30 novembre 2013

Why ?

"Tiger got to hunt
Bird got to fly
Man got to sit
and wonder « why, why, why? »
        Kurt Vonnegut Jr

«Le tigre chasse
l'oiseau vole
l'homme s'assied et se demande
"pourquoi, pourquoi, pourquoi ?"
 

 
Lu dans:
Matthieu Méguevand. Ce qu'il reste des mots. Fayard/ 2013. 211 pages. Extrait p. 84-85 

28 novembre 2013

On n'a pas de cyclones toutes les nuits

"Une fois la route tracée, on ne peut pas ne plus poursuivre."
A. de Saint-Exupéry. Vol de nuit

Un pilote ne répond pas, perdu dans la tempête au-dessus de la Patagonie après avoir épuisé ses ressources de carburant. Un silence de mort se répand sur le petit aéroport. Mais la vie continue, au même moment le courrier d'Asuncion signale qu'il va atterrir. Même aux pires heures, un vol heureux annonçe par ses télégrammes mille autres vols aussi heureux. On n'a pas de cyclones toutes les nuits. (..) Victoire, défaite, ces mots n'ont point de sens. La vie est au-dessous de ces images, et déjà en prépare de nouvelles. Une victoire affaiblit un peuple, une défaite en réveille un autre. (..) Dans cinq minutes les postes de T. S. F. auront alerté les escales. Sur quinze mille kilomètres le frémissement de la vie aura résolu tous les problèmes. Déjà un chant d'orgue monte : l'avion d'Asuncion pointe à l'horizon. 

Certains soirs, on a besoin de relire pareilles lignes, qui paraissent écrites pour demain.
 
 

Lu dans:
Antoine de Saint-Exupéry. Vol de Nuit. Préface d'André Gide. Prix Femina (1931). Gallimard 1931. 178 pages. Extrait p.174

26 novembre 2013

Des racines et des chaînes

"Une vie se passe. Dix ans ans en pensionnat, dix en maison de repos, et entre les deux quarante ans à la chaîne dans une fabrique de tirettes. Cela laisse peu d'espace pour vivre." 

Renée (81) sourit en ajoutant qu'elle ne va pas se plaindre, "quand on voit toutes ces horreurs au journal le soir... Et puis heureusement il y a Des racines et des ailes et Thalassa."   Petite fille, petite vieille qui - comme le disait joliment Chateaubriand - portez en vous toute l’immensité, vous m'aurez appris à vivre.  



"Chaud quand il fait froid, frais quand il fait chaud."
Publicité d'abribus (Cécémel)

On aime croiser un homme (une femme) qui a ces qualités.
   

24 novembre 2013

Tout homme est un marin

"Vos mères vous ont dit que les phares sont là pour éclairer l'océan; n'en croyez rien, ils sont là pour dire aux marins où ils sont."

On prête la phrase à Tabarly, qui tenait ces mots de son professeur de navigation. Un marin perdu est un naufragé en puissance, et les gardiens de phare n'ont eu de cesse au fil des siècles de conquérir, voire d'apprivoiser ces cailloux isolés et massacrés par les déferlantes. Ici comme ailleurs, la machine a progressivement remplacé l'être humain, et la présence rassurante pour les marins d'un homme, oublié comme eux au milieu de la tourmente des flots déchaînés, se fait rare: si les phares guident toujours les navigateurs, le plus souvent ils n'abritent plus de gardien. Il demeure que l'image est belle, de ces hommes perdus dans la détresse s'accrochant au fanal lointain près duquel il devinent un autre homme, affrontant les mêmes vents et les mêmes vagues. 

23 novembre 2013

L'appel de la lumière

"Et maintenant, au cœur de la nuit comme un veilleur, il découvre que la nuit montre l'homme : ces appels, ces lumières, cette inquiétude. Cette simple étoile dans l'ombre: l'isolement d'une maison. L'une s'éteint: c'est une maison qui se ferme sur son amour, ou sur son ennui. C'est une maison qui cesse de faire son signal au reste du monde. Ils ne savent pas ce qu'ils espèrent ces paysans accoudés à la table devant leur lampe : ils ne savent pas que leur désir porte si loin, dans la grande nuit qui les enferme. Mais Fabien le découvre quand il vient de mille kilomètres et sent des lames de fond profondes soulever et descendre l'avion qui respire, quand il a traversé dix orages comme des pays de guerre (..) et quand il gagne ces lumières, l'une après l'autre, avec le sentiment de vaincre. Ces hommes croient que leur lampe luit pour l'humble table, mais à quatre-vingts kilomètres d'eux, on est déjà touché par l'appel de cette lumière, comme s'ils la balançaient désespérés d'une île déserte devant la mer."
    Saint-Exupéry. Vol de nuit.
  
Lu dans:
Antoine de Saint-Exupéry. Vol de Nuit. Préface d'André Gide. Prix Femina (1931). Gallimard 1931. 178 pages. Extrait pp.25-26

22 novembre 2013

Jolie bouteille sacrée bouteille

"Une bouteille d’eau avec des amis me dit moins qu’une bouteille de vin avec des amis.»
Maggie Deblock

Ah la douce alchimie entre l'amitié et le vin, cette eau qui chante, enrichie du savoir-faire des hommes, de soleil, de paysages somptueux et de la patience du raisin porté à maturité idéale. Cet aveu de jouissance, dans sa franchise, fera sans aucun doute scorer notre secrétaire d'état à l'Asile et à la Migration, peu complexée par son tour de taille. Et constitue un coup de pub inattendu pour l'incontournable Beaujolais nouveau, premier jalon sur la route des fêtes de fin d'année, avec  "son nez rond et harmonieux, équilibré avec une belle souplesse en bouche, aux senteurs de fruits rouges, framboises et groseilles." Comme soufflé avec humour par un expert "un vin d'amis, à boire sans prétention autour d'une assiette de cochonnailles".  Tchin.  



Lu dans:
Béatrice Delvaux . Maggie et Fatima, deux sacrées femmes. Le Soir. 21 novembre 2013. p.22
Fabrizio Buccela, cité par Cathérine Jendrzejczyk. Le beaujolais nouveau boit la tasse. Le Soir. 21.11.13. p.21

21 novembre 2013

On les disait les plus beaux et les plus intelligents

"Les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"
Baudelaire. L'étranger.

C'était également un vendredi je m'en souviens, juste après le souper, il y a longtemps. On avait tiré sur le président dans ce pays dont nous rêvions et il était mort. Pendant de longues années, j'ai collecté tout ce que les journaux publièrent sur J.F Kennedy et sa saga familiale. Il était devenu le héros qui nous manquait, jeune génération qui n'avions pas connu la guerre, et sa famille était si heureuse. On savait tout de lui, et de ses frères, et de sa femme, et on ne savait encore rien. On apprit peu à peu que le rêve n'était qu'une image construite, que le héros avait des mains et le sexe baladeurs, on découvrit les rumeurs d'argent et d'amitiés douteux, d'un prix Pulitzer usurpé, les convictions fluctuantes, la dépendance aux médicaments, et que et que... Peu importe après tout: le rêve fut beau, nous rendit heureux un certain temps, et croire aux contes de fées développa notre envie de changer le monde. Cinquante ans de vraie vie nous ont permis ensuite de discerner les héros anonymes qui nous côtoient quotidiennement, et c'est encore plus beau. 


 
Lu dans:
Stéphane Trano. Kennedy ou l'invention du mensonge. 2013. L'Archipel. 317 pages.
Baudelaire cité par Françoise Sagan. Les merveilleux nuages. 1961. Julliard. 152 pages. Exergue.

Un amour minuscule


"La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité, ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux.”
Milan Kundera

Surprise au petit-déj: sur la sous-tasse à café, deux minuscules bestioles se poursuivent, virevoltent et copulent. Plus petites que les plus petites des mouchettes, plus grosses qu'un microbe, je n'ai jamais rien vu de si petit qui bouge. Les écraser d'une pichenette sous prétexte qu'elles menacent mon pain ne serait pas sympa, on ne détruit pas un couple juste après l'amour. Leur vulnérabilité m'interpelle, comme la mienne: ne suis-je pas qu'une poussière à l'échelle du monde comme elles le sont sur leur soucoupe. Le café s'est entre-temps refroidi, je range la tasse, le pain, mes petits potes ont disparu, la journée peut se poursuivre. 


Lu dans :
Milan Kundera. L'insoutenable légèreté de l'être. Gallimard 1990. 476 pages

19 novembre 2013

Douce France


"Douce France  /  cher pays de mon enfance  /   bercée de tendre insouciance..."
Charles Trenet
 

Petite page d'anthologie dans ma presse matinale du petit-déjeûner, je savoure. "La République une et indivisible est devenue une fédération de protestations: les commerçants et les cavaliers, les sages-femmes et les sales hommes amateurs de prostituées, les artisans et les victimes des plans antisociaux, les routiers et les adversaires de la limitation de vitesse, les paysans, les éleveurs de porcs et les amis du cheval, les enseignants et les policiers, (..) les patrons et les syndicalistes (..), les adversaires du mariage et des taxes pour tous, les piranhas d’extrême droite qu’attirent la République qui saigne et les merlans d’extrême gauche qui n’entendent pas rater une vague." Guillebaud évoquait l'esprit grognon, Chirac les emm. qui ne volent jamais qu'en escadrille: et si tout ceci réflétait plus prosaïquement les préoccupations d'un monde qui navigue sans visibilité, et sans objectif.



Lu dans:
Jean-François Kahn. On change avant l’explosion ou après? Le Soir. 19 novembre 2013

18 novembre 2013

La clôture de l'Europe

« C'est quoi, un Noir ? Et d'abord, c'est de quelle couleur ? »
Jean Genet

Il est de ces moments où les mots vacillent, comme le suggère Marie Darrieussecq: " il est noir mais il est sympathique ". "Verrons-nous un jour une citoyenneté mondiale, des papiers planétaires, un Bretton Woods de l'immigration comme le proposent les chercheuses Catherine de Wenden et Hélène Thiollet, pour répondre à ce fantasme d'un monde divisé par une clôture de l'Europe au-delà de laquelle régnerait un outre-monde sauvage dont il faut se protéger afin de ne pas se dissoudre, d'être avalé, et que le blanc se dilue dans le noir. Ce Noir qui devient la figure même de l'exploité, du rejeté qu'on a peur de devenir surtout quand on est un petit Blanc d'Europe, déclassé du système par temps de crise, habité par la terreur d'être déjà noir, ou pire beige à cheveux bruns. Or le remplacement des peuples est un fantasme ridicule. Des peuples ont disparu, oui : les Lutrawita de Tasmanie, certains Indiens d'Amérique, et presque tous les Héréros de Namibie. Disparus après des génocides motivés précisément par la passion forcenée de la division, la manie de la domination vue comme un sens et une fin." 


Lu dans :
Marie Darrieussecq. Il faut beaucoup aimer les hommes. Prix Médicis 2013. POL. 320 pages.
Marie Darrieussecq. Pour Christiane Taubira. Le Monde en ligne. 15.11.2013.
Achille Mbembe. Critique de la raison nègre. La Découverte. 2013. 268 pages.

Money money

"Si l’argent ne fait pas le bonheur, rendez-le."
Jules Renard

"Des enquêtes sociologiques faites dans des pays aussi différents que les États-Unis, la France, le Ghana ou le Mexique, [révèlent que] lorsqu'on demande aux gens: Qu’est-ce qui vous rend heureux?, ce sont toujours les mêmes réponses qui reviennent: la santé, l’amour – la qualité des relations affectives avec les autres – et l’épanouissement dans son travail. Jamais l’argent ou le confort matériel ne sont cités. Par contre, dans le même genre d’enquêtes, quand vous demandez aux gens ce qui leur manque pour être plus heureux, ils répondent: L’argent. L’argent apparaît comme un plus, singulièrement en temps de crise, mais ne fait pas partie des fondamentaux du bonheur. L’argent, au-delà du confort matériel, nous permet de réaliser des aspirations profondes, qui nous épanouissent. Si on en manque trop, on est dans la survie et on n’a plus le temps de savourer la vie. Mais si on recherche trop l’argent, on ne vit plus non plus. Or, toutes les études scientifiques sur le bonheur montrent que pour être heureux, il faut être attentif à ce qu’on fait et savourer les moments de l’existence." 


Lu dans:
Fréféric Lenoir. Du bonheur, un voyage philosophique. Essai. Editions Fayard. 2013. 240 pages
William Bourton. L’argent ne fait pas le bonheur. Le Soir 16 novembre 2013. Extrait p.42

17 novembre 2013

Sagesse du poulailler

"Un fermier donnait tous les jours à ses poules généreusement les meilleures graines, celles qu'elles préfèrent. Au deux-centième jour, une poule se dit : « Il est quand-même sympa ce bonhomme ». On ne peut jamais poser son jugement sans connaître la fin de l’histoire, ou les intentions profondes qui la sous-tendent."

cité par Luc de Brabandere


15 novembre 2013

La course en tête


Les illusions logiques. "Tu fais une course à pied, tu doubles le deuxième et tu deviens..."


Eh non, c'est comme dans la vie, les études, le boulot: encore un effort, on croit devenir le premier et on est ... deuxième. Autant savoir avant de s'épuiser.


Lu dans:
Franz-Olivier GIESBERT. Dictionnaire d'anti-citations pour vivre très con et très heureux. Cherche-Midi. 2013. 157 pages

14 novembre 2013

Sagesse du carburateur

"Il adorait son métier et le faisait bien. Il adorait la vie et vivait bien. Ainsi il était d'accord avec lui-même."
J.Kessel, évoquant Emile Lécrivain, pilote dans l'Aéropostale 

Une à deux fois par an, je traverse la ville pour confier ma vieille moto Honda Nighthawk 1988 aux bons soins de l'artisan qui lui permet de traverser les années sans encombre. Je ne connais pas mécanicien plus imprégné de sagesse, de sérénité et de compétence modeste que cet éternel adolescent qui posséda un exemplaire similaire à la mienne à 18 ans et lui voue une affection particulière. Point d'enseigne en façade, ni local de réception ni hall de vente de modèles neufs: il entretient ce qu'on lui confie, et cela lui suffit. Il sourit quand on lui demande la raison de tant de modestie, l'absence d'enseigne ou de publicité racoleuse: je vis bien, le bouche-à-oreille fonctionne, je travaille à mon rythme, les clients sont heureux, que souhaiter de plus? La vie peut être simple. 



Lu dans:
Joseph Kessel. Vent de sable (1929). 1966. Coll. Folio 3004. 181 pages. Extrait p. 61 

Déjà tard

"On a longtemps marché     Il était déjà tard
La nuit tombait très vite effaçant l'horizon
À un tournant de la route on a vu la maison

On devinait de la lumière à la jointure des volets
On a cherché la sonnette à la droite de la grille
Un rectangle de clarté s'est ouvert dans le jardin
et dans le long froissement des feuilles mortes sous les pas
quelqu'un est venu à la rencontre tandis qu'on ouvrait la grille
Elle a grincé sur ses gonds et raclé un peu le gravier
exactement comme autrefois avec exactement l'odeur
de feuilles et de bois brûlé et de lierre sur la façade

avec exactement les neuf coups de neuf heures au clocher de l'église
leur son exactement comme autrefois quand on avait douze ans
En s'approchant on a reconnu celui qui venait à la rencontre

C'était moi autrefois un peu plus distrait qu'autrefois
triste d'avoir tout seul attendu si longtemps
que je revienne sur mes pas et me rencontre enfin un soir
après avoir marché des années
et que la nuit tombe déjà
et que déjà le noir efface l'horizon. "
     Claude Roy . Le Haut Bout. 10 novembre 1983


Lu dans:
Claude Roy. A la lisière du temps. Les passantes du rêve. NRF Gallimard. 208 pages. Extrait pp. 185,186 

13 novembre 2013

Sagesse de la caverne

"Au premier regard, c'est toujours la caverne de Platon, inchangée depuis vingt-cinq siècles: les prisonniers ne voient que des images et des silhouettes. Pourtant, ils ne contemplent plus fixement le fond de la grotte ni les ombres portées défilant sur la paroi. Les prisonniers d'aujourd'hui sont équipés d'écrans - téléviseurs, tablettes, smartphones - interconnectés et interactifs. Et cela bouleverse absolument tout."
Valérie Charolles

Je termine la lecture d'un article du Monde en ligne, poste quelques mails, découvre une vidéo, m'enquiert de la météo de demain dans mon bureau silencieux. Je m'aperçois que simultanément une dizaine d'amis, proches, familiers se livrent au même moment à des tâches similaires sur Skype, Facebook, Yahoo, Spotify ou YouTube. D'aucuns répondent à mes mails de manière quasi instantanée, m'invitent à découvrir leurs dernières photos, à partager une musique. Nos salons soudain s'interconnectent, comme nos pensées. Un doux vertige s'installe à imaginer les millions de personnes qui au même moment se donnent accès les uns aux autres par-delà les langues, les océans et les frontières. La caverne de Platon est devenue planétaire, sur un laps de temps d'une dizaine d'années et à une vitesse qui donne le tournis.

La métaphore de la termitière décrite par David Van Reybrouck, avec son fonctionnement homogène de parties hétérogènes, son équilibre entre autonomie et intégration, débouche sur l'image neuve d'une planète où les communautés les plus diverses ont désormais la possibilité non seulement de cohabiter, mais de partager un cerveau commun interconnecté. La vitesse de cette évolution rend difficile toute prévision, positive ou négative selon nos tempéraments et humeurs du moment. Les milliers de termites organisées comme un organisme unique capable de se défendre, de se nourrir, de faire circuler l'information, d'éjecter ses déchets offre pourtant une image apaisante de l'individu collectif plus fort dans sa volonté d'être ensemble. Vue du ciel, notre planète se mettra-t-elle aussi soudain à penser comme un ensemble, irriguée d'un flux continu de vie grouillant jour et nuit, souffrant et se réjouissant de manière quasi simultanée quand un typhon ou un séisme la frappe, dansant et chantant sur les mêmes clips superbes ou débiles, surveillée en permanence par d'immenses oreilles.

Plus modestement, imaginer que ces quelques rêveries vont se mêler dans l'instant à celles de quelques dizaines d'autres, les nourrissant et se transformant en autant d'images, de pensées neuves, de projets divers, pour se voir ensuite peut-être à nouveau relayées vers de nouveaux réseaux, réveille soudain en moi l'image de la balançoire de nos enfants - et de la résonance étudiée en physique, celle qui faisait vaciller les ponts. Que nous en soyons conscients ou non, nous ne penserons plus comme avant. 



Lu dans:
Valérie Charolles. Philosophie de l'écran. Dans le monde de la caverne. Fayard. 2013. 310 p.
David Van Reybrouck. Le Fléau. Actes Sud Littérature. 2008. 416 pages. Extrait p.333.

11 novembre 2013

L'immigration, problème ou solution?


"Sur quelque territoire qu'on veuille la tracer, la frontière représente une réalité à double face : elle est à la fois ce qui rassemble et ce qui exclut."
Jean Birnbaum

Acquaformosa, petite commune moins de deux mille habitant en Calabre s'éteignait progressivement: école sur le point de fermer, bus scolaire rangé, commerces de proximité désertés, voirie négligée faute de bras valides. Habitée par une forte communauté de migrants à partir du 15ème siècle ayant gardé une forte identité et surtout la mémoire de leurs origines nomades, la petite commune tente depuis peu le pari d'intégrer volontairement, avec l'aide de budgets européens, des naufragés de Lampedusa. Venus d'Erythrée, de Syrie, de Lybie, logés dans les habitations désertées, scolarisés gratuitement afin de favoriser une intégration rapide, ces petits groupes colorés et disparates sont venus rajeunir sensiblement la moyenne d'âge, redonner du rire aux rues escarpées, alimenter en forces vives les ressources municipales pour entretenir les infrastructures et permettre au village de renaître. La réussite de cette intégration volontaire est telle que les mairies avoisinantes envisagent d'élargir l'expérience en se proposant à leur tour comme terre d'accueil. Un émouvant documentaire jette un regard neuf et volontariste sur le douloureux problème des naufragés de Lampeduza, en posant la question insolite: l'immigration est-elle un problème ou une solution pour nos sociétés vieillissantes? Cette expérience en temps réel dans le sud de l'Italie ouvre des perspectives inattendues, découvertes ce samedi sur France2. On sort heureux de pareil reportage (une demi-heure), que vous pouvez à votre tour découvrir à l'adresse suivante : 
http://www.france2.fr/emissions/13h15-le-samedi-le-dimanche/les-evades_149625

Je vous souhaite une bonne semaine
CV.

Lu dans:
Le 13h15 de France 2. Samedi 9 novembre 2013. http://www.france2.fr/emissions/13h15-le-samedi-le-dimanche/les-evades_149625
Jean Birnbaum. Ce qui exclut et ce qui rassemble. Le Monde des Livres. 8 novembre 2013

10 novembre 2013

Armistriste

"Les mois se succèdent. Cet été de l'année mil neuf cent dix-huit est le plus pénible et le plus sanglant de tous. (..) Jamais la vie ne nous a semblé aussi désirable que maintenant : rouges coquelicots des prairies sur les brins d'herbe, chaudes soirées dans les chambres fraîches et à demi obscures; arbres noirs et mystérieux du crépuscule, étoiles et eaux courantes, rêves et long sommeil, ô vie, vie, vie ! ...
(..) Jamais on n'a supporté en silence plus de douleurs qu'au moment où l'on part pour les premières lignes. Les faux bruits, si excitants, d'armistice et de paix ont fait leur apparition; ils troublent les cœurs et rendent les départs plus pénibles que jamais. (..) Jamais la vie au front n'a été plus amère et plus atroce que dans les heures passées sous le feu, lorsque les blêmes visages sont couchés dans la boue et que les mains se convulsent en une seule protestation: « Non, non, non, pas maintenant! Pas maintenant, puisque ça va être la fin ! ». (..) Question incompréhensible: «Pourquoi? Pourquoi n'en finit-on pas? » (..) Si nous étions rentrés chez nous en mil neuf cent seize, par la douleur et la force de ce que nous avions vécu, nous aurions déchaîné une tempête. Si maintenant [en 1918] nous revenons dans nos foyers, nous sommes las, déprimés, vidés, sans racine et sans espoirs. Nous ne pourrons plus reprendre le dessus."
Erich Maria Remarque

Ce 11 novembre 1918 à 11 heures, comme l'écrira joliment Mermoz "le son des cloches de la cathédrale d'une cathédrale lointaine / musique sereine / l'heure / meurt.." comme meurent les illusions d'une génération qui - dit-on - partit au front en chantant. Un conflit interminable s'éteint, séparant sans gloire deux fronts exsangues sur un continent dévasté, que peut-on commémorer devant pareil désastre, si ce n'est le chagrin et le souci illusoire que jamais l'histoire ne se répète... 
 

Je vous souhaite une bonne semaine
CV.

Lu dans:
Erich Maria Remarque. À l'Ouest rien de nouveau. 1928. Le Livre de Poche (1973) 224 pages. 278-279, 285-286
Michel Faucheux. Mermoz. Gallimard 2013. coll. Folio 101. 295 pages. Extrait p.123

Victoires sans vainqueurs

 "Le pays tout entier était saisi d'une fureur commémorative en faveur des morts, proportionnelle à sa répulsion vis-à-vis des survivants."
Pierre Lemaître. Au revoir là-haut. (Prix Goncourt 2013)

11 novembre, pas la gloire. Il y a la lassitude des soldats après les combats, les déserteurs qui franchissent les lignes pour se constituer prisonniers et fuir ainsi la ligne de front, ceux qui se blessent volontairement pour la même raison, les fusillés pour l'exemple. Et puis il y a les survivants, ceux qui reviennent dans leur foyer après des mois ou des années de tranchées, presque honteux d'être en vie. Cruel contraste entre une forme d'héroïsme attribuée aux morts, qu'on commémore, et la désillusion qui frappa bon nombre de têtes cassées, miraculés qu'on ne sait trop où recaser. Les récits de retour de Vietnam, d'Irak ou d'Afghanistan attestent de la permanence de cette difficulté à affronter le regard des autres au retour de guerre. Le dernier Goncourt, attribué à Pierre Lemaître, en a fait son miel. 
Je revis en ce jour d'armistice le récit que me fit jadis un vieux patient, dissimulant mal ses larmes, narrant son retour au domicile conjugal pour y trouver son fauteuil occupé par un autre homme. Il le regarda, regarda sa femme, ne dit pas un mot et rentra chez ses parents. Ce jour-là il envia le sort des héros morts.


Lu dans:
Pierre Lemaître. Au revoir là-haut. Prix Goncourt 2013. Albin Michel. 576 pages.

09 novembre 2013

Belle comme mille

"Il la regarde. Affirme doucement:
LUI: Tu es comme mille femmes ensemble ...
ELLE: C'est parce que tu ne me connais pas. C'est pour ça.
LUI: Peut-être pas tout à fait pour cela seulement.
ELLE: Cela ne me déplaît pas, d'être mille femmes ensemble pour toi."
M. Duras. Hiroshima mon amour.

Comme elle est belle, l'image de la femme amoureuse aux mille visages, justifiant que le mot amour ne soit féminin qu'au pluriel (avec "délice" et "orgue") . Paraphrasant Courteline, on énoncera avec humour: « Cet amour est le plus beau des plus belles ». 


 
Lu dans:
Marguerite Duras. Hiroshima mon amour. Gallimard 1960. Folio 9. 157 pages. Extrait pp. 55.  

07 novembre 2013

Accion poetica

« Naciste para ser real, no perfecta. / Tu est née pour être vraie, pas pour être parfaite."
Poésie murale chilienne. Accion poetica

Des murs peints en blanc et quelques mots en noir, dont la poésie surprend au milieu du paysage urbain d'une vingtaine de pays latino-américains. Une seule signature : Accion poetica. Lorsqu'il a lancé Accion poetica, à Monterrey (nord-est du Mexique), l'écrivain Armando Alanis Pulido ne se doutait pas que ce mouvement essaimerait, en dix-sept ans, dans toute l'Amérique latine et en Europe. "Fondre la poésie dans le paysage urbain de manière à ce qu’elle interpelle les passants et provoque la réflexion" au moyen de phrases courtes - pas plus de dix mots- accessibles à tous et toujours positives. Le mouvement s'est répandu grâce au bouche à oreille. Au Mexique tout d'abord,  où il est présent dans de plus de vingt villes. « A partir de 2002, les réseaux sociaux ont pris le relais, transformant ce projet local en un mouvement international  », constate Antonella Moyano, un des piliers du mouvement au Pérou, pays où Accion poetica sévit dans dix-huit villes. Aujourd’hui, cette poésie silencieuse a colonisé les murs de plus de vingt-cinq pays.  La majorité d'entre eux – Argentine, Pérou, Equateur, Chili etc. – se trouvent en Amérique du Sud. Mais le concept a franchi l'Atlantique, de l'Espagne en passant par l'Italie, jusqu'en Angola. Les participants, qui ne signent jamais de leur nom mais de celui de leur mouvement, s’adaptent aux contextes sociaux des lieux où ils se trouvent. Ils écrivent leurs rêves, chaque mur a désormais son histoire. 


Lu dans
Léonore Stangherlin.  Accion poetica: en Amérique latine, les murs parlent d’amour. Le Monde Académie 31 octobre 2013 

06 novembre 2013

La fin du bal

"Tout s'est tu
en moi
Plus personne n'habite
à l'intérieur."
L. de Groot

Deux variantes de la détresse interne: le chaos et le néant. L'un peut mener à l'autre, pareil à ces salles de bal bruissantes et surpeuplées soudain désertées par le maître de la noce lui-même, ne laissant que tables renversées, verres sales, serviettes froissées, petits os empilés sur le bord des assiettes. Nature morte ou champ de bataille? La peur du silence naîtrait-elle de cette prise de conscience de la précarité des choses dans un univers qu'on croyait immuable? 
 


Lu dans: 
Louisa de Groot. Le Parloir. Ed. Traces de vie. 2005. 100 pages. Extrait p.58

Relire Duras

"LUI: Qu'est-ce que tu appelles être d'une moralité douteuse?
ELLE (d'un ton très léger) : Douter de la morale des autres."
M. Duras  

Il faut relire Duras l'écorchée, l'impertinente. L'envie m'a pris la semaine passée de me replonger dans le scénario de "Hiroshima mon amour", et son récit écrit au scalpel d'une toute jeune fille amoureuse d'un garçon, mais à la mauvaise période, au mauvais endroit, d'une mauvaise nationalité.  A la fin de la guerre, elle sera tondue, et cachée par sa mère dans une cave, coupable. "Un jour, ma mère est arrivée pour me nourrir, comme elle faisait d'habitude. Elle m'a annoncé que le moment était venu de m'en aller. Elle m'a donné de l'argent. Je suis partie pour Paris à bicyclette. La route était longue mais il faisait chaud. L'été. Quand je suis arrivée à Paris, le surlendemain matin, le mot Hiroshima était sur tous les journaux. C'était une nouvelle sensationnelle. Mes cheveux avaient atteint une longueur décente. Personne ne fut tondu." La culpabilité a des fluctuances.   


Lu dans:
Marguerite Duras. Hiroshima mon amour. Gallimard 1960. Folio 9. 157 pages. Extraits pp. 55, 150.  

04 novembre 2013

Pourra-t-on se trouver?

"Comment dire à ceux qui nous aiment tellement qu'ils ne nous aiment pas."
    E. Pagano

"Il me dit qu'il m'aime
quand c'est facile d'aimer

Moi je voudrais qu'il m'aime
quand je ne suis plus la même
quand je ne sais pas m'aimer
quand j'ai mal
quand j'ai peur
quand je peine pour trouver
le chemin vers moi-même

Il me dit qu'il m'aime
m'aimera-t-il assez
pour accueillir la femme
que je saurai aimer?

Je lui dis que je l'aime
l'aimerai-je quand même
si je ne suis plus la même?

Pourra-t-on se trouver? "
L. de Groot

Pourra-t-on - enfin - se trouver?  On aime aimer, et l'image qu'on en poursuit nous échappe toujours car construite sur un mythe: homme idéal cherche femme idéale, Clooney aime Barbie, Don Quijote chante Dulcinée, se damnant pour l'or d'un mot d'amour et d'une inaccessible étoile.  J'ai souri en lisant la description que fait Emmanuelle Pagano de cet amoureux transi qui de son assistante architecte ne voit que les doigts qui construit ses maquettes. "Elle a des doigts pour ça, si fins, si petits. Quand elle se penche sur les maisons miniatures, elle qui est déjà petite et menue semble se rétracter plus encore, comme pour habiter ces espaces réduits. Je la vois diminuer. Bientôt, je la prendrai dans ma main et je la déposerai dans le jardin minuscule." Sans imaginer une seconde qu'elle puisse rêver de tout autre chose. Quoi qu'on en ait déjà écrit, la rencontre amoureuse demeure un continent à découvrir.    
  

Lu dans:
Emmanuelle Pagano. Nouons-nous. POL. 2013. 208 pages. Extraits pp 63 et 122-123
Louisa de Groot. Le Parloir. Ed. Traces de vie. 2005. 100 pages. Extrait p.54 

03 novembre 2013

Doigts noués

"Je l'ai aimé par ses mains, immédiatement. Lui, il est le premier homme de ma vie à m'avoir serré la main, les autres, familiers ou non, me faisaient la bise."
 Emmanuelle Pagano

"Il existe tant de manières de se prendre par la main. Paume à paume, du bout des doigts, doigts serrés, crochés un à un, s'articulant doucement dans le creux tiède. Enchevêtrés. Noués. Mais le lien est fragile. On peut le rompre pour rien ou vraiment pas grand-chose, une porte à passer, un trottoir à descendre. Et là, vite, on se reprend. On se lâche aussi parce qu'il faut bien laisser l'autre s'en aller. Pour un moment ou pour longtemps."



Lu dans:
Emmanuelle Pagano. Nouons-nous. POL. 2013. 208 pages.

01 novembre 2013

Life goes on


Amour      je m'éloigne
le navire de ma vie poursuit son voyage       seul 
je guette un au revoir de la main
et ne vois qu'une image qui se brouille
sans ce feu d'artifice
étourdissant       de plaisir et d'amour
que tu suscitais en moi
et progressent les mois        interminables
s'accumulent les souvenirs    sans que tu y soies
le peu de toi qui me reste        comme une eau
s'écoule entre mes mains
pardonne-moi, mon amour      j'ai mal
mais ne puis t'emmener
comme si je te trompais
à chaque lever de soleil         au retour de la pleine lune
la vie continue        disent-ils
et moi je m'éloigne             de toi
comme s'estompe      le sepia d'une photo ancienne
   Marah        Leaving you behind

    My love, I am leaving you behind.
    The ship of my life sails on.
     I cannot wave goodbye,
     And the image I conjure of you
     Blurs in my mind without the sparkle
    Of ideas and fun and love
     That shot from you like fireworks.

     As I plod through the year
     A growing pile of memories
     Are filed without you,
     And what I hold of you
     Trickles like water from my hands.
     Forgive me, love. I ache
     But cannot take you with me.
     This betrayal is as certain
     As sunrise or the next full moon,
     Life goes on, they say,
     So I leave you behind
     And like an old photograph, you fade.


Texte superbe, écrit par une consoeur généraliste (Rutland, UK) quelques mois après le décès de son mari. "Quand les souvenirs s'estompent, l'écriture est une manière de leur redonner vie, écrit-elle en exergue, et de permettre au survivant de poursuivre sa route". 
On ne peut savoir où on va si on oublie d'où on vient, et la Toussaint qui se fête aujourd'hui est là pour nous le rappeler. Merci à Paulette Dumas pour sa superbe traduction, si sensible et magnifiant la beauté du texte anglais. 

Lu dans :
Marah. Leaving you behind. Hektoen International Journal. Volume 3, Issue 2 - May 2011. Trad. P.Dumas