13 février 2015

Le retour


"Quant à ceux qui furent assez bêtes, ou du moins assez naïfs, pour rentrer dans leurs pays d'origine, ils se heurtèrent à l'animosité de leurs anciens voisins ou concitoyens. Au lieu d'accueillir les revenants avec des fleurs (comme ce fut le cas au Danemark), au lieu de fêter leur retour, leur survie, en leur demandant pardon, en les entourant d'égards et de chaleur, on les considérait avec suspicion et rancune : « Vous voilà de retour, vous aussi? Auschwitz n'était donc pas si terrible que ça, hein? » On refusait de leur restituer leurs foyers et leurs biens. En Hongrie, déclare un sociologue informé, l'antisémitisme d'après-guerre avait un mobile prédominant : les habitants craignaient le retour des déportés dont ils avaient confisqué les appartements et les entreprises. Kielce, en Pologne, fut le théâtre d'un véritable pogrom."
        Elie Wiesel.

Encore Elie Wiesel, dont je partage les réflexions douces-amères sur l'être humain depuis une semaine, racontant son retour "chez lui" après sa sortie d'Auschwitz. "Pendant des années je n'ai cessé de penser au retour dans la ville qui m'a vu naître. J'en étais obsédé. Il m'a fallu attendre vingt ans et, maintenant, ce retour fait aussi partie de mes obsessions. C'était la nuit. La ville dormait. La maison dormait. Elle n'avait pas changé: même portail, même jardin, même puits. La peur m'étouffait. Je me croyais pris dans un tourbillon d'hallucinations. Et si ce n'était qu'un rêve? Et si nos voisins juifs étaient toujours là? Et mes parents? Et mes soeurs? Une vague d'angoisse m'emporta et me ramena, je m'attendais à ce qu'une fenêtre s'ouvre et qu'un garçon ressemblant à celui que j'avais été m'interpelle: hé, monsieur l'étranger, que faites-vous donc dans mon rêve? J'anticipe: des inconnus habitent ma maison. Ils n'ont jamais entendu mon nom. A l'intérieur, rien n'a été transformé. Ce sont les mêmes meubles, le même poêle en faïence que mon père put acheter grâce à un emprunt. Les lits, les tables, les chaises : ce sont les nôtres, au même endroit. Mes yeux fiévreux se promènent à droite, à gauche, en haut, en bas: est-il possible qu'il n'y ait plus ici une seule trace de notre passé? Si, il en reste une, une seule. Sur le mur, au-dessus de mon lit, il y avait la photo de mon vieux Maître adoré, Rabbi Israël de Wizhnitz. Je me souviens: je l'avais accrochée le jour de son décès, le deuxième jour du mois de Sivan. Je me revois encore: avec un marteau très lourd, j'enfonce un clou et y suspends le cadre. (..) C'est en pleurant la mort du Rabbi que j'avais placé sa photo au-dessus de mon lit. Le clou y est toujours. Une grosse croix y est suspendue."

Lu dans
Elie Wiesel. Tous les fleuves vont à la mer. Mémoires. Seuil. 1994. 562 pages. Extrait pp. 94-95, 179

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