31 octobre 2013

Silhouettes rassurantes

" Aucun acteur ne souhaite jouer dans le noir. Mais il ne faut pas confondre "visibilité" et "être en pleine lumière": il y a une différence entre être perçu et être vu. Décider qu'[on] va apparaître comme une silhouette plutôt qu'en pleine lumière est un choix... "
Philippe Rousselot

Dans le film de nos existences, que de présences rassurantes nous entourent, qui n'occupent pas pour autant la scène lumineuse, ayant même parfois  délibérément quitté notre horizon familier. On les appelait jadis nos anges gardiens, on peine maintenant à leur donner un nom. Modeste médecin de famille, que de fois n'ai-je été surveillé à mon insu vers la fin de mes vacances par des patients guettant la réapparition de mon véhicule, l'éclairage derrière les fenêtres, un vague mouvement derrière les rideaux. Le seul fait de savoir "qu'on est là" permet de dormir tranquille. Pour d'autres, ce sera la présence sereine d'un parent, d'un conjoint ou d'un enfant. Ou simplement la possibilité de passer un coup de téléphone en cas de coup dur. Aucune vanité, aucune vocation à jouer au sauveur mais un rappel discret que - quelle que soit notre fonction - nous interagissons les uns sur autres, contribuant à rendre la terre plus hospitalière. 


 
Lu dans:
Philippe Rousselot. La Sagesse du Chef opérateur. J.C.Béhar Editions. 2013. 112 pages. Extrait p.51

30 octobre 2013

On se cherche, papa

"Perdre un père, qu’il soit égaré ou pirate, c’est toujours quitter l’enfance."
Cali et Quarello

"Seul, assis à la table du petit-déjeuner et trempant sa tartine dans son bol de chocolat chaud, un petit garçon dirige son regard inquiet vers le bol fumant, le journal et la place vide de son père. “Ce matin, j’ai perdu mon papa”, déclare­-t­-il tout de go. Il se rend alors au bureau des papas perdus et apprend qu’il y arrive chaque jour une trentaine de papas, en plus ou moins bon état. Avec un peu de chance, les enfants viennent les chercher le jour même mais certains, paraît-il, sont là depuis la préhistoire. En atteste ce dessin d’hommes préhistoriques, barbus et poilus comme il se doit, en train de jouer aux osselets. Il y a aussi les papas qui pleurent, les papas rayés, les barbus qui mâchent des chewing-gums. Une fois par an, tous sortent en forêt. Dans la galerie de portraits proposés par Eric Veillé et Pauline Martin, on trouvera le papa qui vient de Strasbourg avec la coiffe ad hoc ou celui qui a toujours l’air de sortir du bain. Mais ce qui compte, chacun en conviendra, c’est de retrouver son papa à soi. "

Après Stromae qui cherche son papa, ce "sacré papa / Dis-moi où es-tu caché ? / Ça doit, faire au moins mille fois que j'ai / Compté mes doigts / " , deux albums pour enfants se lancent également à la recherche des papas perdus, avec des canevas différents certes mais une petite musique identique. A l'image du Grand Commandeur s'est substituée l'image estompée d'un père plus tendre, plus gauche, parfois incertain de lui-même, mais pourtant si nécessaire. Qu'il soit perdu ou pas, entre Halloween et le Jour des morts, la période est propice à ce genre d'évocation, pourquoi s'en priver? 


Lu dans:
Laurence Bertels. Au pays des papas perdus. La Libre Lire. 28 octobre 2013. p.8
Davide Cali et Maurizio A.C. Quarello. Mon papa pirate. Sarbacane. 2013. 56 pp.
Eric Veillé et Pauline Martin. Le bureau des papas perdus. Actes Sud junior. 2013. 38 pp.


28 octobre 2013

Vérité et réconciliation

"La vérité ne ramène pas les morts mais elle les libère du silence."
José Zalaquett

"Dans son livre sur la Commission Vérité et Réconciliation, Antjie Krog poétesse de langue afrikaans et journaliste à radio sud-africaine, cite cette formule lapidaire de José Zalaquett, juriste chilien et ancien président d'Amnesty International, membre de la Commission Vérité de son pays après la chute de la la dictature: "La vérité ne ramène pas les morts mais elle les libère du silence." Sans les travaux de la Commission, jamais ces activités n'auraient été révélées. La Commission Vérité a eu pour effet de montrer et de consoler, elle a su concilier vision d'avenir et regard sur le passé. (..) 
Une chasse aux sorcières n'aurait pas fait de bien à la jeune démocratie, mais la solution chilienne - une amnistie générale - n'était pas plus séduisante; des criminels endurcis auraient pu se promener en toute liberté et l'on n'aurait jamais mis sur la place publique la douleur innommable infligée à tant de victimes. Une amnistie pure et simple aurait conduit à l'amnésie, à une perte de mémoire. C'est la raison pour laquelle il a été décidé de recourir à un compromis unique en son genre. Tout individu, quel qu'ait été son rôle à l'époque de l'apartheid, pourrait obtenir une amnistie pour les crimes commis entre 1960 et 1994 à une double condition: que ses crimes aient une motivation politique et que les coupables parlent en toute franchise. Quant aux victimes, elles bénéficieraient d'une reconnaissance officielle, voire d'une indemnisation, en échange de leur témoignage devant la Commission Vérité et Réconciliation. Cette solution s'inscrit dans la tradition de la jurisprudence africaine, dans laquelle la notion de réparation prime sur celle de représailles, où la réconciliation est plus importante que le châtiment et la vérité que la vengeance."



Lu dans:
Antje Krog. La douleur des mots. Actes Sud Littérature. 2004. 416 pages.
David Van Reybrouck. Le Fléau. Actes Sud Littérature. Lettres néerlandaises. 2008. 416 pages. Extrait p.344. Traduit du néerlandais par Pierre-Marie FINKELSTEIN. Extrait page 348-350

Entendre la mer

"J'étais promeneur sur une plage souillée de détritus et d'épaves dont notre temps n'est pas chiche, quand, à l'écart, entre deux rochers battus par les vagues, j'ai découvert un coquillage d'une étrange beauté, aux couleurs irisées, changeantes comme la mer, un coquillage remonté des grandes profondeurs, non répertorié dans les nomenclatures les plus autorisées, et j'eus l'ingénuité de le porter à mes oreilles. Et me parvint, enfin, la rumeur oubliée de la mer, alors que mon ouïe défraîchie par l'érosion intérieure, ne percevait plus celle qui battait à mes pieds, non plus que les premiers ressacs enchanteurs de l'enfance, perdus à jamais dans les régions les plus inaccessibles de la mémoire : tel est le pouvoir des seuls magiciens : nous rendre à nous-même et au monde. "
Jean Carrière
          
Lu dans :
Jean Carrière. Qui êtes-vous, Julien Gracq? La Manufacture. 1986. 192 pages. Extrait p.21

27 octobre 2013

Futurs incertains

"C'est une invention étonnante, mais qui voudra un jour se servir d'un tel appareil ?"
Rutherford B. Hayes, président des Etats-Unis (1877-1881), lors de la première présentation du téléphone

Il est difficile de prédire l'avenir. Une belle histoire commençait par une amusante anecdote. Un dénommé Forain se construisit un hôtel, et y fit poser le téléphone, alors encore assez peu répandu. Il voulut l'utiliser tout d'abord à étonner le peintre Degas. Il l'invite à dîner, prévient un compère qui, pendant le repas, appelle Forain à l'appareil. Quelques mots échangés, Forain revient... Degas lui dit : "C'est ça, le téléphone ?... On vous sonne, et vous y allez !" Me reviennent une brassée de souvenirs d'un temps pas si lointain où les téléphones étaient noirs, les walkie-talkies tendance et la CB (Citizens Band) entre véhicules affaire de spécialistes. G1id2kdo ("j’ai une idée de cadeau", pour les non-initiés): un smartP HTC One animé par un processeur Snapdragon 600, cadencé à 1.7 GHz QuadCore et 2 Go de RAM poussés par un GPU Adreno 320 :)) . Avez-vous bien saisi? 

26 octobre 2013

Combien de temps?

"Il faudra une seconde pour être un peu plus grand, le temps de souffler les bougies, une minute pour s'habiller, ou se déguiser en Indien, une journée pour partir à la mer, un été pour tomber amoureux et une vie entière pour devenir vraiment grand. [..] La dernière question reste suspendue à son point d'interrogation : combien de temps pour être heureux? "
Chloé Perarnau.


Une sagesse écrite pour les gosses, que nous sommes restés? Cette nuit, il faudra une heure supplémentaire pour changer de saison.


Lu dans:
Chloé Perarnau. Combien de temps?  Actes Sud junior. 2013. 32 pp.       

25 octobre 2013

Ma vie comme une île


"N'être qu'une île dans la mer
battue par le flux des vagues qui    inlassablement   
succède au reflux
moi qui n'attends plus guère d'elles
que reflux  reflux   reflux

Aujourd'hui     à l'horizon de ma vie    c'est en vain que je scrute
cet endroit familier d'où je discernais
le sac et le ressac
sur la plage qui pour moi
maintenant sans cesse recule."


"It is well for an island of the great sea:
flood comes to it after its ebb; 
as for me, I expect
no flood after ebb to come to me.

Today there is scarcely
a dwelling-place I could recognize;
what was in flood
is all ebbing."

 
Lu dans:
Inspiré d'un poème irlandais médiéval "The lament of the Old Woman of Beare"
9ème siècle, traduit de l'irlandais en anglais par Gerard Murphy.      

23 octobre 2013

La mémoire trouble


"La mémoire est la faculté grâce à laquelle les humains interprètent l'expérience. Se souvenir, c'est réinterpréter."
James Carroll

"Mais ces images que l'on garde en mémoire, parfois toute une vie, ne sont pas que des cartes postales, avec, inscrites au verso, la date et l'identification du lieu; elles se présentent comme des assemblages, associant au visuel des impressions, des émotions, des sons, des odeurs, toute une synesthésie à chaque fois singulière. C'est grâce à ces combinaisons de sensations qu'on peut les conserver, et s'en servir à bon escient, le moment venu. Une image (mentale ou non) ne sert à rien si elle n'évoque pas un moment, un lieu, une histoire, une de ces microparcelles de vie qui semblent contenir la vie tout entière. On se souvient d'une lumière à laquelle on a confié pendant quelques secondes la totalité de son âme; restituer cette lumière, c'est toujours chercher à retrouver le moment où elle nous est apparue. Ces images résistent avec force à toute description, à toute reproduction."

La lecture crée d'étranges dialogues, parfois à quelques heures d'intervalle, mettant aux prises dans notre salon des auteurs qui paraissent se répondre, ou affiner une pensée ébauchée: dans le cas présent, Labro citant Carroll, que développe Rousselot. Je mesure chaque jour le bonheur d'avoir pareils invités à ma table. 


Lu dans :
James Carroll cité par Philippe Labro. Le flûtiste invisible. Gallimard. 2013. 179 pages. Extrait p.41
Philippe Rousselot. La Sagesse du Chef opérateur. J.C.Béhar Editions. 2013. 112 pages. Extrait p.7,8

De l'or sous nos pas

"Il y a de l'or
         dans le vert du feuillage
(..) et passe sur l'écran
        la saison des couleurs


La forêt tout entière
    veuve de son feuillage
    est trouée de lumière
    d'une touche d'été
    qui brûle
    de l'intérieur

Mes pas désapprennent
    les chemins balisés
J'aime ce désordre
    cette pagaille de feuilles
    aux tons enchevêtrés
(..)
Il y a les tout seuls
    il y a les groupés
enfin il y a moi
    seule
    mais pas esseulée."

Magie des mots écrits. On porte en soi les couleurs d'un automne flamboyant, une douceur dans l'air et dans le coeur, le rythme balancé des pas dans un tapis de feuilles aux senteurs fauves. Et soudain, on lit sous la plume d'un(e) autre, mieux que nous ne pourrions jamais le décrire, toutes ces sensations réunies.


Lu dans:
Louisa de Groot. Le Parloir. Ed. Traces de vie. 2005. 100 pages. Extraits p.24, 33, 34

21 octobre 2013

Quand le maître copie

"Plagier quelqu'un, c'est reconnaître à un travail une estime que l'on dénie à son auteur."
David Van Reybrouck

Maurice Maeterlinck, qui fut "notre" Prix Nobel de littérature en début de XXème siècle, connut des pages moins glorieuses en fin de vie. Son dernier ouvrage consacré à la vie des termites s'inspira largement, sans le citer, des travaux d'Eugène Marais, entomologiste discret né en 1871 près de Prétoria. Le plagiat de son œuvre par un auteur européen mondialement célèbre le toucha au plus profond, ce qu'il releva avec élégance: "Le célèbre écrivain belge m'a fait le grand honneur d'utiliser mes travaux, mais sans avoir la courtoisie de citer ses sources, comme il est d'usage en pareil cas". Meurtri, reconnu par ses pairs sud-africains mais guère au-delà, il nota dans ses carnets qu'"être victime de plagiat est autrement plus grave que de ne pas être reconnu sur le plan scientifique. "  Tout le monde n'a pas la chance d'être Coco Channel qui répétait: "copiez-moi, copiez-moi, j'en créerai d'autres plus belles encore." 


 
Lu dans :
David Van Reybrouck. Le Fléau. Actes Sud Littérature. Lettres néerlandaises. 2008. 416 pages. Extrait p.344. Traduit du néerlandais par Pierre-Marie FINKELSTEIN. Extraits pages 16, 139.       

20 octobre 2013

"Il y a plus grave que l'ignorance (socratique, elle avoue ses limites) : c'est de croire savoir ce que l'on ne sait pas."
Lu dans:
Pierre Sansot. Ce qu'il reste. Payot et Rivages. 2006. 201 pages. Extrait p.111

19 octobre 2013

Heureux comme un babouin

"Tout à coup, nous entendons un jappement sourd. On dirait un chien, mais ce n'en est pas un. Ils dormaient toujours au même endroit. C'est là qu'ils se rassemblaient chaque jour au crépuscule. Je lève les yeux. A moins de trente mètres de moi, je vois se détacher une silhouette dans la lumière grise au bord du rocher: le babouin. Je sors ma longue-vue: il s'agit d'un mâle presque adulte. Il jappe à nouveau dans ma direction, l'air nerveux, menaçant. Un deuxième le rejoint. Je suppose que le reste de la bande dort derrière le rebord. La tombée du jour les a réunis, comme à l'accoutumée. Ce doivent être les arrière-arrière-petits-enfants de ceux [qui furent décrits exactement au même endroit un siècle plus tôt]. (...) Alors que l'Afrique du Sud a connu le siècle le plus mouvementé de son histoire, une bande de babouins a vécu ici pendant toutes ces années. Ils ont continué à manger, à s'épouiller, à se battre, à s'accoupler, à dormir et à mourir, là dans ce coin reculé." 



Les images de Lampeduza dégagent un malaise durable, photographie instantanée d'un nouveau monde accouché dans la douleur, comme Robben Island le fut pour l'Afrique du Sud. Je liste au même moment la liste de choses à faire d'une journée du Belge lambda que je suis: des rendez-vous, quelques visites de routine, l'acquisition du dernier smartphone, immobiliser l'auto devant notre domicile ce soir de bonne heure pour ne pas nous faire chauffer la place par une voiture-ventouse, passer assez tôt au Colruyt demain pour tenter d'y trouver encore de l'Orval. A l'abri de l'extrême pauvreté, des dictatures et des horreurs guerrières d'un monde qui se déchire, ne sommes-nous devenus une bande de babouins égayés s'épouillant dans la salle d'attente? A l'image de  ce magistrat de campagne dans un roman de Coetzee contraint de s'occuper de politique alors qu'il préférerait se livrer à ses activités d'archéologue amateur dans le désert, "dorlotant sa mélancolie et tentant de déceler dans le vide du désert une acuité historique particulière." 



Lu dans :
David Van Reybrouck. Le Fléau. Actes Sud Littérature. Lettres néerlandaises. 2008. 416 pages. Extrait p.344. Traduit du néerlandais par Pierre-Marie FINKELSTEIN. Extrait page 325
J.M Coetzee En attendant les barbares. Seuil 2000. Collection : Points. 249 pages

18 octobre 2013

Ombres légères

"Se pourrait-il

que je porte en moi
le lourd fardeau
de toutes celles
qui m'ont précédée?

Toutes les femmes
tenues à l'ombre
au secret
à distance
à couvert
à l'écart
tenues sous tutelle
(..)
Se pourrait-il
qu'il y ait en moi
deux femmes ennemies?
Celle qui veut exister
et celle qui s'efface
Celle qui vous regarde en face
et celle qui s'infantilise
Celle qui se donne des choix
et celle qui s'immobilise
Femme funambule ...

Dessine droit devant toi
un point imaginaire
sur la ligne d'horizon
glisse doucement ton pas
sur le fil ténu du temps
sans peur
sans honte
sans haine
légère ... "



Lu dans:
Louisa de Groot. Le Parloir. Ed. Traces de vie. 2005. 100 pages. Extrait p.13,14.

16 octobre 2013

Notre vie sur pilotis

"Il y a en Louisiane une sorte d’autoroute qui traverse sur pilotis le lac Ponchartrain, plus de quarante kilomètres en ligne droite au-dessus de l’eau. Tôt le matin, tard le soir, c’est une destination aller et retour, vers un lieu de tournage, trente minutes à cent à l’heure. Et la première question du jour se pose en regardant la lumière et le ciel se reflétant sur l’eau, de chaque côté de la voie, « comment, de quelle manière, filmer ce paysage ? Où mettre la caméra, quel mouvement lui donner, où placer le point de fuite, la ligne d’horizon, quel filtre, quel objectif utiliser ? Comment décrire ce qu’on ne peut encore voir, comme la rive opposée cachée par l’arc de la terre, et qui fait que ce pont sur l’eau s’étire à l’infini ? ». 
Le texte est beau, et interpelle. Ne sommes-nous pas, dans le film de notre vie, sur une route toute pareille, scrutant à chacun de nos réveils la lumière d'un horizon qui se dérobe "comme la rive opposée cachée par l'arc de la terre et qui fait que ce pont sur l'eau s'étire à l'infini" ? 


Lu dans :
Philippe Rousselot. La Sagesse du Chef opérateur. J.C.Béhar Editions. 2013. 112 pages. Extrait p.6

La peinture qu'on aime

« L'art est de cacher l'art. »
Joseph Joubert.

Etrange raccourci. Entre deux visites à domicile lors de ma tournée du soir, France Inter diffuse une émission consacrée à ces toiles acquises à prix d'or par des investisseurs et aussitôt entreposées à Genève ou à Singapour dans des hangars sécurisés dont elles ne ressortiront qu'épisodiquement pour revente. Un grand nombre d'oeuvres d'art disparaissent ainsi du monde visible, négociées sur catalogue par des experts plus financiers qu'esthètes. Je laisse  l'autoradio pour examiner chez elle une patiente secouée par la toux, et découvre un coquet appartement, bric-à-brac à la Prévert aussi pittoresque que sa propriétaire. Au mur, une reproduction délavée de la Joconde, façon sixties Artis-Historia, à l'énigmatique sourire. Pour faire vrai musée, calé dans un coin du pauvre cadre, un carton sur laquelle une main maladroite a écrit: Mona Lisa. L.de Vinci. On peut certes sourire des petites gens, mais entre l'émotion ressentie à la vue d'une sous-copie de la Joconde et la dissimulation spéculative dans un bunker du port-franc de Singapour de toiles bien réelles mais devenues invisibles se déroule toute la palette du monde, et sa déraison. 
 

Entendu:
Catherine Lamour et Danièle Granet, pour le film La ruée vers l'art de Marianne Lamour (en salle le 16 octobre en France). France Inter. L'humeur vagabonde. Lundi 14 octobre 2013. 20 h. http://www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-catherine-lamour-et-daniele-granet

14 octobre 2013

Le progrès et son ombre

"Tout progrès, pour intéressant et bienvenu qu'il soit, implique toujours une perte."
 David Van Reybrouck.

Ils sont la nouvelle Afrique du Sud, mais l'ancienne est encore omniprésente, le chemin sera long. Ils ont conscience d'appartenir à une minorité de privilégiés auxquels le changement apporte réellement des améliorations concrètes et regrettent pourtant les samedis où, enfants, ils se levaient avant le jour pour attraper des oiseaux ou pour aller jouer au foot toute la journée jusqu'à ce que le ballon leur sorte par les yeux lorsqu'ils rentraient à la maison, à la nuit tombée, la peau couleur de terre. Tous bonheurs aujourd'hui supplantés par les dessins animés à la télévision. La nostalgie est inhérente à l'ascension sociale, tout passage au palier supérieur générant inévitablement, chez celui ou celle qui en fait l'expérience, un sentiment de perte par rapport à la condition précédente.
 


Lu dans :
David Van Reybrouck. Le Fléau. Actes Sud Littérature. Lettres néerlandaises. 2008. 416 pages. Extrait p.344. Traduit du néerlandais par Pierre-Marie FINKELSTEIN.

13 octobre 2013

Marcheurs solitaires

"Robinson a toujours fasciné les philosophes. L'essence de l'humanité n'est pas dans l'isolement, mais dans la rencontre. Je fais une différence entre la solitude et l'isolement. La solitude, c'est le fait d'être le seul à être soi-même et à ça, on n'échappe pas. Il faut combattre l'isolement et accepter la solitude, qui est indissociable de la condition humaine."
André Comte-Sponville

On dort
    les uns contre les autres
on vit
    les uns avec les autres
on se caresse     on se cajole
on se comprend    on se console
mais au bout du compte
on se rend compte
    qu'on est toujours tout seul au monde.
                        (Fabienne Thibeault)

Nous sommes des marcheurs solitaires qui ne nous déplaçons qu'en groupe.


Lu dans:
André Comte-Sponville. Entretien avec Gilles Bechet. Le Soir Victoires. 12 octobre 2013. p.6

12 octobre 2013

Les sons du silence

"La méditation, c'est comme une douche de silence qu'on prendrait chaque matin en laissant pour une fois les mots à distance."
 André Comte-Sponville.

J'ai testé récemment un casque Bose à réduction de bruit, impressionnant d'efficacité dans une FNAC vacarmeuse. L'alternance instantanée bruit/silence et la musique cristalline qu'il permet d'écouter réussit à faire désirer intensément l'achat (coûteux) de cet ustensile de rêve. Il ne permet pas d'acheter simultanément la méditation qui donne sa valeur à ce désert sonore. Le silence intérieur est un patient entraînement, accessible à peu de frais, qui se mérite ou se partage dans la confidence à mots comptés, et l'absence de paroles qui la suit. Lors d'un séjour déjà lointain dans le temps (que j'associe dans ma mémoire à la chute du mur de Berlin et au vacarme assourdissant qu'il créa pour l'équilibre de la planète) je fis un court séjour dans les mouroirs de la mère Thérèse à Calcutta. Assis en tailleur dans la grande chapelle de la Circular Road où se célébrait le premier office du matin, fenêtre ouvertes pour assurer la ventilation et envahie par les bruits d'un trafic extérieur épouvantable, je me laissai envahir par le silence d'une communauté qui intériorisait  la journée à venir. Trois cent personnes assises comme moi partageaient ce moment gratuit d'une valeur inestimable. Le silence vient de l'intérieur de l'être et se dilate en lui, avec ou sans casque à réduction de bruit. 



Lu dans:
André Comte-Sponville. Entretien avec Gilles Bechet. Le Soir Victoires. 12 octobre 2013. p.6

11 octobre 2013

La cérémonie des adieux

"Nous ne savons plus nous acquitter de la cérémonie des adieux. Nous possédions autrefois une maison familiale au bord du Lot. Fin septembre, nous la fermions, nous en fermions les volets, nous la rendions au silence, à un hiver sans doute rude, à la brume du Lot qui l'envelopperait dès le mois d'octobre. Nous la retrouverions quelque peu transie au mois de juin prochain. Avant de l'abandonner, je m'avançais le long du perron. Je m'approchais du fleuve, mélancolique, recueilli, ému, parcourant du regard tous ces mois où nous serions séparés l'un de l'autre. "
P. Sansot
Lu dans:
Pierre Sansot. Ce qu'il reste. Payot et Rivages. 2006. 201 pages. Extrait p. 136

10 octobre 2013

La nouvelle richesse

«Vous avez besoin du trou, pas de la perceuse ; d’une projection, pas d’un DVD; de déplacements, pas d’une voiture ! »
Rachel Botsman


Assiste-t-on au passage progressif d'un âge de la propriété vers un âge de l’accès, où la possession matérielle d'un objet se verrait supplantée par la seule satisfaction de pouvoir en jouir? L'utilisation de logiciels en ligne, en permanence mis à jour, sans qu'il soit nécessaire de les installer sur son PC, en est un indice conforté par bien d'autres: le succès des vélos-lib, du car-pooling genre Cambio, des mises en location durant ses vacances de son appartement ou de sa maison, du time-sharing, voire des places de parkings en ville utilisées en alternance jour-nuit comme le tente une administration communale. Le mouvement touche jusqu’à l’épargne : plutôt que de la laisser dormir sur un compte, des particuliers se la prêtent en contournant les banques. "La richesse réside bien plus dans l’usage que dans la possession" notait Aristote.  La crise, en contraignant les gens à la débrouille, provoquera-t-elle un sursaut de créativité et de confiance mutuelle susceptible de faire naître ce phénomène de la consommation collaborative?  Rien n'interdit d'essayer. Un article récent du Monde diplomatique prolonge cette réflexion 


Lu dans:
Rachel Botsman et Roo Rogers, What’s Mine Is Yours : How Collaborative Consumption Is Changing the Way We Live, HarperCollins, Londres, 2011  ; Lisa Gansky, The Mesh : Why the Future of Business Is Sharing, Portfolio Penguin, New York, 2010.
Martin Denoun et Geoffroy Valadon  Posséder ou partager ? Le Monde diplomatique. Octobre 2013. p.3

08 octobre 2013

"Le véritable analphabétisme n'est pas dans l'incapacité de lire et d'écrire, mais dans l'inaptitude à créer."
Hyaku-sui

Entre fuite et rejet

"Nous sommes sans domicile fixe, le monde entier est sans abri si nous ne parvenons pas à nous sentir chez nous avec les autres."
Jens C Grondahl
La semaine passée lors d'une visite j'ai croisé en rue un couple, la femme était entièrement voilée, visage dissimulé. Ma surprise témoigne de la proportion ténue de ce port de la burka intégrale dans nos quartiers pourtant fort hétérogènes de longue date: le cas demeure aussi rare que de voir un chien à trois pattes. On oscille pourtant à ce moment entre deux réactions simultanées, le rejet et la fuite. Ou l'acceptation de nos différences, mais jusqu'où? L'impression de fragilité de nos équilibres de vie face à ces nouvelles situations prend sa source dans la totale perte de repères au quotidien, alors que nous croyions nos rues, nos placettes, nos voisins immuables, et pour toujours. Les voisins proches sont morts, ou ont déménagé vers des régions plus typées, les terrasses autour de nous résonnent d'idiomes que nous ne comprenons guère, parfois de chants; les fumets ne sont plus ceux du barbecue bleu-blanc-belge, les visages nous sont à peine connus. La tentation nous guette d'adopter l'expression féroce de Sébastien Marx, journaliste et comédien américain établi en France définissant le "con" utilisé couramment par les Français comme "tout autre personne qui n'est pas moi". Je n'en ferai pas la mienne.



Lu dans:
Jens Christian Grondahl. Les complémentaires. Gallimard. 2013. 236 pages. 

07 octobre 2013

Sagesse de la transmission

"La transmission de quelques objets modestes , témoins silencieux de leur affection. Ils en usèrent dans la vie de tous les jours sans trop les renouveler. Ils portèrent l'empreinte de leur souci à vivre, à nous alimenter, à nous protéger de la faim, du froid. Une certaine manière de tendre les draps, de disposer les couverts prolonge, dans notre mémoire, leur vie.  Nous ne saurions dissocier leur être et leurs manières de nous apparaître : en ce qui concerne mon père, un béret dont il ne se séparait jamais. "
Pierre Sansot


 
Lu dans:
Pierre Sansot. Ce qu'il reste. Payot et Rivages. 2006. 201 pages. Extrait p. 134

05 octobre 2013

Rêves d'étoiles

"Un être humain ramène des histoires à raconter, pas un robot."
Frank De Winne

Alors que les robots parcourent Mars, est-il encore nécessaire d’y envoyer des êtres humains au risque de ne pouvoir assurer leur retour comme l'envisage crûment une agence spatiale privée ? Comme le souligne non sans humour Frank De Winne, notre deuxième spationaute belge après Dirk Frimout et premier commandant européen de la station spatiale internationale,  "c’est un projet qui peut poser des problèmes éthiques. Comme agence spatiale, nous portons des valeurs fortes. Nous voulons prendre soin de nos astronautes, nous oeuvrons pour l’humanité mais aussi avec humanité. (..) L’exploration spatiale est une activité à risques, mais notre objectif est de revenir sauf et en bonne santé, en minimalisant le danger. Il me semble qu’offrir sa vie à coup sûr est un prix très élevé à payer pour accomplir cette exploration".

Il n'empêche que l'exploration humaine de la planète rouge demeure un défi pour le XXIème siècle, démarche essentielle "parce qu’une société qui s’arrête d’explorer et de chercher est une société qui n’avance plus. Les civilisations qui ont arrêté d’explorer ont toutes disparu plus ou moins rapidement."   Rover, le robot qui a précédé Curiosity, a parcouru en cinq ans moins de kilomètres que les astronautes d’Apollo 17 en deux semaines. La machine humaine est plus complexe, elle regarde un panorama là où le robot ne regarde qu’où on lui dit de regarder. L’être humain peut apporter des données très complexes. Et puis, cela nous sert aussi à nous projeter aux côtés de cette exploration. Un être humain ramène des histoires à raconter, pas un robot. 

On croit entendre le rire en grelot du Petit Prince : "-Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j'habiterai dans l'une d'elles, puisque je rirai dans l'une d'elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire!" Et il rit encore. "-Et quand tu seras consolé (on se console toujours) tu seras content de m'avoir connu. Tu seras toujours mon ami. Tu auras envie de rire avec moi. Et tu ouvriras parfois ta fenêtre, comme ça, pour le plaisir... Et tes amis seront bien étonnés de te voir rire en regardant le ciel. Alors tu leur diras: "Oui, les étoiles, ça me fait toujours rire!" Et ils te croiront fou. Je t'aurai joué un bien vilain tour... "
 
Lu dans:
Frank De Winne. Ce siècle verra l’homme sur Mars. Propos recueillis par Frédéric Soumois. Le Soir 4 octobre 2013. Extrait p. 6
Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince. Project Gutenberg. http://gutenberg.net.au/ebooks03/0300771h.html

03 octobre 2013

Poussières entre ombre et lumière

"... la poussière qui s'était accumulée sur les meubles, qui jonchait le sol, qui naissait des vêtements que j'examinais, qui m'emplissait les poumons et provoquait un début de conjonctivite. . (..) [Alors que] pour moi, qui fus un enfant du Lot-et-Garonne, la poussière était associée à celle que je soulevais à vélo du côté de Sainte-Livrade ou de Villeréal. Je la faisais naître du chemin à la manière d'un cheval blanc et fougueux. "
Pierre Sansot

Revient en mémoire l'ancestrale "toi qui es poussière". Vers laquelle des deux nous imaginons-nous retourner? 

Lu dans:
Pierre Sansot. Ce qu'il reste. Payot et Rivages. 2006. 201 pages. Extrait p. 139
 «Je suis très connu, mais personne ne le sait...»
Jean-Philippe Toussaint

Lu dans:
Nue, par Jean-Philippe Toussaint, Minuit, 170 p. 

02 octobre 2013

Sagesse de Dante

" Mais le temps est venu pour nous de suivre Dante, que guida si bien Virgile dans les méandres de l'après-vie. Le temps est venu de quitter les Enfers. «Et de là nous sortîmes à revoir les
étoiles'. »
' Dante, La Divine comédie, L'Enfer, chant XXXIV.



Lu dans:
Lucien Jerphagnon. C'était mieux avant ... Texto 2007  250 pages. Extrait p 170