05 novembre 2015

Ivresse de la fin de partie


"Lorsque, parvenu à l'automne de sa vie, on se retourne sur elle pour l'observer, l'image qui vient à l'esprit, plutôt que le chemin qu'on gravirait d'un pas régulier, est celle d'une partie d'échecs. L.e début de la partie donne toujours un grand sentiment de liberté et de sécurité. Les pièces nombreuses offrent d'innombrables possibilités; leur nombre met le joueur à l'abri des surprises: elles forment un glacis que, sauf erreur grossière, l'adversaire ne peut guère surprendre. La connaissance même approximative, des principes de l'ouverture permet de se garantir contre les mauvais coups. Paradoxalement la fin de partie, en diminuant le nombre des pièces en jeu, augmente les risques. Moins Il y a de pièces, plus le mouvement de chacune prend d'importance. Alors qu'en début de partie il semblait à peu près indifférent de placer son fou ou son cavalier ici ou là, désormais chaque coup compte; la moindre erreur entraîne la défaite. On devine confusément qu'il n'y a plus cinquante façons de gagner, mais une seule, et qu'il s'agit de la trouver. Simultanément, l'imbrication des pièces fait qu'il n'y a plus de camps, plus d'espace de sécurité. À tout instant l'adversaire peut débouler au cœur de mon dispositif.

Lorsqu'on est jeune - disons jusqu'à la quarantaine -, on se sent dans les mêmes dispositions que le joueur en début de partie. La vigueur du corps, ses capacités de récupération, l'abondance des  occasions et expériences de toutes sortes - amours, voyages, amitiés, plaisirs divers -, tout cela donne un sentiment de liberté en même temps que de sécurité. Quoi qu'on fasse, à condition de ne pas faire l'imbécile, on ne risque pas grand-chose. Si on se trompe, il suffit de tirer un trait et de repartir dans une autre direction. Avec l'âge il en va différemment. Comme le joueur en fin de partie, on n'a plus que quelques pièces à jouer : l'homme ou la femme avec qui on a fait sa vie, les enfants qui sont déjà grands, les projets qu'on n'a plus beaucoup de temps pour réaliser. Et comme lui, on découvre des risques multipliés: un accident peut anéantir celles ou ceux qu'on aime, un examen médical rétrécir la vie de vingt ans à quelques mois. Un mauvais choix, une mauvaise expérience, et il faut  désormais plus de temps et d'efforts pour s'en remettre. Quant aux projets, on doit décider ceux qu'on fera vraiment, car on ne peut plus réaliser tous ceux qu'on a rêvés. Si on se trompe, c'est encore du temps gâché avant la décrépitude finale. Bref, l'âge des essais, des erreurs fructueuses, des tâtonnements bénéfiques, des fautes pardonnées d'avance est révolu. Désormais, on vit avec le sentiment que chaque coup compte, et qu'un seul mauvais coup peut faire perdre la partie. Cela donne à l'existence un piment que la jeunesse ne connaît pas: tous les joueurs d'échecs savent que ce n'est pas au début de la partie mais à la fin qu'on éprouve les sensations les plus fortes et que le cœur se met à battre. C'est dans la finale que l'intensité du jeu atteint son sommet, parce que le risque y est porté à son paroxysme. Sans doute faut-il penser que ce plaisir propre à l'automne de la vie est une compensation pour tous les agréments perdus de la jeunesse."
        François Gauchet


Lu dans:
François Gauchet. Vieillir en philosophe. Odile Jacob. 2015. 205 pages. Extrait pp 158,159

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