17 février 2014

La leçon des fennecs


"Je suis intrigué. De quoi vivent-ils ces animaux, dans le désert? (..) Je ne résiste pas à mon désir et je suis les traces de l'un d'eux. Elles m'entraînent vers une étroite rivière de sable où tous les pas s'impriment en clair. J'admire la jolie palme que forment trois doigts en éventail d'un fenech, le petit renard des sables. J'imagine mon ami trottant doucement à l'aube, et léchant la rosée sur les pierres. Ici les traces s'espacent: mon fénech a couru. Ici un compagnon est venu le rejoindre et ils ont trotté côte à côte. J'assiste ainsi avec une joie bizarre à cette promenade matinale. J'aime ces signes de la vie. Et j'oublie un peu que j'ai soif ...
Enfin j'aborde les garde-manger de mes renards. II émerge ici au ras du sable, tous les cent mètres, un minuscule arbuste sec de la taille d'une soupière et aux tiges chargées de petits escargots dorés. Le fénech, à l'aube, va aux provisions. Et je me heurte ici à un grand mystère naturel. Mon fénech ne s'arrête pas à tous les arbustes. Il en est, chargés d'escargots, qu'il dédaigne. II en est dont il fait le tour avec une visible circonspection. Il en est qu'il aborde, mais sans les ravager. II en retire deux ou trois coquilles, puis il change de restaurant. Joue-t-il à ne pas apaiser sa faim d'un seul coup, pour prendre un plaisir plus durable à sa promenade matinale? Je ne le crois pas. Son jeu coïncide trop bien avec une tactique indispensable. Si le fénech se rassasiait des produits du premier arbuste, il le dépouillerait, en deux ou trois repas, de sa charge vivante. Et ainsi, d'arbuste en arbuste, il anéantirait son élevage. Mais le fénech se garde bien de gêner l'ensemencement. Non seulement il s'adresse, pour un seul repas, à une centaine de ces touffes brunes, mais il ne prélève jamais deux coquilles voisines sur la même branche. Tout se passe comme s'il avait la conscience du risque. S'il se rassasiait sans précaution, il n'y aurait plus d'escargots. S'il n'y avait point d'escargots, il n'y aurait point de fénechs. "
A. de Saint Exupéry.

Dans un pays dénué, on a rencontré des habitants pauvres et fiers, sages et amicaux comme celui du Petit Prince et qui ont retenu la leçon des fennecs. Alioune qui me lit sourira en observant que sa leçon portant sur le reboisement progressif de la mangrove et de ses palétuviers a franchi le désert et l'océan pour finir dans ce modeste billet. Je retrouve pour ma part avec un bonheur non-dissimulé ma ville, mon quartier, sa froidure, ses senteurs hivernales et sa grisaille, impatient aussi de retrouver les patients et leurs vies si diverses. Rencontrer un guide touristique amoureux de son pays nous fait paradoxalement (encore) mieux aimer le nôtre.

Lu dans:
A. de Saint-Exupéry. Terre des hommes. Gallimard 1939. Folio 21. 183 pages. Extrait pp 133-134

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