30 avril 2017

La somme des autres


"L'un des problèmes qui m'inquiétait profondément en prison, concernait la fausse image que j'avais sans le vouloir projetée dans le monde; on me considérait comme un saint. Je ne l'ai jamais été, même si l'on se réfère à la définition terre à terre selon laquelle un saint est un pécheur qui essaie de s'améliorer ."
            Nelson Mandela


Qui sommes-nous? La somme des innombrables réflexions, rencontres, petits bonheurs, désenchantements jalonnant les 30.000 jours d'une existence? Un événement fondateur qui résume tous les autres, les annonce ou les conclut? Le récit que nous nous faisons et délivrons de notre existence? Le récit que d'autres en font, enjolivé ou destructeur pour de bonnes et moins bonnes raisons? Victor Hugo et Louis Pasteur devinrent des icônes de leur vivant afin de servir l'image d'une France en quête de reconnaissance littéraire et scientifique internationale. Dans un récent roman de Jan Kjærstad, son héros Jonas Wergeland devenu amnésique se reconstruit une identité au départ du récit de sa vie antérieure délivré par ses multiples interlocuteurs. Amant merveilleux il se serait enrichi à chaque aventure des qualités de ses multiples compagnes: de l'une il a acquis la beauté, de l'autre la souplesse, d'une troisième la détermination. Il devient ainsi une création merveilleuse... dont rien ne lui est propre. Ne serions-nous en définitive que la somme d'innombrables vérités et d'autant de petits mensonges? Pas nécessairement, si la chance nous est donnée de croiser des interlocuteurs dans le regard desquels nous nous découvrons tels qu'en nous-mêmes, sans apprêts ni masques ni costumes. Il faut cultiver ces rencontres rares et précieuses.


Lu dans:
Nelson Mandela. Conversations avec moi-même. Lettres de prison, notes et carnets intimes. Editions de la Martinière. 2010. 512 pages.
Jan Kjærstad. Le séducteur.  Éd Monsieur Toussaint Louverture. 2017. 640 pages.

29 avril 2017

Age and Aging

"Ne craignez pas votre âge, ce n'est qu'un chiffre, ni ami ni ennemi, une simple mesure de notre finitude, du genre: "bonne nouvelle, votre compte a été crédité de 30.000 jours!".  Chaque saison de la vie nous ajoute un peu de force, beaucoup de savoirs et une certaine sagesse. La force, certes, diminue avec les années, remplacée par la technique. Mais - comme un capital dont on jouit - vous aurez pris de la joie à la dépenser sans compter en soulevant vos enfants, les pierres qui font votre maison, à courir, nager, danser et escalader les montagnes. Les années ne doivent pas être redoutées, c'est du vent qui souffle, c'est de l'eau qui coule, c'est de la vie qu'on savoure au jour le jour. L'âge est une mesure objective, vieillir est subjectif. Le premier se mesure au calendrier, le second à notre volonté et à notre capacité de dépasser notre simple être physique. Vieillir c'est s'enrichir en vie intérieure. "
    Librement inspiré par un poème de Myron F. Weiner, Age and Aging

Ses nombreux enfants et [arrière]petits-enfants se réunissent aujourd'hui pour fêter leur Papito, largement octogénaire et plus jeune d'esprit que jamais. Il est un exemple et ce texte lui est affectueusement dédicacé.



Age, a mere number,
is neither enemy
nor friend.
Aging
Stirs us from primordium
Though maturation
To our universal fate.
Age measures our finitude
Aging, our fortitude.
Adding strength when young
Stripping when old
Of sensibilities
Of strength
Leaving only lassitude.
The years are not to be feared,
Rather, our decrepitude.
Age is objective
Aging, subjective.
Age is measured by the calendar
Aging by our strength of will
And our ability to look beyond our physical being…
            Age and Aging. Myron F. Weiner, M.D.. Dallas, Texas  

Lu dans:
 Age and Aging. Myron F. Weiner, M.D.. Dallas, Texas. Hektoen International Spring 2017 Issue. 

27 avril 2017

Avec le pied

  "Dire merci avec le pied, l’expression amuse parce que c’est du cœur qu’est supposée s’exprimer la reconnaissance, et aussi parce que si le visage ou les mains sont les vecteurs naturels des interactions humaines brèves, les pieds sont rarement employés."
                R. Shankland

Les motards me comprendront: entre eux, la communication passe par le pied. Sur deux roues avec casque, il est inutile d'exprimer quoi que ce soit avec le visage, et dangereux avec les mains. D'où la persistance de ce petit signe de reconnaissance, ou de complicité, que se font les motards lorsqu'ils se croisent ou se dépassent, étendant la jambe plutôt que le bras. Je mis quelques jours à en comprendre le code, discret signe de connivence comme cela se pratiquait entre chauffeurs au temps des premières automobiles sur les routes campagnardes. Le jour où les motocyclistes l'abandonneront signera la fin d'une époque. 


Lu dans:
Rébecca Shankland. Les pouvoirs de la gratitude.  Éditions Odile Jacob. 2016. 169 pages. Extrait pp. 20-21.

La gratitude

 «  La gratitude est un second plaisir, qui en prolonge un premier: comme un écho de joie à la joie éprouvée, comme un bonheur en plus pour un plus de bonheur.  »
            André Comte-Sponville

Il dépose sur le bureau ce que sa terre natale produit de meilleur, une fiole d'huile d'olive, quelques grammes de truffe et son sourire. Il donne un visage à la gratitude, ce "mélange subtil de surprise, de joie, d’émerveillement, de connexion nous faisant prendre conscience que les êtres humains peuvent être une source de bien-être les uns pour les autres (Rebecca Shankland)". Je partage son émotion, procurée par une générosité non-intentionnelle et désintéressée: la gratitude n'est pas un plaisir solitaire, et encore moins une rémunération, mais se range parmi les bienfaits d'un quotidien partagé, transformant nos lieux de vie en enclaves paisibles et complices. En une fraction de seconde jaillit une étincelle de plénitude comme face à un paysage infini, un repas savoureux, un vin d'exception, la reconnaissance de vivre un instant unique. Elle est "ce qui nous permet de reconnaître au mieux la part de l’autre dans notre bonheur, la part de ce qui nous transcende aussi. Développer la gratitude constitue donc un moyen efficace d’aiguiser notre attention à mieux percevoir les intentions, gestes et égards dont nous sommes si souvent bénéficiaires au cours d’une journée, mais que nous oublions en général presque aussitôt (Ibid)."  Que nous souhaiter de plus? 

Lu dans:
Rébecca Shankland. Les pouvoirs de la gratitude.  Éditions Odile Jacob. 2016. 169 pages. Extrait pp. 20-21.
André Comte-Sponville. Petit traité des grandes vertus. Presses Universitaires de France. Collection : Perspectives critiques. 1995. 391 pages. 

26 avril 2017

Là où s'estompent les frontières

"Tandis que je monte à quatre pattes le long des pistes qui conduisent au sommet, les lignes vers le haut se réduisent à un petit bouquet, jusqu'à converger en un seul point. Escalader une montagne, c'est atteindre le terme où le sol cesse face au ciel. Pas de grillages, de barbelés ni de clôtures pour surveiller la frontière, l'air suffit." 
                Erri de Luca.

Ainsi, deux positions s'affronteraient désormais sur la belle terre de France: monde ouvert, monde fermé. Comme l'écrit joliment Guy Duplat dans sa présentation du dernier bouquin d'Eric Orsenna, "quand on entend Marine Le Pen ou Trump décréter le retour des frontières, les moustiques doivent rire sous cape." 

  
Lu dans:
Erri de Luca. Le plus et le moins. NRF Gallimard. Traduit de l'italien par Danièle Valin. 2013. 197 pages. Extrait p.165.
Eric Orsenna avec Isabelle de Saint Aubin. Géopolitique du moustique. Petit précis de mondialisation IV. Fayard. 2017. 280 pages. 

25 avril 2017

Silence apparent

«Quand on appuie sur le bouton PAUSE d'une machine, elle s'éteint. Sur celui d'un être humain, il s'allume. Il se met à réfléchir, à reconsidérer ses hypothèses, à envisager d'autres solutions. Surtout, il renoue avec ses convictions les plus profondes. Alors, il peut explorer de meilleures pistes. »
            D. Seidman
 
 

Lu dans:
Thomas Friedman.  Merci d'être en retard. 2017. Trad. Pascale-marie Deschamps. Ed Saint Simon. 400 pages. Extrait p.145

24 avril 2017

Beaucoup d'appelés, peu d'élus

«Il y aura un berger à l’Elysée»
                Jean Lasalle (candidat au 1er tour de l'élection présidentielle en France)
Tous les rêves ne sont pas suivis d'effet, même si le berger a fait un score fort honorable.  Son accent du terroir nous manquera.



21 avril 2017

рыбный суп

« Il est plus facile de transformer un aquarium en soupe de poissons que l'inverse »
             Proverbe russe
 

 
Lu dans:
Thomas Friedman.  Merci d'être en retard. 2017. Trad. Pascale-Marie Deschamps. Ed Saint Simon. 400 pages. Extrait p.257

19 avril 2017

La Sybille de Cumes

« L’expérience de l’éternité, n’a rien à voir avec la perpétuation indéfinie de l’existence, mais consiste dans l’éclat miraculeux de chaque instant. "
        Spinoza. L’Éthique.

La doyenne de l'humanité est morte samedi à l'âge de 117 ans. Je n'ose évoquer avec Elise (90 ans) l'éventualité d'affronter 27 années supplémentaires, elle qui supplie le ciel chaque jour qu'on la délivre de l'ennui de vivre. Connaissez-vous la Sybille de Cumes? "Nous voulons l’éternel. Vous connaissez l’histoire de la Sybille de Cumes, aimée d’Apollon, qui avait reçu du dieu, en hommage pour sa beauté, le don d’immortalité. La mort lui fut donc épargnée, mais comme elle avait oublié de demander aussi une perpétuelle jeunesse, elle vieillit indéfiniment, ce qui est une assez bonne définition de l’enfer. Desséchée et rabougrie par le poids des siècles, elle devint progressivement insecte, une cigale qu’on conservait pieusement dans une cage, dans le temple d’Apollon que les hommes avaient édifié à Cumes, en mémoire de l’étreinte divine. On raconte que les enfants demandaient à la Sybille : « Cigale, que veux-tu ? » ; « je veux mourir, je veux mourir », répondait obstinément l’insecte. Les modernes voient plus loin encore : ils soupçonnent que la jeunesse inaltérable – tous en rêvent pourtant – ne suffirait pas même à les sauver. N’y a-t-il pas, lové dans le secret du temps, au creux de son écoulement, un insurmontable ennui qui viendrait à bout, avec le Temps, de notre désir de vivre ? Combien de siècles pour que l’emporte la lassitude ? Je vous laisse en estimer le nombre… Viendrait bientôt le temps où, fatigués de vivre, nous souhaiterions, avec la Sibylle, nous endormir pour toujours. Non ! Ce n’est pas l’immortel, cette prolongation absurde d’un temps qui n’en finirait pas, que nous désirons ; c’est l’éternel, qui nous affranchit de la servitude du Temps et nous transporte dans la béatitude d’un perpétuel présent."


Lu dans:
Raphaël Enthoven, Jacques Darriulat. Vermeer : Le jour et l'heure. Fayard. 2017. 304 pages.

Sagesse d'Eluard

"La nuit n’est jamais complète
Il y a toujours, puisque je le dis
Puisque je l’affirme
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte
Une fenêtre éclairée
Il y a toujours un rêve qui veille,
Désir à combler, faim à satisfaire,
Un cœur généreux
Une main tendue, une main ouverte,
Des yeux attentifs
Une vie,
La vie
A se partager.

oh non, la nuit n'est jamais complète!
Oh oui, il y a toujours...
Toujours l'espoir qui tinte au vent
Toujours la vie qui fait la nique au temps
Toujours des yeux qui nous apprennent à voir
Toujours demain pour racheter ce soir!

oh non! la nuit n'est jamais complète!
avec cette infime étoile accrochée
tout au bord des nuits ébréchées
pour encore nous surprendre
pour qu'on la guette
pour qu'on surprenne sa silhouette
et redevienne tendre
et beau
et riche
et prêt à tendre encore ses mains
ses yeux
son cœur amoureux
à partager sans fin."
        Paul Eluard.

Lu dans:
Paul Eluard. Et un sourire. Le Phénix. 1951.

18 avril 2017

Les pépites du quotidien

"Ces égouttements de soleil constellent la vision de Vermeer, par exemple sur la croûte du pain, dans le panier sur la table de La Laitière, ou bien encore sur la Vue de Delft, parsemés sur les coques des navires amarrés l’un à l’autre. L’association de la pierre ruisselante de soleil et du ciel sans nuage, de l’azur et de l’or, est caractéristique de l’art de Vermeer."
        Raphaël Enthoven, Jacques Darriulat

Une jeune fille rêve près de la fenêtre. Le jour entre à flots, caresse les surfaces, épouse les reliefs et dore son visage. Le monde est beau, encore faut-il ouvrir les yeux, fût-ce en réinventant  une réalité qui puisse nous enchanter. Je crois que c'est Denis Grozdanovitch qui décrit son émerveillement devant le plus bel oiseau-mouche qu'il ait jamais rencontré, tapi contre un caniveau dans une flaque de soleil. S'en approchant, il reconnaît un paquet froissé de Gitanes bleues, qu'importe: le souvenir d'une étincelle de beauté reste une grâce.


Lu dans :
Raphaël Enthoven, Jacques Darriulat. Vermeer : Le jour et l'heure. Fayard. 2017. 304 pages.  

15 avril 2017

Sagesse de Pâques des enfants du Hasard

"Le rêve de l’enfant, c’est la Paix,
Le rêve de la mère, c’est la Paix,
Des mots d’amour sous les arbres…
C’est la Paix…

Le père qui rentre le soir un long sourire dans les yeux
Dans ses mains un panier rempli de fruits
Et sur son front des gouttes de sueur qui ressemblent
Aux gouttes d’eau gelées de la cruche posée sur la fenêtre…
C’est la Paix….

Quand se referment les cicatrices sur le visage blessé du monde
Et que dans les cratères creusés, on plante des arbres;
Quand, dans les cœurs carbonisés par la fournaise,
L’espoir fait ressurgir les premiers bourgeons
Et que les morts peuvent enfin se coucher sur le côté
Et dormir sans aucune plainte, assurés que leur sang
N’a pas coulé en vain…
C’est la Paix….

La Paix, c’est la bonne odeur des repas,
Le soir quand l’arrêt d’une voiture sur la route
Ne provoque aucune peur,
Et que celui qui frappe à la porte, ne peut être qu’un ami
Et qu’à n’importe quelle heure, la fenêtre ne peut s’ouvrir
Que sur le ciel et laissant nos yeux refléter comme une fête
Des cloches lointaines de ses couleurs…
C’est la Paix….

Quand les prisons deviennent des bibliothèques
Et que de porte en porte, une chanson s’en va dans la nuit…
Quand la lune du printemps sort des nuages semblables
A l’ouvrier qui le samedi soir sort fraîchement rasé
De chez le coiffeur du quartier…
C’est la Paix…

La Paix, ce sont des meules rayonnantes dans les champs de l’été
C’est l’alphabet de la beauté sur les genoux de l’aube.
Quand tu dis, mon frère, demain, nous construirons,
Quand nous construisons et que nous chantons…
C’est la Paix…

Quand la nuit ne prend que peu de place dans le cœur
Et que les cheminées nous montrent du doigt le chemin du bonheur,
Quand le poète et le prolétaire peuvent à égalité
Respirer le parfum du grand œillet du crépuscule…
C’est la Paix…

Mes frères, c’est dans la Paix que nous respirons à pleins poumons
L’univers entier avec tous ses rêves…
Mes frères, mes sœurs, donnez-vous  la main…
C’est cela la Paix."
            Yánnis Rítsos (poète grec, 1909-1990)


En cette veille de Pâques 2017, encore sous l'émotion du superbe film "Les enfants du Hasard" de Thierry Michel et Pascal Colson, découvert cet après-midi  au Vendôme, que vous partager qui puisse prolonger le récit de ces 8 élèves musulmans, issus de l’immigration turque en fin d'enseignement primaire à Cheratte? A part Lucas, la plupart sont des petits-enfants de mineurs ayant travaillé dans le charbonnage du Hasard, situé juste en face de leur école. Durant un an, ils ont été accompagnés et se sont ouverts avec leurs mots à eux sur leurs rêves, leurs doutes et leurs craintes. Le 22 mars 2016, c'était aussi le jour des attentats à Bruxelles. Les enfants ont pu s'exprimer à chaud sur ces pénibles événements. "Le bonheur après tout cela? Me trouver à table avec ma famille et entendre à nouveau leurs rires." Les années ont développé chez moi une sensibilité extrême aux problématiques de l'intégration de seconde et troisième génération, ainsi qu'aux discours clivants nés du 11 septembre et des haines que cette désolation a suscitées. Ce film qui constitue un merveilleux hommage à l'école a prolongé mes consultations quotidiennes, laissant sourdre des larmes de bonheur à certains moments. Le beau texte de Yánnis Rítsos m'est apparu comme la meilleure prolongation qui soit de cette émotion, et un bon résumé de ce qu'on vous souhaite pour cette fête de Pâques 2017.  
  

Je vous souhaite une bonne fête de Pâques.
     
Vu dans:
Les enfants du Hasard. Thierry Michel et Pascal Colson. Les films de la Passerelle.  A noter la soirée spéciale lundi 24 avril 2017 à 19h30 au cinéma Vendôme "L’école joue-t-elle encore son rôle d’ascenseur social ?" avec Bernard DE VOS, Pierre SMETS, Henry LANDROIT et Michèle MASIL.

Du lourd

" A force de faire des miniatures, on finit par faire une fresque "
            Patrick Rambaud
 
Ubu inaugure GBU-4/B3, "la mère de toutes les bombes" pour débusquer des djihadistes des trois tunnels où ils se terrent. Curieuse idée d'associer le mot "mère" à pareil monstre. Au même moment, un ami penché sur ses figurines en étain utilise un pinceau à un seul poil pour y peindre des yeux et un coquelicot à la boutonnière. On détruit avec du lourd, on crée avec du minuscule. L'issue est incertaine, mais j'ai choisi. 

14 avril 2017

Petite philosophie gravée sur un banc

"J'existe."
    Sagesse des bancs publics

Au centre de Bruxelles survit un espace de cloche, de camelots, de petits commerces et restos d'ambiance,  de vieilles façades Art Nouveau que j'apprécie par-dessus tout. On y bouquine, on y croise une planète de personnages étranges et il y reste de la place pour rêver. Sur un banc, gravée au canif, cette inscription étrange: "J'existe". Me reviennent comme un cri ces quelques mots lus je ne sais plus où, ni quand : "Si je ne suis moi, qui le sera?"  C'est le bon moment et le bon endroit pour relire Henning Mankel à voix basse, pour soi seul, assis au soleil sur le banc gravé en rêvassant un court moment au sens des choses.

"Alors que je me tiens debout là, dans le froid, à regarder les affiches, je vis l'un des instants décisifs de mon existence, un instant qui la marquera à tout jamais. Je m'en souviens avec une acuité presque surnaturelle. Soudain, je suis assailli par une idée totalement neuve. Une idée inouïe. C'est comme une décharge électrique qui me traverse. Les mots se forment tout seuls dans ma tête: « Je suis moi et personne d'autre. » C'est à ce moment précis que j'acquiers mon identité. Jusqu'à cet instant, mes pensées et réflexions étaient à peu près celles qu'on peut attendre de la part d'un garçon de mon âge. À présent, voilà qu'un état tout différent prend le relais. L'identité suppose un état de conscience. Je suis moi et personne d'autre. Je ne peux échanger ma place avec personne. La vie devient une question sérieuse. J'ignore combien de temps je suis resté figé sur le trottoir, dans l'obscurité, en présence de cette découverte bouleversante. Je me souviens juste que je suis arrivé en retard à l'école."


 

Lu dans:
Henning Mankell. Sable mouvant. Seuil 2015. Points 380 pages. Extrait pp. 23, 24

12 avril 2017

Rétablir une vérité

“Il est tout à fait sûr que l'ancienne régularité des saisons est en train de disparaître. Ici, en Italie, les gens ne cessent de dire qu'il n'y a plus de saisons intermédiaires. Et dans cet effacement des différences, il n'est pas douteux que le froid gagne du terrain. J'ai entendu dire à mon père que dans sa jeunesse à Rome, le matin de Pâques, tout le monde portait une tenue estivale. Aujourd'hui, que celui qui n'est pas obligé de mettre sa chemise en gage se garde bien de s'alléger du moindre vêtement d'hiver.”
            Magalotti. Lettres familières. 1683

La moitié de moi se moque de l'autre (Joubert). L'encre de mon billet sur "les phrases creuses qui font la conversation" n'était pas encore sèche que des amis chers m'apprennent l'existence du Petit âge glaciaire, période climatique froide survenue en Europe et en Amérique du Nord du début du XIVème à la fin du XIXème siècle approximativement. Loin d'être un discoureur, Magalotti s'avère ainsi être un observateur avisé, auquel il convient de rendre cette justice. Il nous reste quant à nous trois jours pour découvrir quel climat nous réserve le matin de Pâques 2017 en période de réchauffement climatique.


Lu dans:
Magalotti. Lettres familières. 1683. Cité par Giacomo Leopardi (1798-1837). Pensées. Ed Allia. 2014. 128 pages. p.30
Le petit âge glaciaire: http://glaciers-climat.fr/PAG/petit_age_glaciaire.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Petit_âge_glaciaire

Merveilleuses puces


"Tout ordinateur devient obsolète au plus tard le jour de son déballage."
        Corollaire à la loi de Moore

Cofondateur de la société Intel, Gordon Moore avait affirmé dès 1965 que le nombre de transistors par circuit de même taille allait doubler, à prix constant, tous les ans. Il rectifia par la suite en portant à dix-huit mois le rythme de doublement et en déduisit que la puissance des ordinateurs allait croître de manière exponentielle, et ce pour des années. Figurer pareille croissance s'avère difficile. Pour expliquer l'impact de la loi de Moore, l'actuel PDG d'Intel, Brian Krzanich a recours à une analogie. Il applique à la Coccinelle de Volkswagen les performances obtenues sur les microprocesseurs d'Intel depuis 1971. Entre la première génération de puces (la 4004) et la plus récente, leur puissance a été multipliée par 3500, leur consommation d'énergie divisée par 90.000 et leur coût de production par 60.000. Une Coccinelle améliorée au même rythme roulerait aujourd'hui à 180.000 km/h, consommerait un litre au 800.000 km et coûterait trois centimes à la production. De quoi donner raison à Michel Serres qui affirme que la petite Poucette tient le monde dans ses mains.


Lu dans:
Loi de Moore. http://www.futura-sciences.com/tech/definitions/informatique-loi-moore-2447/
Thomas Friedman.  Merci d'être en retard. 2017. Trad. Pascale-Marie Deschamps. Ed Saint Simon. 400 pages. Extrait p.37

11 avril 2017

Le bonheur des lilas

“Il est tout à fait sûr que l'ancienne régularité des saisons est en train de disparaître. Ici, en Italie, les gens ne cessent de dire qu'il n'y a plus de saisons intermédiaires. Et dans cet effacement des différences, il n'est pas douteux que le froid gagne du terrain. J'ai entendu dire à mon père que dans sa jeunesse à Rome, le matin de Pâques, tout le monde portait une tenue estivale. Aujourd'hui, que celui qui n'est pas obligé de mettre sa chemise en gage se garde bien de s'alléger du moindre vêtement d'hiver.”
            Magalotti. Lettres familières. 1683

Telles s'en vont les saisons, de plus en plus perturbées comme le médite déjà en 1683 le littérateur philosophe Lorenzo Magalotti. "Y'a plus d'saison docteur", que la floraison soit en avance, les vaches en retard, que l'Ascension tombe tôt cette année et la date des élections tombe mal ne seraient-ils en définitive que sujets de conversation fourre-tout, utilisés depuis des siècles pour meubler le silence quand on n'a finalement rien de fondamental à échanger, et qu'on ne souhaite pas entamer un débat à chaque rencontre qu'une belle journée nous donne. Phrases ne nécessitant guère de réponse, mâchonnées pour donner consistance au silence, habillées parfois d'un peu de science mais creuses comme un jour sans pain, elles font partie de ce qu'on appelle "la conversation". Il leur existe néanmoins des alternatives à la fois simples, évidentes et jolies telles ce "regarde comme le lilas est beau ce matin" qui m'a accueilli aujourd'hui au petit déjeuner. Si cela n'est pas du bonheur, qu'est-ce? 
 
Lu dans:
Magalotti. Lettres familières. 1683. Cité par Giacomo Leopardi (1798-1837). Pensées. Ed Allia. 2014. 128 pages. p.30

09 avril 2017

Sagesse de Leopardi

 « Les vieillards me semblent être comme ces voyageurs qui, en quittant le port, fixent encore la terre du regard et ont l'impression que leur navire reste immobile et que c'est la rive qui s'éloigne."
            Giacomo LEOPARDI

Une patiente âgée m'a amusé en rapportant que "ses verres de lunettes faiblissaient avec le temps", expliquant ainsi sa difficulté à lire le journal. On est dans un récit du même ordre que la réflexion de Leopardi (1798-1837) opposant la permanence de soi ressentie par l'homme qui vieillit face à la ligne du temps qui défilerait sans cesse, au vélo qui paraît plus lourd, aux côtes qui se font plus raides, la viande plus dure, les couleurs de la ville plus ternes sans réaliser qu'en fait c'est la pompe cardiaque qui faiblit, le souffle qui se fait court, la denture qui déchausse, la cataracte qui guette. Le concept d'un temps extérieur qui s'écoule, comme le paysage paraît défiler aux yeux de l'observateur qui le contemple par la fenêtre du train qui l'emporte, apparaît bien comme une invention occidentale, anthropocentrique, dont la culture chinoise traditionnelle par exemple n'a que faire. Pas plus que le paysage ne bouge la fuite du temps n'existe, seuls nos regards se transforment selon une transition que nous nous plaisons à mesurer, et à extrapoler à l'échelle de la planète. 


       
Lu dans:
Giacomo Leopardi. Joël GAYRAUD, traduction. Pensées. Ed Allia. 2014. 128 pages. 

08 avril 2017

"L'alcool dégrise. Après quelques gorgées de Cognac je ne pense plus à toi."
            Marguerite Yourcenar



Lu dans :
Marguerite Yourcenar. Feux. Grasset. 1936. 221 pages.

07 avril 2017

A nous la liberté

"Aux États-Unis, six vaches se sont échappées d’un abattoir de la ville de Saint Louis (Missouri) en se frayant un chemin par une porte non sécurisée. Les bovins ont perturbé la circulation mais ont été rapidement maîtrisés et capturés par la police."
             Sagesse des petites gazettes (Le Soir, 5 mars 2017)

Je m'imagine participant à cette fuite éperdue, échappant à une mort inéluctable. Quelle folie ce dut être dans la tête de ces fuyardes, découvrant soudain la brèche vers la liberté. Y eut-il complicité externe ou simple hasard entre l'observation d'une plus futée et une porte mal fermée? On ne le saura jamais, sauf enquête parlementaire sur les négligences sécuritaires, mais je pense qu'honnêtement cette cavalcade digne des plus grandes épopées mérite qu'elle échappent à l'abattage et puissent terminer une existence paisible dans une verte prairie du Missouri. 

06 avril 2017

Sagesse du quotidien

"Savoir comment vivre
la question a l'air très compliquée
(..) au contraire, c'est extrêmement simple
la réponse ne dépend de rien qui doive être déduit,
élaboré, trouvé au terme d'un long travail

savoir ce qu'est le bien

comprendre comment se comporter envers les autres
ne dépendent en fin de compte d'aucune réflexion
ni même d'aucune pensée
les réponses s'imposent comme évidences sensibles,
sensations, faits aussi présents que la couleur du ciel,
la force du vent, la chaleur du feu ...

il n'y a rien à comprendre et tout à ressentir,
(..) semblable au bête fait de respirer, de manger, de voir, de vivre
aussi fortement, de façon aussi injustifiable
que se donnent à vivre, irréfutablement,
l'éclat du soleil [et] la matité de la nuit."
         Roger-Pol Droit

Lu dans:
Roger-Pol Droit. Si je n’avais plus qu’une heure à vivre. Odile Jacob. 2014. 98 pages. Extrait pages 97, 98, 99

01 avril 2017

Le sourire des petits poissons

"Zhuang Zi et le logicien Hui Zi se promenaient sur le pont de la rivière Hao. Zhuang Zi observa : " Voyez les petits poissons qui frétillent, agiles et libres ; comme ils sont heureux ! " Hui Zi objecta : " Vous n'êtes pas un poisson ; d'où tenez-vous que les poissons sont heureux ? - Vous n'êtes pas moi, comment pouvez-vous savoir ce que je sais du bonheur des poissons ? - Je vous accorde que je ne suis pas vous et, dès lors, ne puis savoir ce que vous savez. Mais comme vous n'êtes pas un poisson, vous ne pouvez savoir si les poissons sont heureux. - Reprenons les choses par le commencement, rétorqua Zhuang Zi, quand vous m'avez demandé "d'où tenez-vous que les poissons sont heureux" la forme même de votre question impliquait que vous saviez que je le sais. Mais maintenant, si vous voulez savoir d'où je le sais - eh bien, je le sais du haut du pont."
                Simon Leys.


Lu dans :
Simon Leys. Le Bonheur des petits poissons. Lettres des Antipodes. JC Lattès. 2008. 212 p. Extrait p14