07 décembre 2014

Rêverie à bord du Breitling Orbiter


"N'importe qui peut éprouver à un moment ou l'autre la stupeur d'être."
Roger Vailland

"Le paysage défile lentement devant mon bonheur, mais aussi au devant mes interrogations. Comment peut-il y avoir des destin aussi différents pour les habitants d'une même planète? (..) Je ressens cruellemerment la fragilité, la précarité de mon état. À quoi sert tout cela, tout ce que je vis, tout ce que je vois, tout ce que je sais ou que j'ignore? Que reste-t-il de mes connaissances scientifiques, de mes convictions philosophiques, de mes points d'exclamations pleins d'assurance, lorsque je me demande à quoi sert la vie, à quoi sert leur vie, à quoi sert ma vie? (..) Il y a comme une vibration nouvelle qui me parcourt devant cette interrogation sans réponse et qui me fait mystérieusement ressentir que je suis entièrement vivant. La question est maintenant totale, ma présence à moi-même également. La lumière a quelque peu changé; elle est plus précise, les couleurs sont plus vives, tout comme les sons qui me parviennent avec davantage de clarté. (..) Je suis porté par ce mystère qui s'ouvre non seulement sur le sens de la vie mais sur le fait même d'être en train d'exister. Depuis un instant, j'accepte de ne pas trouver de réponses, j'accepte d'être bercé par le doute, de laisser l'inconnu prendre possession de mon paysage intérieur, et je me sens mieux sans certitudes. Dans cet état, il est facile de suivre une trace dans le ciel en ignorant totalement où elle me conduira. Mais mon intellect ne peut s'empêcher de se remettre au travail pour me murmurer: « Voilà, voilà, tu as trouvé. La  spiritualité, ce n'est pas une idée abstraite, c'est la sensation pleine et complète de te sentir exister. Et le sens de la vie, c'est de t'ouvrir à ce miracle à travers l'acceptation du doute et de l'inconnu. Seul le mystère peut t'ouvrir à cette dimension de l'existence. Très vite, cette pensée se transforme en réponses, en nouvelles certitudes, et se met à dissiper l'expérience comme un voile fragile qu'une tempête déchire. J'assiste, impuissant, à la disparition de ma sensation d'exister pour revenir, malgré moi, dans l'univers du connu. Seuls demeurent alors le déjà lointain souvenir d'un moment de vie totale et l'intense désir de retrouver le merveilleux mystère d'une question sans réponse. »
        Bertrand Piccard. Carnet de bord.

Lu dans :
Bertand Piccard. Changer d'altitude. 2014. Stock. 295 pages. Extrait p.238-239

Aucun commentaire: