d'un coron du Nord. Collages éphémères, que la marée emporte comme Guy Bourdin dont la position du corps épouse les formes d’un blockhaus comme dans un berceau, photo disparue à l'aube dans les vagues de la mer du Nord. "Nous disparaîtrons tous, et même nos photos peu de temps après nous. Mais quel beau moment!" 
Que retenir encore, si ce n'est la fierté de ce vieux marginal vivant au fond d’une campagne perdue et qui s’est construit avec des matériaux de récupération une demeure onirique à la croisée de la terre et du ciel, pleine de couleurs joyeuses et de sons cristallins. Il vit du minimex, n'a que cinq dents, mais "trouve qu'il s'en sort bien". On a le confort qu'on se construit dans la tête et d'aucuns vivent la vie de palace dans un salon récupéré à la décharge. Villageois du Sud, dockers du Havre, ouvriers, paysans, postiers ont ainsi les honneurs de la transfiguration ludique et artistique, un surréalisme réjouissant irriguant ce film interpellant qui nous laisse ce goût subtil qu'a le bonheur quand il est simple.


Lu dans:
Agnès Varda et JR. Visages, villages. France 2016. Musique : Matthieu Chedid. 2017.

09 juillet 2017

Tout doucement sans penser à demain

"Dis, quand tu seras bien vieux, bien lisse, peut-être enfin sage
te souviendras-tu parfois de nous    de ce que signifiait vivre dangereusement
de consumer nos vies         comme brûle un encens
de languir aux jours lointains     qu'on ne pourra atteindre
de bénir chaque jour l'instant présent        le merveilleux présent
et de moi te savourant toi        tout toi    rien que toi    
Imagines-tu que je pourrais te quitter ainsi     sans un adieu
sans lever nos verres
à toutes ces choses que tu dis perdues
et dont je ferais partie     je ne peux le croire.  "
            adapté de Lost on You      

Texte âpre, superbement interprété en duo par deux sœurs qu'on a connue bébés, calées en équilibre précaire sur le toit de leur maison, d'une spontanéité et d'une fraîcheur appréciées par les temps qui courent. Le clip officiel de la chanson, à l'esthétisme léché, d'un érotisme triste véritable vaccin contre l'amour, en deviendrait pâle.


Lu dans:
Laura Pergolizzi. Lost on you. Interprétation LP (2016).

Découvrir:
https://www.facebook.com/BlacMed/videos/459716207695562/ 
https://www.youtube.com/watch?v=hn3wJ1_1Zsg

07 juillet 2017

Goupil en disgrâce

"En floréal de l’an II [de la Révolution française], un perroquet fut même condamné à la guillotine pour s’être obstiné à chanter « Vive le Roi ! »
                Chronique révolutionnaire  

Si on ne tranche plus aujourd'hui les perroquets politiquement incorrects, l'élimination des "malfaisants et nuisibles" demeure la règle. Gaffe à ne pas figurer soi-même un jour dans la liste des insectes rongeurs et piqueurs à la mine douteuse, de l'innocente souris disputant sa croûte de fromage à l'homme, de ces innombrables "animaux prédateurs nuisibles à la chasse", du renard qui mange les poules que vous engraissez pour les cuire au pot. La malfaisance ne serait-elle qu'un partage inégal d'un territoire au mauvais endroit, au mauvais moment? Un prédateur grugé est impitoyable pour celui qui le vole.

Lu dans:
William Bourton. Quand les animaux passaient en procès. Le Soir 7 juillet 17. Extrait p.18

Road movie

"Hamlet descendant
à moto
une route obscure
porte un blouson
cuir noir et bottes
il n'a nulle part
où aller
et va rouler
toute la nuit."
      Richard Brautigan

Faute de destination il va errer toute la nuit sur Internet. Hier il a eu quarante ans, est-ce un hasard si l'expression "mise en quarantaine" signifie isolement? A une autre époque, il aurait pris un bateau avec de vrais voyageurs qui allaient loin, ou qui partaient sac au dos sur la route en terre, puis envoyaient de l'argent de là-bas, pas des cartes postales. Bien peu revenaient, mais c'était la vraie vie. Sa vie à lui, d'aujourd'hui, l'ennuie, sa femme l'ennuie, son boulot aussi. Il dit que son existence s'écoule dans le sable, et que le sable reste sec: il vit à l'oeil. S'il était un road movie, ce serait le ring de Charleroi parcouru durant des heures en tournant en rond, n'arrêtant que pour l'essence. Parfois la vie est trop grande pour ceux qui n'ont pas de mode d'emploi. 

Lu dans:
Richard Brautigan. Il pleut en amour. 1997.  Journal japonais. 2003. Le Castor astral. Collections Points 2003. 400 pages. Extrait pp. 30-31
Trad. de : Hamlet on a motorcycle / coming down a dark road. He is wearing / a black leather jacket and boots. / l have nowhere to go. / l will ride all night. /

06 juillet 2017

Cuzco

"Dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Vladimir Jankélévitch nous exhortait à nous maintenir « en équilibre à la fine pointe de l'instant ». Jamais ailleurs que sur une paroi de montagne, au sommet d'une « fine pointe » de granit ou de calcaire, j'atteins à ce point le sentiment d'habiter pleinement le temps. Là-haut, on ne fait que passer. On ne devrait pas se trouver là, on n'y restera pas, on n'y retournera jamais. Il est déjà temps de partir alors qu'on voudrait demeurer toute sa vie au sommet et qu'il fut difficile d'y parvenir. "
                Vladimir Jankélévitch, cité par Sylvain Tesson

Moment d'émotion cet après-midi. Nous conduisons à Bruxelles National  nos enfants Laurence et Pascal, et leurs quatre petits avec six vélos, trois tentes et les bagages pour un périple de six mois en Amérique du Sud. Dans la nuit calme de mon bureau, j'entends passer les avions et imagine la petite famille en vol vers Cuzco dans la cordillère des Andes où ils atterriront demain à 3500 mètres d'altitude. Les sentiments qui nous habitent en pareil moment sont contrastés, tant peut arriver, et c'est précisément pour cela qu'ils partent. Nous les interrogions hier sur le sens de pareille aventure, le moteur intime qui motive une telle préparation, de tels renoncements, une telle cassure avec un quotidien rassurant. "Pour vivre le moment exaltant et unique où la route se déroule devant nous le matin, soleil en face, chaque matin différent durant une longue période, sans préjuger de ce que nous verrons le soir. Et pour faire découvrir ce sentiment à nos enfants. " On rejoint Jankélévitch et son exhortation à vivre en équilibre à la fine pointe de l'instant, d'habiter pleinement le temps qui nous est alloué. Nos enfants nous confrontent à nos propres trajectoires, - qu'avons-nous fait de nos vingt ans? - , à notre capacité d'encore oser vivre l'inattendu, le projet fou qui nécessiterait de quitter nos sentiers balisés. Nourri au sens du devoir, du travail quotidien à réaliser le mieux possible, je me vois soudain confronté à une existence ayant déroulé les journées éreintantes, succession de tâches à accomplir en toute conscience professionnelle et orientées vers autrui en s'oubliant soi-même. Ce modèle a vécu. Comme le glisse mon fils dans la voiture vers Zaventem, "nous sommes tous imprégnés de notre époque", et jamais autant que ces derniers mois je n'aurai ressenti cette imperceptible mais inéluctable modification des cadres. Ce que j'imaginais être le monde n'était qu'un monde, qui s'endort doucement. Bonne route les petits, et prenez soin de vous. 
 

 
Lu dans:
Sylvain Tesson. Une très légère oscillation. Equateurs. 2017. 232 pages. Extrait pp.103,104

05 juillet 2017

Skotzel

 "Une vieille légende yiddish raconte avec esprit qu’un jour les femmes, fatiguées des injustices dont elles étaient victimes et en quête d’émancipation, décidèrent d’envoyer l’une d’entre elles plaider leur cause auprès de l’Eternel. Elles choisirent la plus érudite et la plus éloquente de toutes les femmes, une dénommée Skotzel, et lui demandèrent d’être leur avocate auprès du Tout-Puissant. Puis elles grimpèrent sur les épaules l’une de l’autre et placèrent Skotzel tout en haut de cette pyramide humaine pour tenter d’atteindre le ciel. Malheureusement, au bas de l’édifice, l’une d’entre elles trébucha et entraîna toutes les femmes dans sa chute. Une fois relevées, elles découvrirent avec stupeur que Skotzel avait disparu."
           Sagesse yiddish

La légende est belle. Nos qualités n'ont de sens qu'en lien avec celles de nos semblables, fussent-ils les plus faibles. Simone Veil, qui  fut tout à la fois la plus érudite et la plus éloquente, était aussi le symbole de la plus faible, tout au bas de la pyramide humaine. Elle sera inhumée ce jour au cimetière de Montparnasse auprès de son époux, simple humaine rejoignant la terre nourricière. En yiddish, un homme exemplaire, capable de guider et d’inspirer sa génération, est appelé un mensch. On ne connaît pas le féminin de ce terme. Mais comme l'écrit joliment Delphine Horvilleur, on peut aujourd'hui deviner à qui il ressemble.


Lu dans:
Delphine Horvilleur. Simone Veil, notre mensch. Le Monde 5 juillet 2017.  D. Horvilleur est rabbin au sein du Mouvement juif libéral de France.

04 juillet 2017

"Quelques gouttes de rosée sur une toile d'araignée, et voilà une rivière de diamants. Le soleil paraît, et tout sombre."
        Jules Renard. Journal

03 juillet 2017

Projets désespérément rêvés

"VLADIMIR : Alors, on y va ?
ESTRAGON : Allons-y.
(Ils ne bougent pas.)
RIDEAU ."
        Samuel Beckett. En attendant Godot.

Dans l'attente de vivre, la vie passe. Comme cet homme presque vieux, seul dans une roulotte après l'incendie de sa maison, qui a commandé des bottes. Elles tardent à arriver. En attendant, il se promène avec deux bottes de pied gauche. Se pourrait-il que l'espérance soit l'autre mot pour la résignation?



 
Lu dans:
Samuel Beckett. En attendant Godot. Les Editions de Minuit. 1952. 132 pages. Extrait p. 75
Henning Mankell. Les bottes suédoises. Le Seuil. Points. 2017. 384 pages. Extrait p. 200

01 juillet 2017

La patte manquante

"Un petit chien boitait tantôt sur un trottoir du boulevard Saint-Germain. Il lui manquait une patte arrière et c'était grande pitié de le voir sautiller derrière ses maîtres. Il avançait courageusement. Soudain, un groupe de gens s'arrête et regarde le chien. Ils sont trois ou quatre à rigoler affreusement. Ils pointent la bête du doigt, ils se moquent, prennent des photos. Je les aurais jetés."
            Sylvain Tesson

Il nous manque à tous une patte, mais pas toujours la même. Pour les uns visible, pour les autres non, c'est mieux car pas vu pas moqué. Une consultation médicale est un catalogue de manques: trop gros, trop maigres, trop lents, trop agités, du gras où il ne faut pas, du tordu dans la colonne, du tordu dans la tête, trop de sommeil, trop peu de sommeil, des plis dans la peau, des taches dans la figure, de l'eau dans les jambes, de l'eau dans les poumons, toujours soif, pas assez soif, toujours faim, jamais faim. On traîne tous la peur de devenir un jour le petit chien moqué du boulevard Saint Germain. 
 

Lu dans :
Sylvain Tesson. Une très légère oscillation. Equateurs. 2017. 232 pages. Extrait p.106