04 septembre 2013

La longue marche

"Ce qu'on ne soupçonne guère, lorsqu'on marche ainsi tout au long d'un itinéraire de fortune, c'est qu'on suit rarement jusqu'au bout le chemin élu parmi d'autres. Toujours quelque chose - ou quelqu'un - apparaît qui vous détourne de votre but."
Jacques Lacarrière

"La carte n'en montre qu'une. Laquelle prendre? A Lettenbach, j'avais demandé mon chemin à deux femmes qui plumaient des volailles devant chez elles. « Continuez, me dit l'une d'elles, C'est tout droit. » Mot fatal! Tout droit. Derrière ce mot si simple se cachent deux façons lotalement contradictoires de concevoir la marche, deux visions inconciliables du cheminement. Car il signifie ou bien tout droit en direction, c'est-à-dire en allant le plus possible dans la direction choisie, quel que soit le chemin, ou bien tout droit en restant toujours sur le même chemin, même s'il tourne, retourne ou revient en arrière, autrement dit quelle que soit sa direction. Savoir à quelle « école» appartient celui qui vous renseigne est tout l'art de la marche. Le premier point de vue, qui semble le plus logique (le point de vue que j'appellerai directionnel), est en réalité un point de vue abstrait de citadin, aussi peu réaliste que la notion à vol d'oiseau, reposant sur l'absurde axiome que les oiseaux volent toujours tout droit. Car souvent les obstacles naturels vous empêchent de progresser ainsi. « L'école directionnelle » tend à nier le paysage, à supprimer les monts et les vaux, à faire de vous cet oiseau imaginaire volant selon les principes d'Euclide, par le vol le plus court d'un arbre jusqu'à un autre. Le paysan, disons le rural, appartient à la seconde école. Raisonnons simplement: la direction et les tournants importent peu dès l'instant où un chemin vous mène exactement où l'on veut aller. Ne jamais le quitter (même si un autre paraît vous mener plus vite), le sentir à ses pieds comme un fil d'Ariane, le suivre aveuglément (mais en gardant les yeux ouverts), voilà ce que veut dire: tout droit."   

.. ou comment une longue marche permet d'entamer une lente réflexion sur sa propre existence. 

Lu dans:
Jacques Lacarrière. Chemin faisant. Le Livre de Poche 5105. Fayard 1977. 317 pages. Extrait page 33  

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