16 janvier 2015

Ces enfants sont les nôtres


"Cet enfant que je fus s'en vint à moi
Il ne dit mot, nous cheminâmes
chacun fixant l'autre en silence
Des racines nous ont réunis
au nom de ces feuilles qui voyagent dans le vent.
Nous nous sommes séparés
forêt écrite par la terre, contée par les saisons.
Toi, l'enfant que je fus, approche:
quoi, désormais, pour nous unir, et que nous dire?"
    Ali Ahmed Saïd Esber (Adonis), poète syrien (1930 - )

Superbes lignes, contemporaines, écrites sur les bords de l'Euphrate. Ce soir je pleure sur la Syrie, devenue notre fantasme de perdition, quelque part entre l'enfer, Sodome et Gomorrhe. Y être passé s'apparente à une escale à l'île de Molokai à l'époque du père Damien: on en revient lépreux pour la vie. Que ce pays martyrisé, qui abrita une des plus anciennes civilisations de notre histoire, devienne dans notre imaginaire la matrice unique d'où sortent les enragés à la Kalachnikov qui sèment la terreur dans nos villes me dérange.  Ces enfants-là sont les nôtres, nés dans nos villes, nos quartiers proprets ou nos foyers d'habitations sociales. Nous interrogeons-nous assez sur les raisons pour lesquelles ils sont partis un jour, délaissant la sécurité, la protection sociale, le confort douillet d'un pays où ils sont nés, où ils furent scolarisés, où vivent leurs parents, frères et soeurs? Sommes-nous suffisamment inquiétés par l'énigme d'une intégration ratée, le sentiment de rejet qui les habite peut-être, l'absence d'horizon d'existence ou simplement de repères culturels communs? Comme l'écrit joliment Le Clézio dans Le Monde ce matin "le premier souffle de vengeance qui passe les a embrasés, et ils ont pris pour de la religion ce qui n'était que de l'aliénation."
Leur conversion terroriste au retour est-elle aussi univoque qu'on l'imagine? Pour combien d'entre ces gosses perdus l'aventure ne se transforma-t-elle pas en un piège effrayant, dont ils sortirent terrorisés, voire meurtris à jamais?  Les condamner tous sans discrimination à la descente d'avion comme des djihadistes fait peu de cas des errances qui mènent de l'adolescence à l'âge adulte, avec les possibilités de maturation, de réflexion sur son expérience, de renoncement aux chemins de folie qui caractérisent l'aventure humaine. Ce soir, écoutant les bulletins d'information, je guette la parole courageuse qui se tracassera autant du pourrissement de nos quartiers suburbains, de la pénurie de crèches, d'écoles, de centres de santé mentales qui les caractérise, que de l'attraction morbide pour les entreprises suicidaires d'une jeunesse déboussolée. 


Lu dans:
Adonis. De la parole. Éditions de Nulle Part. Trad. Clzawki Abdelamit, Serge Sautreau.  Les Poètes de la Méditerranée. Gallimard Poésie. 2010. 955 pages. Extrait p.199
JMG Le Clezio. Lettre à ma fille, au lendemain du 11 janvier 2015. Le Monde 15 janvier 2015

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