30 septembre 2013

Les objets de rien des gens de peu

"Ils avaient fait leur temps. Nous les avions rangés dans un grenier ou une pièce inoccupée ou encore nous les avions accompagnés sans scrupule jusqu'à une décharge. Et voilà qu'ils resurgissent dans l'allégresse et qu'ils bénéficient d'une seconde vie. Ils sont tous là en ordre de bataille, la plupart écorchés par leur vie antérieure, et hors d'usage ou encore bons pour une société qui n'a plus cours: un moulin à café alors que les machines ont rendu leur usage inutile, des lames de rasoir, celles qui coupent le visage de celui qui en use, des brocs destinés à la toilette du matin comme si les salles de bains n'existaient pas, des tubes de dentifrice marque « Colgate ». (..) J'aperçois des diplômes, celui du certificat d'études ou du brevet élémentaire. L'acheteur sera-t-il un être inculte qui se prévaudra d'un savoir qu'il ne possède pas ou bien les montrera-t-il à un enfant qui se gaussera à la vue de ses papiers dont il ne saura que faire? Tout ce petit monde vit à plat, modestement, résigné à s'étaler à même le trottoir et à subir les outrages d'un public distrait. Si on leur donnait la parole, ils voudraient revendiquer, manifester de la fierté, une fierté outragée: «Que croyez-vous, ma chère madame, autrefois j'ai mouliné un excellent café dont l'arôme excitait une famille mal réveillée».
Pierre Sansot. Ce qu'il reste.

La consultation est terminée depuis une heure, et ma tête bourdonne encore des récits de tous ces "gens de peu" qui font notre quotidien, et ma vie professionnelle. La description que me fait Pierre Sansot des multiples objets de brocantes des rues de nos cités compose le meilleur des décors à ce qui est devenu mon quotidien, une pratique médicale du "presque rien" qui se révèle souvent une rencontre permanente du presque tout, d'existences souffrantes égrenant les pathologies les plus diverses et les plus réelles, tellement intriquées dans la pauvreté de moyens disponibles  qu'on ne sait guère par quel bout en dévider l'écheveau. "Au-delà du marchandage, ce sont des histoires de vie qui sont en jeu - non point ces histoires commémorées reproduites à grand spectacle mais des vies authentiques, silencieuses, accomplies dans la douleur et dans la joie, qui se sont brisées avec un décès, un héritage, une succession difficile. Les uns et les autres parlent d'abondance puis se taisent quand ils prennent conscience d'un néant qui fait effraction sur une rue banale et auquel ils ont été associés brutalement et dans lequel, un jour, ils seront immergés. Enfin, vient le moment de fixer le prix: là encore je découvre une visée démocratique dans ce rassemblement qui contient des objets d'une inégale valeur et qui se côtoient fraternellement en dehors d'une quelconque valeur marchande."
Quand la médecine rencontre les brocantes, on peut s'entendre.

Lu dans:
Pierre Sansot. Ce qu'il reste. Payot et Rivages. 2006. 201 pages. Extraits p. 39, 43-45

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